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– Qu’avez-vous à me regarder ainsi? Êtes-vous folle? reprit Juliette. Quand ma sœur va rentrer…

– Votre sœur! balbutia la cuisinière suffoquée.

– Suzon! Mais vous tombez des nues?…

– Ah! Mlle Suzon est votre sœur?…

– Oh! a-t-elle la tête dure! Suzon me l’avait bien dit en venant me demander de la remplacer ici pour deux jours!… Allons, allons, dame Catherine, à l’ouvrage!… Et songez que si je suis contente de vous pendant ces deux jours, j’ai une belle pièce de soie à votre service…

Ces paroles amenèrent un large sourire sur les lèvres de dame Catherine qui, revenant peu à peu de sa stupéfaction, murmura:

– Comme ça, vous remplacez Mlle Suzon?… Si le maître le savait!…

– Ah ça!… interrompit Juliette en grondant, et Nicole? Et Pierrette?… Où sont-elles, ces paresseuses!…

Elle sortit de la cuisine et gagna la chambre où couchaient les filles de service.

Pierrette témoigna la même stupéfaction que Catherine. Mais Nicole ne parut pas autrement étonnée, et, sur un signe que lui fit Juliette, suivit la nouvelle femme de chambre dans le petit salon.

– Suzon t’a prévenue? fit-elle alors.

– Oui, madame…

– Il y a cinq mille livres pour Pierrette et autant pour toi, si vous êtes intelligentes et dévouées.

– Que faut il faire? demanda Nicole dans un empressement qui prouvait qu’elle ne demandait pas mieux que de gagner la somme.

– Tout simplement ouvrir à celui qui viendra heurter à la porte un peu après minuit. D’ici là, que l’on frappe, que l’on heurte, que l’on crie, que l’on menace, ne pas ouvrir.

– Ouvrir à minuit, bien! dit Nicole. Et après?…

– Après? Éteindre toute lumière dans l’escalier, et conduire celui qui viendra jusqu’à la chambre de madame…

– C’est facile, dit Nicole. Mais si je suis chassée par madame?

– Ne t’en inquiète pas: madame ne te chassera pas, au contraire! Mais enfin, si cela arrivait, tu entrerais au service de Mme de Rohan, et le jour où tu sortirais d’ici, tu recevrais cinq mille autres livres, ce qui te ferait dix mille. Acceptes-tu? Hâte-toi…

– J’accepte, dit Nicole résolument.

– Bien, ma fille. Va-t’en donc à l’office et empêche tout bavardage inutile. Tu peux dire que tu m’as souvent vue avec Suzon, ma sœur… Voici madame qui appelle…

Juliette s’élança dans l’escalier et pénétra aussitôt dans le grand salon où Jeanne, à demi étendue sur un canapé, rêvait, un livre à la main. Jeanne considéra attentivement Juliette qui supporta l’examen sans brocher.

– Vous êtes la nouvelle femme de chambre? demanda-t-elle.

– Oui, madame. Et j’espère que vous n’aurez pas lieu de regretter ma sœur.

– Ah! Suzon est votre sœur?

– Oui, madame; cela se voit d’ailleurs; nous avons même taille, au point que j’ai pu mettre sa robe, comme madame peut voir… car Suzon m’avait prévenue que madame était difficile pour le costume de ses filles de chambre…

– Suzon m’a dit qu’elle serait absente trois ou quatre jours, reprit Jeanne.

– Oui, madame, c’est pour une affaire que nous avons dans notre pays, près de Chartres. Et comme elle est plus au fait que moi…

– C’est bien ce que Suzon m’a dit, murmura Jeanne. Et pourtant… où ai-je vu cette figure… ces yeux?… J’éluciderai cela demain matin… Comment vous appelez-vous? reprit-elle à haute voix.

– Julie, madame.

– Eh bien! pour ne pas changer les habitudes de la maison, je vous appellerai comme votre sœur: Suzon.

– Si cela convient à madame…

– Oui. Donc, Suzon, ma fille, je me sens fatiguée. Je ne souperai pas. Dans une demi-heure, tu me monteras une tasse de lait, et puis, tu viendras me coucher…

Jeanne, dès cette époque, souffrait en effet de ce mal d’estomac dont elle devait être torturée toute la vie.

Devant l’ordre qu’elle venait de recevoir, Juliette demeura atterrée.

