Elle fixa un profond regard sur Juliette qui baissa la tête.
– Voyons, dit-elle, tu me caches quelque chose…
– Madame…
– Je ne sais quelles idées me pénètrent… mais il me semble que tu es ici… tiens… pour me trahir!… Ton trouble, tes étranges conseils…
Juliette poussa un cri, cacha son visage dans ses deux mains et tomba à genoux.
– Ah! s’écria Jeanne au comble de l’épouvante, je ne me trompais donc pas!…
– Madame, sanglota Juliette, vous voyez bien que je ne vous trahis pas!… puisque je cherche à vous sauver!…
– Me sauver!… Suis-je donc menacée?…
– Madame, fit Juliette en se relevant et en jetant un regard désespéré sur la pendule, par grâce, par pitié, laissez-moi vous habiller… Vous m’interrogerez après… je vous dirai tout!…
Jeanne, stupéfaite et terrifiée, vit alors Juliette se précipiter vers le cabinet de toilette et en revenir avec un costume de ville et un manteau.
Fébrilement, avec des maladresses de hâte mais non de science, la femme de chambre se mit à habiller Jeanne qui se laissa faire en silence.
– Neuf heures! dit alors Juliette. Heureusement, nous avons encore une heure devant nous…
Jeanne, à ce moment, était complètement habillée, prête à sortir.
– Parle, maintenant, dit-elle avec une angoisse qu’elle ne parvint pas à dompter complètement.
– Pas ici, madame, pas ici!… En bas, je vous en supplie…
– Mais pourquoi…
– Pour que vous soyez sûre de pouvoir vous sauver!… Venez, venez, madame!… De grâce, ayez confiance en moi, puisque pour vous, je trahis ceux qui m’ont envoyée…
Jeanne, croyant rêver, se laissa entraîner par Juliette qui pénétra dans le petit salon du rez-de-chaussée.
Tremblante et sûre désormais que quelque guet-apens avait été organisé contre elle, Jeanne se laissa tomber dans un fauteuil.
Juliette, malgré le froid du dehors, ouvrit la porte-fenêtre.
– Que madame m’attende un instant, dit-elle en s’élançant dans le jardin.
Quelques minutes plus tard, elle reparut en disant:
– Maintenant, je respire!… J’ai été tirer les verrous de la petite porte; j’ai mis la clef dans la serrure, et madame pourra fuir quand il lui plaira… dès maintenant, si elle veut…
– Je ne m’en irai pas sans savoir de quoi il s’agit, dit Jeanne avec une fermeté qui fit frissonner Juliette.
Celle-ci jeta un coup d’œil furtif à la pendule.
Son rôle, à ce moment, devenait excessivement difficile et périlleux:
Il s’agissait de décider Jeanne à fuir, mais il fallait en même temps que la fuite n’eût pas lieu avant dix heures…
Il fallait gagner du temps, et pourtant il ne fallait pas dépasser l’heure.
Juliette, en un instant, eut calculé son affaire et établi ses batteries…
– Madame, fit-elle tout à coup, je vous ai trompée: je ne suis pas la sœur de Suzon…
– Mais Suzon elle-même a dit…
– Suzon a menti comme moi, elle est complice comme moi, elle a été payée comme moi!… Ah! les gens qui vous en veulent ont bien tout calculé, allez!…
– Qui sont ces gens qui m’en veulent? demanda Jeanne en s’efforçant de garder tout son calme.
– Des ennemis du roi! répondit Juliette.
Cette fois Jeanne ne put retenir un cri d’angoisse.
Qu’elle fût menacée elle-même, elle ne s’en inquiétait que juste assez pour se mettre en état de défense.
Elle était naturellement brave.
Son caractère entreprenant et romanesque ne répugnait pas aux aventures, même dangereuses.
Mais le roi! le Bien-Aimé!…
Elle frémit de terreur à la pensée qu’il était menacé et que peut-être elle ne pouvait rien pour le sauver.
– Explique-toi! dit-elle d’une voix altérée. Ou plutôt, réponds clairement à toutes les questions que je vais te poser. Et ne mens pas, surtout! Sinon, dussé-je te tuer de mes mains…
– Madame, je ne mentirai pas, je le jure! s’écria Juliette. D’ailleurs, pourquoi mentirais-je?… Si j’avais voulu vous perdre, je n’avais qu’à jouer mon rôle jusqu’au bout et laisser faire!…
– C’est juste! dit Jeanne.
