J'ai dû toutefois faire un détour par l'appartement de Colombes, car la brave femme avait oublié d'emmener sa fille, Audrey (comme toutes les petites filles), deux ans, qui dormait profondément, minuscule, seule dans son tee-shirt de nuit bleu avec Bambi dessus. Je l'ai prise endormie dans mes bras et l'ai conduite en voiture jusqu'à l'appartement de la mère de Nathalie. La vieille imbibée de sommeil nous a ouvert en nuisette saumon de chez Prisunic, n'a rien compris à ce que j'essayais de lui expliquer mais a tout de même pris la petite dans ses bras et a refermé la porte en bougonnant. J'ai dit au revoir tout seul sur le palier, j'ai réfléchi dix secondes avant de redescendre et je suis rentré chez moi, enculé.

Nathalie est maintenant dans un lit en fer, assommée par les produits chimiques, sa fille pleure dans l'odeur de bois moisi, de cake aux fruits confits et de vieille peau de la grand-mère, et moi j'ai mal quand je pisse.

J'entre chez le premier médecin dont je vois la plaque, rue Baron – n'ayant quasiment jamais été malade depuis que j'ai quitté le cocon familial en Alsace, il y a près de quinze ans, je n'ai pas le privilège d'avoir «mon» médecin à Paris (chaque fois que je vais dans une pharmacie chercher un sirop pour la toux ou une crème pour quelque douleur musculaire, on paraît stupéfait – et presque triste pour moi – que je n'aie pas de médecin attitré (comme si j'avouais que je n'ai pas d'amoureuse ou de marraine ou de passion dans la vie)). Nous sommes deux dans la salle d'attente. Mon compagnon d'inquiétude porte une jupe rosé, un débardeur en coton blanc, des baskets à semelles considérables et de gros nichons. Il se gratte sans arrêt, parle tout seul à voix basse et me lance des regards inquiets sans me voir, comme si j'étais un pot de fleurs exotiques un peu inquiétantes. Le médecin vient le chercher («Monsieur Larbi?» – il ou elle se dirige vers l'homme de science en tortillant du cul, les mains légères comme du papier à cigarettes (c'est comme si on criait dans la forêt «Loup y es-tu?» et qu'un lapin arrivait la queue en l'air, posait ses grosses fesses molles sur la mousse et gloussait «Oui? Quoi?»)) et je reste un long moment seul. Je lis Femme actuelle, j'apprends comment réussir une tarte tatin comme au restaurant et comment raviver le désir de mon mari («C'est bien simple, il ne me voit même plus!»: il faut acheter des dessous chez Chantal Thomass (c'est un peu cher, mais on n'a rien sans rien) et bien lui faire comprendre qu'il n'est pas seul au monde – je le savais déjà), et j'entends quelques bribes de conversation dans la pièce voisine: «Vous avez beaucoup maigri?»

Un quart d'heure plus tard M. Larbi sort, ils discutent un moment dans le couloir («Ah oui mais le printemps, il n'y a rien de pire pour les gens sensibles»), puis le médecin vient me chercher en passant la tête dans l'entrebâillement de la porte comme s'il allait jeter un dernier coup d'ceil dans sa boîte aux lettres pour être sûr.

Il m'invite à m'asseoir, me regarde avec inquiétude comme si j'avais un peu maigri moi aussi, puis me demande aussi sec si je n'ai pas de problèmes avec le pollen. Malin comme un singe, je réponds que non, du moins pour l'instant, mais que je reste sur mes gardes car je suis assez sensible de ce côté-là et que le printemps, pour les gens sensibles, c'est terrible. Il est épaté par ma réponse (ses yeux bleus globuleux – ceux des bébés blonds immondes dont on dit «Oh qu'il est beau, quels beaux yeux bleus!» – s'écarquillent) et s'interroge sans doute sur la raison de ma venue chez lui, étant donné ma science de base.

– Vous… Qu'est-ce qui vous amène?

Je lui explique que j'ai de la chaleur entre les jambes et que c'est probablement dû à mon aventure insouciante avec la femme au revolver. Après les remontrances d'usage («Ne me dites pas que vous ne vous protégez pas?»), il me demande d'ôter mon tee-shirt et de m'allonger sur sa table d'étude. Il me palpe le cou et les mollets (pauvre fou), écoute mon cœur, prend ma tension, me tripote l'abdomen («Ça vous fait mal? – Non non…»), me demande s'il peut aller jeter un coup d'ceîl derrière ma braguette («Je vous en prie, c'est pour ça que je suis venu»), me tâte et m'observe la bite avec compétence et délicatesse, avec amour – comme un pêcheur qui examine la petite truite qu'il vient de prendre à l'hameçon afin de savoir s'il doit la fourrer dans son panier ou la laisser retourner à la rivière – puis déclare d'une voix de spécialiste des problèmes de bite:

– Rien. Vous n'avez rien, mon ami. Estimez-vous heureux.