Si Mme d’Étioles se couchait tout de suite, le plan si méticuleusement élaboré s’écroulait…

Jeanne remarqua la pâleur soudaine qui avait envahi le visage de la nouvelle femme de chambre.

– Eh bien! dit-elle, qu’as-tu donc, Suzon?…

– Rien, madame, rien… fit Juliette qui se hâta de disparaître.

– Voilà qui est assez étrange, pensa Jeanne. Il me semble… que je pressens… je ne sais quelle trahison!… Et Louis qui ne vient pas!… Louis que j’attends en vain!… mortelles journées d’alarmes!… Que fait-il?… Pense-t-il à moi?…

Jeanne oubliait que le roi avait juré de n’entrer dans cette maison qu’appelé par elle!

Elle se trouvait dans un singulier état d’esprit.

Le billet qu’avait reçu le roi et qui, comme on l’a vu, lui avait été envoyé par M. Jacques, ce billet, en somme, ne mentait pas… Jeanne s’ennuyait!…

À se voir si bien obéie, elle éprouvait un dépit qui l’énervait; et si Louis XV avait compté sur cet état de nervosité où l’attente jetait Jeanne, il avait à coup sûr agi en habile homme.

Mais le roi n’en avait pas pensé si long: tout simplement, il n’osait pas!

Et alors que Jeanne se plaisait à lui prêter les plus brillantes qualités de hardiesse, le roi n’était au fond qu’un bon bourgeois assez timide en amour, aimant de préférence les intrigues faciles, et redoutant pour sa paresse la nécessité d’un effort.

Jeanne, de cette tournure d’esprit, n’avait aucune idée.

– Je l’ai peut être trop durement traité! songeait-elle cent fois par jour en pleurant. Lui qui m’aime tant!… J’ai été cruelle, injuste… Ô mon roi, mon beau roi, pardonne-moi… pardonne à ton amante!

Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’elle reçut tout à coup de Suzon la demande de s’absenter.

Jeanne consentit facilement. Peut-être était-elle enchantée de voir un nouveau visage.

Suzon lui déplaisait; elle la trouvait sournoise; elle lui avait surpris des sourires qui l’avaient fait rougir…

Jeanne était donc favorablement disposée pour la nouvelle venue, quelle qu’elle fût.

Mais maintenant qu’elle avait vu Juliette, une vague inquiétude s’infiltrait peu à peu dans son esprit…

L’émotion manifestée par la nouvelle femme de chambre avait redoublé cette inquiétude.

Pourquoi cette émotion, cette pâleur?

Et surtout, comment se faisait-il que cette femme ressemblât d’une façon si frappante à une personne déjà vue sûrement?…

Où avait-elle vu cette personne qu’évoquait le visage de Juliette?…

Elle ne savait. Et le souvenir de la fête de l’Hôtel de Ville ne se présenta pas à son imagination.

Jeanne finit par écarter ses pensées qu’elle jugeait importunes, et, de toutes ses forces, appela l’image du roi.

La pendule, en sonnant huit heures, l’arracha brusquement à ses rêveries.

À ce moment, Juliette entra… Elle semblait plus émue que tout à l’heure encore… plus qu’émue: bouleversée.

Elle déposa sur un guéridon la tasse de lait que Jeanne but d’un trait en l’examinant du coin de l’œil…

– Voyons, fit alors Jeanne en se levant, viens me déshabiller, Julie…

Juliette suivit Jeanne dans la chambre à coucher.

– Madame, fit-elle tout à coup d’une voix tremblante, vous voulez donc déjà vous mettre au lit?

– Mais oui, ma fille, fit Jeanne étonnée de la question et surtout du ton de terreur avec lequel elle était faite.

– Madame, reprit Juliette… si j’osais…

– Quoi donc?… Mais sais-tu que tu me fais peur! Parle, voyons… Que veux-tu oser?…

– Vous donner un conseil, madame!…

– Eh bien, donne-le, ton conseil! Que de précautions! Quelle fille extraordinaire!…

– Madame, si vous m’en croyez, vous ne vous coucherez pas, fit Juliette comme si elle venait de prendre une résolution soudaine.

– Deviens-tu folle? fit Jeanne qui sentait son inquiétude grandir de minute en minute. Pourquoi ne me coucherais-je pas, si j’ai sommeil?

– Et même, continua Juliette sans répondre, si j’étais à la place de madame, non seulement je ne me coucherais pas… mais encore… je m’habillerais comme pour sortir!…

Jeanne sentit son inquiétude se transformer en terreur.