«À table, il doit rester fidèle au principe de la main bien à plat. Parler de lui le moins possible, lui poser de nombreuses questions sur elle (les gens adorent parler d'eux et en ont rarement l'occasion) et se montrer d'accord sur tout ou presque, non seulement parce que le rebrousse-poil n'a jamais enchanté quiconque, mais également pour qu'elle pense quelque chose comme: "C'est incroyable, nous avons les mêmes idées sur tout. Il y a là quelque chose de presque… surnaturel. Non, j'exagère, mais enfin le hasard n'existe pas." Elle parle d'elle, elle parle d'elle, elle lui ouvre son cœur – la moindre des choses est qu'il lui ouvre au moins sa porte en échange. Bientôt.

«Il glissera de temps à autre dans la conversation quelques remarques à caractère sexuel (avec tact et modération, cela va de soi), afin d'ouvrir l'esprit de la femme à la chose – il citera de préférence les goûts particuliers, les aventures ou les déboires génitaux d'autres personnes, pour ne pas s'impliquer lui-même dans ces histoires de vice. Cette infiltration insidieuse joue à peu près le même rôle que les olives: elle enclenche le processus. Sous peu, c'est elle, émoustillée, qui tiendra absolument à le niquer avant l'aube. Et même si un reste de lucidité la prévient qu'il n'est peut-être pas l'homme idéal et que si ça se trouve il cherche juste à la mettre sur le dos et à la secouer jusqu'au lever du soleil, il sera trop tard pour reculer car ce sera mieux que rien; elle balaiera ses réticences d'un battement de paupières. Lorsqu'on veut récupérer le sperme d'un étalon précieux et délicat, on lui fait d'abord flairer une belle jument. Il frémit, il entre en transe et se met à bander comme un taureau, si on peut dire. Puis, pendant qu'on lui fait faire un petit tour (il se demande bien pourquoi, il n'a qu'une seule idée en tête), on remplace sa partenaire idéale par une fausse jument, une carcasse métallique recouverte de mousse sous laquelle est fixé le récipient qui recevra sa semence. Il s'aperçoit bien qu'on est en train de le berner, il n'est pas fou, mais il est trop tard pour chipoter. Le désir est en lui, maintenant il faut que ça sorte. Alors il grimpe sur la pseudo-jument et se soulage vite fait, en se disant qu'une carcasse métallique recouverte de mousse, c'est toujours mieux que rien. La femme réagira de la même manière.

«Dans le but de préparer l'étape suivante (avant de lancer sa ligne, il faut choisir un bon appât et l'accrocher correctement à l'hameçon, dans le calme de la barque), l'homme n'omettra pas de parler d'un écrivain, d'un peintre ou d'un metteur en scène qu'il apprécie – et dont il possède une interview en vidéo. Il explique pourquoi il aime tant cette personne, se débrouille pour que la femme approuve (même si c'est seulement pour lui faire plaisir, à lui l'homme, car il a approuvé beaucoup de choses de son côté depuis le début du repas), ils en discutent un moment en termes de plus en plus élogieux (elle se laisse emporter par son enthousiasme et ne peut plus faire machine arrière) et il conclut sur un ton détaché: "J'ai une interview de lui en cassette à la maison, c'est vraiment bien. Je te la montrerai un jour, si tu veux." La femme est enchantée à cette idée mais, évidemment, l'homme ne propose rien dans l'immédiat. Ils ont bien le temps, ils vont se revoir souvent, c'est le début d'une longue amitié.

«Il convient, tout le monde sait ça, de la faire boire un peu, mais surtout manger beaucoup: au moment où le café arrive, elle a le ventre plein et commence déjà sa digestion. On sait que l'estomac prend alors toute l'énergie du corps. Lourde, molle et sans volonté, elle se laissera plus facilement guider vers le domicile de l'homme.

