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XXII LA MAISON DU CARREFOUR BUCI

Le 7 décembre de cette année-là fut une journée d’un froid exceptionnel. La Seine charria des glaçons; les ruisseaux qui coulaient au milieu de beaucoup de rues furent gelés. Vers le soir, cependant, la température parut se radoucir, et la neige tomba en grande abondance.

C’était quelques jours après la célèbre fête de l’Hôtel de Ville.

Que faisait et pensait Jeanne?…

Que voulait le roi?…

C’est ce que le lecteur va apprendre, s’il lui convient de suivre avec nous un homme qui, enveloppé d’un vaste manteau d’hiver, le col relevé par-dessus les oreilles, marchait aussi vite et aussi gravement qu’il pouvait le faire sans glisser.

Il ne cessait de maugréer et de grommeler des mots sans suite. Devant chaque cabaret qu’il rencontrait, il s’arrêtait un instant comme s’il eût hésité. Puis il poussait un soupir et se remettait en marche.

Il parvint ainsi au carrefour Buci et, pénétrant aussitôt dans une vieille maison à trois étages, il commença à monter tout en pestant et en soufflant fortement.

Parvenu au troisième, c’est-à-dire au dernier étage, il se trouva en présence d’un escalier plus étroit, sorte d’échelle, plutôt, le long de laquelle on se hissait au moyen d’une corde graisseuse…

Sans hésiter, l’homme entreprit l’ascension périlleuse de ce chemin qui, s’il ne menait pas au ciel, menait tout au moins au grenier de la maison.

Et lorsqu’il se trouva enfin devant la porte de ce grenier, il souleva le loquet sans frapper, entra, poussa un profond soupir de soulagement, et, se débarrassant de son manteau, montra la figure truculente et rubiconde de maître Noé Poisson.

C’était, en effet, le digne pochard.

Et ce grenier dans lequel il venait de pénétrer, c’était l’appartement de M. Prosper Jolyot de Crébillon, l’auteur d’Électre, de Rhadamiste et Zénobie, d’Atrée et Thyeste, le poète qu’une injuste postérité a condamné à l’oubli et qui, dans certaines parties de son œuvre, s’est haussé jusqu’à Corneille.

Peut-être le lecteur curieux voudra-t-il bien supporter, en quelques lignes qui lui demanderont une minute de son temps, la description de ce grenier qui nous a demandé, à nous, de longues journées de recherches.

Il donnait sur les toits par une misérable fenêtre à tabatière.

La pièce, assez grande, était mansardée à partir de son milieu. Les murs en étaient couverts d’une couche de chaux qui disparaissait elle-même sous un nombre extraordinaire d’estampes, d’eaux-fortes, de dessins, au fusain et au pastel.

Le pan de gauche était occupé par un lit en forme de bateau et à roulettes.

À droite, la muraille était cachée par des planches qui supportaient trois ou quatre cents volumes: la bibliothèque du poète, avec, au premier rang, l’œuvre complète de Rabelais, de Villon, d’Etienne Jodelle, de Corneille, Racine et de La Fontaine.

Sur ces volumes, les uns couchés, les autres debout, traînaient des pipes de toutes formes et de toutes matières, en bois, en terre, en verre même.

Devant la fenêtre, une grande table en bois blanc dont un bout servait de bureau de travail et était encombré de papiers, cahiers, livres, pipes, pots à tabac, et dont l’autre bout servait de table à manger et supportait une miche de pain, un verre, un reste de jambon sur un papier et surtout d’innombrables bouteilles – toutes vides, hélas!

Il y avait dans ce grenier une cheminée délabrée, mais il n’y avait pas de feu dans la cheminée. Par contre, la tablette en bois supportait encore une collection de pipes et une quantité énorme de vieilles plumes d’oie, car le poète avait la manie de conserver ses plumes.

Ajoutons à la nomenclature de ce mobilier plus que sommaire deux fauteuils dont l’un, assez beau, était couvert d’une étoffe à ramages, et trois chaises dont pas une n’eût tenu debout si elles n’eussent été appuyées au mur.

Voilà quel était le logis de Crébillon.

Mais ce qui lui donnait un aspect spécial, ce n’était ni l’âcre fumée de tabac qui le remplissait, ni son apparence misérable et cocasse à la fois: c’était la quantité de chiens et de chats qui pullulaient sur le mauvais tapis jeté en travers des carreaux dérougis.

Il y avait bien là une douzaine de chats, maigres, pelés, avec des yeux luisants, et autant de chiens, des toutous, des caniches, des bouledogues, des loulous, et tout ce monde miaulait, jappait, aboyait, jouait, se roulait et faisait très bon ménage.

