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– Voyons! qu’est-ce que tu penses de tout cela?

– C’est simple, répondit le poète sans hésiter. Si l’homme qui t’a parlé est bien réellement le lieutenant de police, il faut obéir sans retard. Car alors, c’est que Jeanne est réellement menacée. Mais…

– Mais?… Parle donc!…

– Eh bien! Je crois que tu as mal vu! Je crois que tu devais être ivre! Je crois que tu n’as pas parlé à M. Berryer! Et alors, c’est toi qui dois prévenir la police!… Voilà ce que je pense.

Noé secoua la tête.

– J’ai vu cent fois M. Berryer. Je suis sûr de ne pas me tromper. Ivre? Je ne l’étais pas! Et d’ailleurs, tu sais que l’ivresse ne m’enlève rien de ma netteté de pensée!…

– Hum! fit Crébillon, narquois.

– Enfin, Crébillon, veux-tu que je te dise une chose?… Eh bien, en venant ici, je me suis aperçu que M. Berryer me suivait!… Juge par là si la chose est grave!…

Crébillon se leva aussitôt.

– Où vas-tu? s’écria Noé. Tu m’abandonnes!…

– Non. Si tu as été suivi, on t’attend. Et je vais voir…

Il s’élança aussitôt au dehors. Au premier étage, il y avait, outre un appartement dont il va être question, un petit logement donnant sur le palier par une porte vitrée et habité par une sorte de gardienne.

Le palier était dans l’obscurité. Le logis était éclairé. En passant, Crébillon y jeta un coup d’œil. Et il aperçut distinctement un homme qui causait à la gardienne; il s’arrêta court et ne put s’empêcher de tressaillir: cet homme, c’était Berryer! le lieutenant de police en personne!…

Crébillon remonta tout pensif.

– Tu avais raison, dit-il à Poisson. La chose est grave. M. Berryer est en bas.

– Seigneur! larmoya Noé. Je vais être pendu, roué vif, jeté dans une oubliette!…

– Du courage, morbleu! En tout cas, il faut agir promptement.

– Que faut-il faire?… J’ai la tête perdue…

– Obéir!… Écoute… j’ai une idée… l’habitude des pièces de théâtre, tu sais…

– Oui, oui! Tu es un homme de génie… Parle…

– Sais-tu qui habite dans cette maison?… Madame Lebon.

– La tireuse de cartes?

– Elle-même. Elle occupe presque tout le premier étage. Un magnifique appartement. Alors, voici!… Tu vas décider Jeanne à demander une consultation. Avec son esprit poétique, elle adore le merveilleux. L’idée la séduira, j’en suis sûr. Elle viendra…

– Et alors?…

– Le carrosse en question viendra stationner en bas, ce qui n’aura rien d’étonnant, puisqu’il y a toujours des carrosses et des chaises devant la porte de la grande cartomancienne… Lorsque Jeanne sortira, tu la feras monter dans le carrosse… tu y monteras toi-même… et ta fille est sauvée!… Et toi-même… tu n’es ni pendu ni roué vif!…

– Crébillon! mon cher! mon excellent ami!… Ton idée est sublime! Ah! que j’ai donc été bien inspiré de venir te trouver!… Il faut que je t’embrasse!…

Les deux amis s’embrassèrent en effet… puis, ils achevèrent de vider le flacon de vin d’Espagne.

– Ce n’est pas tout, reprit alors Crébillon, il faut agir promptement, et prévenir M. Berryer. Allons, viens…

– Où m’entraînes-tu?… Crébillon, j’ai peur, je ne veux pas revoir cet homme…

– Morbleu! Veux-tu donc être pendu?

– Miséricorde!…

– Roué vif, alors?… Allons, viens! La chance te favorise, puisque M. Berryer est dans la maison… marche!

– Crébillon! si tu y allais tout seul?

– Imbécile! Comment expliquerai-je que je connais cette affaire, puisque tu as juré de n’en parler à personne!

– Et je vois que M. Poisson tient parole! dit une voix.

En même temps, un homme entra dans le grenier.

Crébillon demeura stupéfait.

Noé s’écroula dans son fauteuil.

– Lui! balbutia-t-il. Lui, monsieur…

– Picard! interrompit vivement le nouveau venu. M. Picard, comme je vous l’ai dit, M. Picard, employé de M. le lieutenant de police!

– Monsieur Picard, dit Crébillon, faites-moi donc l’honneur d’entrer dans ma pauvre maison. Nous allons, si vous le voulez bien, pour lier connaissance, boire à la santé de votre maître, l’illustre Berryer!…

Berryer, – car c’était lui, – s’inclina en grommelant.

– Tiens, mais il a de l’esprit, ce poète tragique. Et se relevant:

– Je suis prêt à vous tenir raison, monsieur, à condition que nous portions ensuite la santé du non moins illustre poète Crébillon…

Et ce fut au tour du poète de se courber en deux, en murmurant:

– Tiens, mais il est plus aimable qu’on ne dit, ce digne lieutenant de police!

Poisson, lui, roulait ses yeux effarés de l’un à l’autre. Tout ce qu’il vit de plus clair en tous ces salamalecs, c’est que Crébillon remplissait les verres, et, comme le terrible Berryer ne parlait ni de le pendre ni de le rouer, il reprit peu à peu courage, et d’une main encore tremblante, choqua son verre.

– Et vous disiez donc, cher monsieur Crébillon?… fit alors Berryer.

– Je disais, mon cher monsieur Picard, que Noé Poisson ici présent et moi, nous ne faisons qu’un en deux. Mêmes pensées, mêmes sentiments, mêmes goûts…

– Excepté en ce qui concerne le champagne, rectifia Poisson.

– Alors, continua le poète, vous comprenez, mon ami Noé ne peut ni penser ni agir seul. Il lui faut le secours de mon cerveau, et, à l’occasion, celui de mon bras.

– C’est pour cela qu’il vous a raconté le complot qui menace Mme d’Étioles, dit Berryer. Il a bien fait!

– Vrai! j’ai bien fait? s’exclama Poisson.

– Mais oui, puisque M. Crébillon est assez bon pour nous sortir tous deux d’embarras. Il me semble qu’il parlait d’une histoire de carrosse venant attendre devant cette maison?

Crébillon ne voulut pas s’étonner de ces paroles qui prouvaient tout simplement que M. Berryer avait tout écouté, tout entendu à la porte. Et il donna une nouvelle preuve de son esprit au lieutenant de police, en répondant:

– Comme j’avais l’honneur de le dire, monsieur Picard, nous nous chargeons de faire venir ici madame d’Étioles.

– Seule?

– Seule. Indiquez-moi seulement le jour et l’heure.

– Demain, à dix heures du soir, fit Berryer, d’une voix brève. Le carrosse attendra devant la porte de cette maison à partir de dix heures moins cinq. Il faudra donc que Mme d’Étioles soit dans la maison avant cette heure.

– Elle y sera à neuf, dit Crébillon. Et maintenant, monsieur Picard, puisque nous nous donnons mutuellement de telles preuves de confiance, pourriez-vous me dire quel est le danger qui menace cette charmante enfant?

– Ce soir, c’est impossible! dit Berryer. Mais vous pourrez le demander à M. le lieutenant de police qui, certainement, voudra vous remercier du signalé service que vous lui rendez. Ce que je puis vous affirmer, c’est que le danger est réel et imminent. Sans quoi nous ne prendrions pas la peine de nous occuper de cette affaire…

Il n’y avait pas de doute possible.

L’homme qui parlait ainsi, c’était le lieutenant de police en personne.

Il était impossible de soupçonner M. Berryer!…

Il disait la vérité! Jeanne était menacée! Il fallait la sauver à tout prix!… Et pour sauver Jeanne, il n’y avait qu’à rigoureusement obéir au lieutenant de police!…