– Bon ben…, fait-il sur le trottoir, devant le restaurant. Je vais rentrer, moi… Tu fais quoi, toi, là? Non, moi non plus, je sais pas. J'ai pas vraiment sommeil, mais bon… Je me vois pas faire la tournée des bars, ce n'est pas trop mon truc. Je vais lire, ou regarder un peu la téloche. Tiens, tu veux la voir maintenant, l'interview de Machin?

«Tout est prêt, la bête engourdie est capturée.

«Apprivoisée, flattée, excitée, ivre et amorphe, elle est même heureuse de pouvoir saisir in extremis le prétexte de l'interview alors qu'elle pensait, trois secondes plus tôt ("Je vais rentrer, moi…"), que tout était foutu. Si elle a envie de baiser et l'assume, elle pense: "Bien joué ma fille." Si elle a envie de baiser et ne l'assume pas, elle pense: "Je ne vais rien faire de mal, au contraire, je vais juste voir une cassette qui contribuera à enrichir ma culture générale." Si elle n'a pas envie de baiser tout de suite mais forme tout de même quelques projets concernant l'homme, elle pense: "Je ne peux pas refuser d'aller la voir, cette cassette, je lui ai fait croire que j'adorais Machin, il va me prendre pour une fille qui ne s'intéresse même pas à ce qu'elle aime, il ne me rappellera jamais." Dans tous les cas, elle monte. Quand il n'y a qu'une porte pour sortir d'une pièce, même une oie l'emprunte. Précisons toutefois que si elle n'a pas envie de baiser et considère l'homme comme un crétin (employant cette méthode grossière, il s'expose évidemment à ce genre de critique), elle pense: "Va te branler, connard" et c'est effectivement ce qu'il a alors de mieux à faire.

– Une fois qu'ils sont devant l'écran de télé, l'homme peut se réjouir: il a réussi à transporter une inconnue depuis un bar jusqu'à chez lui sans qu'elle comprenne ce qui lui arrivait, étape par étape, maintenant elle ne s'échappera plus. Il doit simplement patienter encore une demi-heure afin d'enrober son premier baiser (le plus difficile à faire passer) dans l'interview de cet écrivain, de ce peintre ou de ce metteur en scène qu'elle adore (pour donner un cachet à un chat, il suffit de le dissimuler dans un morceau de jambon). Quand les paroles si belles et si justes de Machin lui auront fait pousser deux ou trois exclamations de plaisir (exclamations que l'homme aura savamment devancées ou reprises en écho, pour créer une atmosphère d'harmonie), il n'aura plus qu'à se tourner gentiment vers elle, la regarder droit dans les yeux durant plusieurs secondes – à la manière du matador qui fixe longuement le taureau avant l'estocade – afin qu'elle ait le temps de bien percevoir toute la douceur de ce moment incroyable qu'ils partagent grâce à Machin (et pas seulement grâce à Machin, non, elle le sait, grâce aussi à cette complicité naturelle qui les soude quasiment l'un à l'autre alors qu'ils se connaissent à peine) et, très simplement, l'embrasser. Ça rentre comme dans du beurre.

«Une fois dans le lit, ou sur le parquet si c'est une ardente, il pourra commencer par la prendre à quatre pattes, pour le clin d'oeil.

«Quand le soleil se lèvera et que les corps seront vidés, l'homme s'amusera à mettre une plaisante touche finale à cette affaire nocturne, s'il est de bonne humeur. Il préparera lui-même un petit déjeuner pour la femme et le lui apportera dans le lit – ou sur le parquet, si c'est une sauvage. Lorsque le poney de cirque a consenti à mettre les quatre sabots sur un plot de trente centimètres de diamètre, on lui donne un sucre pour qu'il comprenne qu'il a bien agi et que rien ne l'empêche de recommencer quand il veut pour gagner un autre sucre. De la même manière, il est bon d'encourager la femme avec un petit déjeuner et de ne point la mépriser au matin: seuls les plus prétentieux et les plus stupides oublieront qu'elle peut toujours servir.»

C'est une technique ridicule et scandaleuse, mais il faut bien baiser de temps en temps, comme dit mon oncle. Et que faire d'autre? Quand, comme moi, on n'a jamais rencontré une fille dont la simple apparition vous déclenche à l'intérieur ce tumulte de l'amour qui rend complètement fou, selon une foule innombrable de témoins, qui ouvre portes et fenêtres à toutes les extravagances et proscrit d'une seconde à l'autre les méthodes éprouvées par des années d'expérience, quand, malgré une quête acharnée, malgré des milliers de kilomètres parcourus, on ne trouve toujours sur son chemin que des personnes jolies, intelligentes ou sympathiques, que faire d'autre que de les aborder le plus simplement possible sans se demander si c'est honnête?

Maintenant, je regrette. Si j'avais été moins fainéant et plus scrupuleux, si je m'étais entraîné à séduire les dames autrement qu'à la va-comme-je-te-pousse, je ne serais pas en train de réfléchir comme un bolide coincé dans un garage. «Attendez…» Attendez quoi? Que faut-il faire, une fois que l'amour dans son grand manteau rouge de pute attend devant vous et vous regarde de manière plutôt disponible quoique interloquée? J'ai furtivement le temps d'imaginer le chasseur pétrifié enfin face au yeti pétrifié sur une pente neigeuse («Et maintenant? J'avance à pas feutrés avec un sourire amical pour essayer de le caresser? Je le prends en photo, je le laisse filer et je ne le reverrai jamais? Je lui tire une balle dans la tête? Je fonce vers lui avec un filet, en hurlant pour essayer de le paralyser, et je l'attrape?») puis je dis:

– Vous faites quelque chose, ce soir? (J'avance à pas feutrés avec un sourire amical pour essayer de la caresser, car les trois autres possibilités me paraissent moins envisageables – mais question originalité de l'approche, c'est vraiment pitoyable.)

– Rien de particulier, non. Je vais rentrer chez moi, je vais lire.

– Vous lisez beaucoup, hein?

(Le temps de la discussion est terminé, Miette. Elle a mis son chapeau, elle tient son sac à la main, elle est dans l'embrasure de la porte, le buste déjà tourné vers la rue.)

– Oui. Quand je n'ai rien de mieux à faire.

– Ah… Ça vous dirait d'aller manger quelque part? Non? Avant de lire? On pourrait aller manger quelquepart.

Je ne peux rien dire d'autre, de toute façon. C'est ça que faut voir. Le bolide de mes pensées n'a pas réussi à défoncer la porte blindée du garage, je n'ai raisonnablement pas eu le temps de mettre en branle une stratégie qui justement devait ne pas en être une, c'est trop compliqué, et je ne pouvais pas non plus la laisser partir en marmonnant: «Ah… D'accord, vous lisez beaucoup. Bon, merci.» Il n'y a pas de honte à employer cette vieille et lamentable technique, car c'est en désespoir de cause. C'est ça que faut voir. Ça ne signifie pas que je la considère comme une autre ni que je tiens à la niquer avant le lever du soleil. D'ailleurs je jure de ne pas la niquer avant plusieurs jours, en guise de pénitence. Je suis cependant un peu présomptueux (mais ma tante dit qu'il faut y croire, pour gagner) car même si rien ne me paraîtrait plus naturel dans ce monde où la logique triomphe parfois que de passer le restant de mes jours avec elle (quand je vois un ours et une ourse seuls au milieu de la banquise (ce qui m'arrive rarement), je ne m'étonne pas qu'ils finissent par s'entendre), il me semble avoir autant de chances de réussir à prendre cette illuminée dans mes bras (et à l'embrasser sur le visage) que de courir un soir, un beau soir, nu sur une plage avec Michael Jackson. Mais après tout, si la méthode du restaurant fonctionne pour la baise, il n'y a aucune raison qu'elle ne fonctionne pas pour l'amour. Si une clé permet d'entrer dans une grande maison et donc d'aller jusqu'à la cuisine, il n'y a aucune raison pour qu'on ne puisse pas ensuite visiter les autres pièces. C'est ça que faut voir. C'est en désespoir de cause, donc il n'y a pas de honte.