Tous ces chats et ces chiens étaient les enfants trouvés du poète.

Pauvre comme Job, Crébillon ne pouvait pas voir un chien errer sans maître, crotté, famélique, dans la rue, sans le ramasser et l’emmener dans ce qu’il appelait son hospice!…

Crébillon vivait là-dedans, fumant et récitant à tue-tête les vers de ses tragédies…

Lorsque Noé Poisson entra, le poète était enveloppé d’une sorte de robe de chambre qui, en réalité, était un ancien manteau de chevau-léger, acheté pour quelques francs dans une friperie quelconque.

À la vue de Noé Poisson, les chiens aboyèrent, les chats se hérissèrent, il y eut un vacarme effrayant.

Crébillon saisit un martinet et en menaça son intéressante ménagerie en le faisant cingler. En réalité il ne porta aucun coup, mais la menace suffit sans doute, car les chats se cachèrent les uns sous le lit, les autres sur les planches que Crébillon appelait sa bibliothèque, et quant aux chiens, ils se turent.

– C’est le ciel qui t’envoie! s’écria le poète.

– Pourquoi? dit Noé avec une mélancolie qui n’échappa point à Crébillon.

Celui-ci, d’un geste navré, montra d’abord les innombrables flacons alignés sur un bout de table, et simplement, il dit:

– Vides!…

Puis il tira de sa bouche la pipe dont il suçait le tuyau par une machinale habitude, et ajouta:

– Pas de tabac!…

Enfin, il montra la cheminée sans feu et, se drapant dans son manteau, il acheva:

– J’ai froid!…

Noé Poisson s’était, pendant ce temps, installé dans le bon fauteuil, celui qui était couvert de ramages. Il soupira:

– Ah! mon pauvre ami!… Quelle aventure!…

– Serais-tu sans argent? demanda Crébillon avec une violente inquiétude.

– Non, non… grâce au ciel, j’ai encore trois ou quatre écus… et même deux louis…

– Donne! Donne! fit Crébillon.

– Ah! mon ami, soupira Poisson, je crois que de ma vie je n’ai eu pareille émotion… Écoute…

– Moi, dit Crébillon, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif, j’ai envie de fumer. Tant que je n’aurai pas de quoi manger, me chauffer, fumer et boire, je ne t’écouterai pas! Maintenant, parle si tu veux!…

Noé se fouilla, sortit de sa poche les écus et les deux louis, les remit intégralement à son ami, et dit:

– Va donc chercher ce qu’il faut, car, moi aussi, j’ai soif.

– Parbleu! fit Crébillon.

Et il s’élança au dehors.

Un quart d’heure plus tard, il rentrait, suivi d’un homme qui déposa près de la cheminée une forte charge de bois, et près de la table un panier plein de bouteilles, puis se retira.

Crébillon lui-même portait diverses provisions, savoir: en première ligne, du tabac à fumer pour lui-même et du tabac à priser pour Noé; en deuxième ligne, les rogatons, le mou, les déchets destinés à la ménagerie; et enfin, les victuailles consistant en un pain tendre, une terrine de pâté, un jambonneau, et une énorme quantité de friandises, tartelettes, pâtisseries garnies de crème fouettée: nous avions omis de dire que l’auteur de Catilina était gourmand comme un véritable enfant – qu’il était, d’ailleurs!

– Allume le feu! cria joyeusement le poète.

Le bon Noé se mit à genoux devant la cheminée. Bientôt, un feu clair et pétillant ramena la vie dans le pauvre âtre et répandit sa douce chaleur dans le grenier.

Pendant ce temps, une scène presque fantastique se déroulait, – scène qui n’a d’ailleurs d’autre intérêt que celui d’une reconstitution historique, et que nous aurions passée sous silence si nous n’étions à même d’en garantir la rigoureuse authenticité. Quoi qu’il en soit, la voici telle quelle:

À l’entrée de Crébillon muni de diverses victuailles, il s’était élevé dans le grenier un concert prodigieux de jappements et de miaulements: il y eut sur le lit, sur les fauteuils, sur la table, une course éperdue d’animaux bondissants, une folle exubérance de gambades, une démonstration de joie extravagante, chiens et chats roulant en peloton, se griffant, se mordant, se tirant la queue, – le tout, par amitié et allégresse.

Or, cet infernal tapage dura jusqu’à l’instant où Crébillon, s’étant placé au milieu du grenier, cria d’une voix de stentor: