Humilié toutefois, je ne retourne toujours pas au Saxo Bar le lendemain. Ni le surlendemain. Enfin, je n'en ai sûrement pas, des chlamydiae. Mais je n'ai plus assez confiance en moi pour sortir. Je ne vois pas ce que j'ai à faire en ce monde.

Je tente de nouveau l'aventure dimanche. Je n'ai pas assez de matériel biologique mais j'ai le droit de vivre, surtout le dimanche – même peu. Même pas assez. On fait avec ce qu'on a.

Néfertiti est là. Elle porte un grand manteau de cuir rouge et son bonnet de lapin. Elle est assise au même endroit que les autres jours, sur la banquette près de la porte. Tout le monde l'observe, amusé ou intrigué. Henri, Jessica, Lucie, Messaoud. Elle dégage de l'électricité. Elle produit à peu près l'effet d'une lampe de chevet (avec un petit abat-jour noir et un pied en or finement travaillé) dans une boutique de poterie. Pourtant elle semble assez timide, quand on regarde attentivement son visage. Elle a des yeux inquiets.

Rocco, piteusement arrimé au comptoir, essaie de ne pas la voir. Il boit de la vodka et croupit dans son verre. The Sailorman, quant à lui, enfile son tee-shirt rayé, remplit les cales de victuailles et hisse les voiles que le vent de l'amour gonfle déjà. Pas assez de matériel biologique? Deux secondes…

Olive boit du café et lit toujours le dernier Despentes. Je pensais qu'elle lisait vite. Voilà qui pourrait faire une bonne entrée en matière. («L'autre jour vous avez englouti le Bukowski et là…») Aux pieds, elle porte des Kickers bleu marine (avec encore l'étiquette de cuir en forme de trèfle à quatre feuilles passée sur les lacets). C'est bizarre, avec ce manteau rouge de pute. Ça fait petite fille.

– Vous aimez Virginie Despentes? m'étranglai-je.

– Pardon?

– Vous aimez Virginie Despentes?

– Oui, beaucoup. Je trouve qu'elle… J'aime, oui.

– Et celui-ci? C'est le dernier, non? (Je connais tout, je suis costaud.) On m'a dit qu'il était… différent des autres. (Je suis habile.)

– Oui, il est moins bien. Mais ce n'est pas grave.

– Si, quand même, non? (Je n'ai jamais été très doué en conversation.)

– Non. Ce n'est pas grave. Et certaines choses font peur quand même.

– Ça fait peur?

– Oui. Parfois. Une sensation de peur.

– Ah…

Je ne sais plus quoi dire, je bloque comme un robot pas très perfectionné. J'ai l'impression qu'Olive Sohn sait tout, comprend tout, ressent tout et moi rien. Miette n'est qu'un corps, une enveloppe vide, un être superficiel et creux qu'une aiguille suffirait à crever, ne libérant qu'un petit nuage de poudre grise. Elle a peur? Elle a des yeux vagues et inquiets mais avec toute cette lumière à l'intérieur, avec cette densité atomique, cette énergie qui irradie d'elle comme d'une bombe qu'on entend presque vibrer, je ne vois pas comment elle aurait peur de qui ou de quoi que ce soit. Quelqu'un qui s'approcherait trop serait immédiatement désintégré. Par contre elle, elle, oui, elle me fait peur. Elle est impressionnante. Blonde. Sa tête de cinglée. Sa bouche de sainte. Son manteau de tapin démodé. Ses chaussures de gamine. Salope, vicieuse, mystère. Je suis sur le point de laisser tomber, de m'enfuir, tant pis il y en a d'autres sur terre (tu peux toujours chercher, abruti), de ramener mon peu de matériel biologique entre mes quatre murs, je ne mérite pas cette fille tellement biologique elle-même, je suis sur le point d'aller lire le dernier Despentes au fond de mon lit pour voir si ça me fait peur, à moi aussi (en fait, je le lis quelques semaines plus tard et non ça ne me fait pas peur – il faut dire que je triche, rien ne peut me faire peur car Olive dort à l'étage, nous sommes à Veules-les-Roses pour un moment, je suis allé manger tout seul dans un restaurant absolument dégueulasse où le nom des plats est traduit sur le menu pour mettre le touriste en appétit, où par exemple «l'assiette du maraîcher» est sous-titrée «thé plate of the truck farmer» (Néfertiti a ses règles et ne veut pas sortir de la maison parce qu'elle est trop nerveuse), et quand je rentre il y a un mot sur la table de la cuisine: «Tu peux m'appeler si tu veux, je suis en haut et je t'aime»), mais alors que je m'apprête à battre en retraite avant de me désintégrer comme tous ceux qui l'approchent, réduit à néant au Saxo Bar, elle me dit:

– Bon, au revoir.

Olive lève vers moi ses yeux animaux et me sourit comme si elle avait envie de me manger. Ou comme si elle voulait que je l'aide. Ah je ne devine rien, ça m'énerve.

Elle va partir. Que ce soit moi qui m'en aille, d'accord, je peux rentrer les yeux sur le trottoir et me dire que je suis un pleutre, un veau lobotomisé qui ne sait pas saisir la seule chance qui lui sera jamais offerte et continuera à chercher l'amour comme à colin-maillard, en rigolant et en courant partout les bras tendus parce que ça occupe («Ha ha, non, ce n'est pas elle, que je suis bête, ha ha!»), à se péter la tronche tout seul dans des bars et à grimper de temps en temps sur des filles consentantes en ahanant jusqu'au bout de la vie – jusqu'à ce que la fatigue le terrasse, jusqu'à ce qu'il crève sur sa dernière conquête en poussant un râle pathétique et soit englouti par le globe glouton -, je peux me défiler, je peux faire semblant de ne pas la voir et repartir l'air de rien comme un couillon de chasseur de yeti qui a peur de le trouver (qu'est-ce qu'il va en faire, et qu'est-ce qu'il va devenir, lui, ensuite?), mais au moins c'est moi qui me défile. C'est toujours un geste. Tandis que là, ça fera trois fois qu'elle part et que je reste tétanisé: j'ai l'impression irritante (acide dans le ventre) de laisser passer quelque chose sans rien faire.

– Attendez…

Je ne sais pas comment il faut agir lorsqu'on est amoureux. Attendez. (Je n'ose même pas songer à ce qu'il faudra faire ensuite, quand nous formerons ce COUPLE dont je rêve depuis tant d'années (que dire pendant qu'on dîne à deux dans la cuisine? («Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui, à peu près pareil qu'hier?», «Figure-toi qu'on a reçu la facture d'EDF, c'est le même prix que d'habitude, grosso modo», «Il est bon, ce melon, tu sais vraiment bien les choisir», «Tu ne dis pas grand-chose, ça va?») Comment réagir si un soir elle a envie de se coucher plus tôt que moi? (Regarder la télé?) Comment trouver des trucs originaux pour continuer à baiser de manière enivrante et spectaculaire au-delà d'un mois? (Trente jours, à raison de deux fois par jour, ça fait soixante fois, il y a tout de même de quoi se lasser (déjà après cinq ou six, j'ai du mal à garder mon enthousiasme initial…) – alors cent fois, huit cents fois, trois mille fois? Non, je n'arriverai jamais à l'intéresser trois mille fois.) Comment ne pas se cogner quand on veut passer en sens inverse par une même porte de l'appartement? Où se mettre quand elle passe l'aspirateur? À quel moment passer l'aspirateur pour ne pas trop la déranger? Et surtout, que faire pendant qu'elle lit dans le salon? (Marcher de long en large dans la pièce, l'air pensif? Prendre un bain qui dure jusqu'à ce qu'elle ait terminé, en poussant de petits soupirs d'aise à l'occasion pour bien lui montrer que si je suis là ce n'est pas pour m'occuper coûte que coûte le temps de sa lecture mais bien parce que c'est l'un de mes hobbies, le bain? Aller dans la chambre et faire semblant d'avoir quelque chose de très prenant à y faire? (faudra-t-il que j'apprenne à construire des maquettes de bateaux?))), je ferais bien de ne pas songer à tout ça, mais pour l'instant je ne sais même pas comment m'y prendre pour le former, ce COUPLE dont je rêve depuis tant d'années – et ça, je ferais bien d'y songer comme un bolide parce que je viens de dire «Attendez…» et qu'elle me regarde, comme j'aurais dû le prévoir, mais maintenant d'un œil bizarre (je dois avoir l'air très concentré, voire crispé (je panique))). Quand on voit dans un bar une jolie fille – qui par exemple a des fesses remarquables – et qu'on veut la niquer avant le lever du soleil, je sais ce qu il faut faire. Quand dans un bar on voit une fille très sympathique en apparence et qu'on aimerait la connaître davantage (et pourquoi pas la niquer avant le lever du soleil), je sais aussi ce qu'il faut faire. C'est facile, c'est à la portée de tout le monde (d'ailleurs tout le monde le fait, sans se casser la tête à chercher une méthode plus noble ou plus artistique qui ne ferait que compliquer inutilement les choses et retarder la manœuvre – or le soleil se lève tôt): pour la dompter et la posséder rapidement, il suffit de considérer la femme comme une bête. Je ne suis pas misogyne, c'est simplement une astuce pratique – dès qu'on l'a niquée, on peut de nouveau considérer la femme comme un être humain. Et de toute façon, c'est également valable en sexe inversé: les femmes peuvent employer la même technique si elles veulent, ça ne dérangera pas grand monde. Mon oncle connaît la vie:

«La femme est une bête. Dans un premier temps, il s'agit de l'approcher. Elle est assise seule dans l'ombre, elle rumine. L'homme doit avancer doucement vers elle et non pas comme un dragueur qui vient de repérer la bonne affaire et fonce dessus comme l'éclair par crainte qu'elle ne lui échappe. Il convient tout de même d'afficher une certaine confiance en soi, de ne pas avoir peur: sinon, elle le sent. Il s'assoira de préférence à la table voisine de la sienne. Au bout de cinq à six minutes (nécessaires pour qu'elle s'habitue à sa présence), il pourra engager délicatement la conversation. Pour cela, il n'oubliera pas que lorsqu'on donne du sucre à un cheval, un âne ou un lama, la main doit être bien à plat. Afin d'éviter de se faire mordre, il lui faut donc ne présenter aucune aspérité – rester sobre, neutre, c'est-à-dire ne pas parler de lui. Par conséquent, ses premiers mots seront inspirés par elle et seulement par elle. Le collier qu'elle porte, l'air triste ou ennuyé qu'elle arbore, le livre qu'elle lit, le dragueur suffisant et borné qui l'a entreprise un quart d'heure plus tôt, le curieux breuvage qu'elle a commandé, de nombreux sujets font l'affaire. Une fois la discussion lancée, tout s'enchaîne facilement. N'importe qui sait plus ou moins discuter de choses banales. (Et pour s'asseoir plus près d'elle, il aura suffi à l'homme, en allant chercher un verre, de demander discrètement au barman de monter la musique, puis de prétendre qu'il n'entend pas bien ce qu'elle lui dit – ce qui est fort regrettable car ce qu'elle lui dit est captivant.)

«Lorsqu'il sent la femme apprivoisée, l'homme va tenter de la mener au restaurant. Se rappelant que l'on mène le taureau où l'on veut grâce à un anneau passé dans ses narines (son point faible), il lui passera un anneau dans l'estomac. Son allié le barman viendra déposer devant eux quelques olives et quelques cacahuètes (pas trop, il ne faudrait pas qu'elle cale avant l'heure). Ainsi mise en appétit, tenue par le ventre, elle sera plus réceptive lorsque, après avoir jeté un coup d'œil à la pendule et paru hésiter un instant sur la suite du programme, il lui demandera d'une voix distraite: "Ça te dit, d'aller manger un truc quelque part?" Elle a faim, elle se rend compte que si elle refuse il n'en fera pas une maladie (car à son ton elle devine qu'il lui propose cela uniquement pour avoir un peu de compagnie en mangeant (comme devant la télé)), elle comprend donc qu'il n'a pas l'intention de la niquer avant l'aube, et puisqu'elle a déjà un peu grignoté avec lui, elle ne voit aucune raison valable de ne pas poursuivre en tout bien tout honneur. Elle suit l'homme au restaurant, la pauvre.