Juliette eut un sourire de joie qu’elle dissimula en baissant la tête.
– Tu seras dignement récompensée, reprit Jeanne. Mais voyons. Tout d’abord, qui sont les gens dont tu parles?
– Je ne les connais pas. Ce sont des gentilshommes. Voilà tout ce que je puis dire.
– Des félons!… Pourquoi est-ce toi et non Suzon qu’ils ont chargée de me perdre?
– Parce que Suzon a eu peur. Elle a accepté de s’en aller, de laisser la place libre, mais elle n’a pu se décider au rôle qu’il fallait jouer, parce qu’elle a eu peur, je vous le répète…
– Peur de quoi?
– Que le coup ne réussisse pas. Et alors, non seulement votre colère, mais encore la vengeance du roi étaient à redouter. Bref, moyennant une grosse somme d’argent, elle a simplement consenti à s’en aller, sous prétexte d’un congé qu’elle vous demanderait, et à laisser agir une autre plus hardie qu’elle…
– Et cette autre, c’est toi?
– Oui, madame! fit Juliette pourpre de confusion.
– Eh bien, que devais-tu faire?…
– Je devais pousser madame à se coucher de bonne heure, afin que vers dix heures, elle fût endormie…
– Et alors?…
– À dix heures, les gens en question doivent venir frapper à la porte… et je dois leur ouvrir.
– Ensuite?…
– Je ne sais plus rien de précis, madame. Seulement j’ai cru comprendre à force d’écouter…
– Voyons… qu’as-tu compris?… Hâte-toi!… Car voici dix heures qui approchent!…
– Eh bien! voici: on devait s’emparer de madame.
On devait, par menaces et au besoin par violences, la forcer d’écrire à Sa Majesté… Jeanne frissonna.
– Alors, le roi, sur la lettre de madame, serait accouru ici… et… je ne sais plus!…
– Oh! mais je devine, moi! murmura Jeanne atterrée. C’est un guet-apens contre Louis!… Oh!… comment le prévenir!…
À ce moment, on frappa à la porte extérieure de la maison, assez discrètement, en somme.
– Les voici! fit Jeanne. Vite, préviens qu’on n’ouvre pas!
– C’est fait, madame! Décidée à vous sauver, j’ai pris mes précautions en conséquence. J’ai fermé à l’intérieur à double tour… et voici la clef!…
En même temps, Juliette jeta sur la table la clef qu’elle venait de tirer de sa poche.
– Que faire? murmura Jeanne; que faire?…
– Fuir, madame! Fuir sans perdre un instant… Entendez-vous?… On frappe plus fort… Ils s’étonnent que je n’ouvre pas!… Mon Dieu!… Peut-être vont-ils essayer de passer par le jardin… Fuyez, madame, fuyez… Dans un instant, il sera trop tard!…
– Eh bien, oui, fuir!… et prévenir le roi!…
– Venez! venez!…
Juliette, comme dans un moment d’égarement, saisit Jeanne par le bras, au moment où on frappait encore au dehors, et l’entraîna dans le jardin.
Devant la petite porte, elle s’arrêta toute tremblante…
– Attendez, madame… je vais m’assurer que vous n’avez rien à craindre de ce côté-ci.
– Tu seras royalement récompensée, dit Jeanne.
Juliette avait entr’ouvert la petite porte et jeté un rapide regard sous les quinconces.
– Personne, murmura-t-elle. Fuyez, madame…
Jeanne franchit la porte.
– Et toi? fit-elle alors tout à coup. Viens avec moi!…
– Fuyez! fuyez donc! dit Juliette pour toute réponse.
Et aussitôt, rentrant dans le jardin, elle repoussa la petite porte, la ferma à double tour et mit les verrous…
Alors, haletante d’une émotion qui cette fois n’était pas simulée, elle attendit un instant, jusqu’à ce qu’elle eut entendu sur le gravier les pas de Jeanne qui s’éloignait, légère et rapide…
Puis, elle rentra dans la maison et appela Nicole.