Je m'estime très heureux, range ma petite truite, remets mon tee-shirt et me dirige vers son bureau recouvert de cuir bordeaux (je me rassieds humblement, piteusement même, comme on fait toujours quand on vient de confier son anatomie, sa faiblesse, à un pauvre type dont le seul avantage sur nous est d'avoir décroché un pauvre diplôme décerné par d'autres pauvres types qui font autorité mais n'ont pas compris grand-chose à la vie, pas plus que n'importe qui d'autre en tout cas, qui se trouvent trop gros dans la glace le soir avant d'aller se coucher, avant d'aller rêver qu'ils empalent de jolies jeunes filles brunes (celles qui, quand ils les croisent dans la journée, ne leur accordent qu'un bref regard dégoûté, un regard de mépris et de pitié mêlés alors qu'ils ont pourtant de sacrés diplômes)). Il commence à me rédiger une ordonnance pour la forme (quelques remontants, car si je viens le voir ce n'est pas pour rien, même si je peux effectivement m'estimer heureux), mais soudain, son bras se fige, ses yeux bleus de poupon se braquent sur moi, il devient rouge et s'exclame d'une voix étranglée:

– Des chlamydiae. Mais… évidemment, ce sont des chlamydiae!

Je ne sais pas ce qui lui prend tout à coup. Sous ses cheveux blonds teints, paille, ses yeux de poisson s'agitent et des bulles de salive apparaissent au coin de ses grosses lèvres rouges. J'ai un cou de taureau, des mollets d'antilope, un cœur de bambin, une tension d'athlète, des poumons de ténor, une bite de poulain, mais alors qu'il s'apprêtait à me prescrire de la vitamine ou du magnésium et que j'étais déjà sur le point de partir, il se ravise (sentant sûrement qu'il ne remplit pas tout à fait son rôle et ne fait pas honneur à ses pairs et pères («Tu vas le laisser partir comme ça, gamin?»)) et découvre a posteriori que je suis, bon sang mais c'est bien sûr, infesté de chlamydiae! Il aurait aussi bien pu s'exclamer «Mais… évidemment, c'est un cancer de l'estomac!», c'était le même prix: cent quinze francs.

Dans le couloir qui nous ramène à la porte (un gosse de quinze ans, couvert de croûtes, les bras criblés de trous mauves, se tortille dans la salle d'attente), il me dit:

– Je ne sais pas si vous avez déjà visité New York, mais ça vaut vraiment le coup. J'en reviens, moi. C'est une ville de fous. On a l'impression que tout est possible. Mais la misère, là-bas, les gens qui meurent à même le trottoir, pour ainsi dire… C'est affreux.

Oui, d'accord, c'est noté. Quelques instants plus tard, je suis au laboratoire d'analyses, deux rues plus loin. Chlamydiae? Parfait. Pas de problème. Analyse d'urine, d'accord. Je dois remplir deux petits flacons le lendemain: l'un dès le lever, avec mon premier «jet» (quand la laborantine prononce ce mot, j'ai envie de me cacher misérable sous l'un des fauteuils de moleskine crème qui sont derrière moi), l'autre avec mon deuxième jet. Beurk. Et surtout, opération accessoire mais très importante: pendant vingt-quatre heures, je dois pisser dans des bouteilles en plastique («Évian, Vittel, comme vous voulez…») et tout lui rapporter.

– Même s'il y a trois ou quatre litres, me dit-elle. Je veux tout.

Elle veut toute mon urine. Elle m'explique pourquoi, mais je ne comprends rien. Je trouve ça répugnant, dégradant, et je dis:

– Oui madame, d'accord. À demain… Non, après-demain.

Le lendemain, je passe mon temps à pisser dans des bouteilles de Volvic. Dans la rue je me retiens et cours jusqu'à chez moi pour verser docilement mon humble production dans ma bouteille. Il faut bien viser, je prends soin de ne pas en perdre une goutte – on ne sait jamais, ça peut tout fausser. Je bois beaucoup d'eau et remplis bravement deux grandes bouteilles. Soit trois litres. Jaunes. Avec un peu de mousse au-dessus.

Le jour suivant, je lui apporte tête basse mes deux bouteilles pleines: si je déposais sur le comptoir du laboratoire mes déficiences, mes erreurs et mes doutes gluants et puants sur du papier journal, ce serait pareil. Tenez, voilà ce que je suis: ma pisse jaune et mousseuse. Je n'ose pas la regarder en face, mais elle me dit:

– Vous savez, il ne faut pas vous sentir gêné. On a tous les jours des vieux qui nous apportent leur pisse, c'est mal bouché parce qu'ils n'ont pas de force, souvent ça dégouline et on s'en fout plein les mains. Vous, au moins, le bouchon est bien vissé.

Ah, je ne suis pas au fond du trou. Il y a pire que moi: les vieillards qui en foutent partout.

Trois jours plus tard (je n'ai pas remis les pieds au Saxo Bar, dans l'attente anxieuse du verdict des juges en blouse), je reçois les résultats de l'analyse dans ma boîte aux lettres: je n'ai rien, pas de chlamydiae. C'est une bonne nouvelle, je n'aime pas avoir des envahisseurs dans le corps. Mais ne te réjouis pas trop vite, Titus Colas, me précise le courrier de manière très sèche. Tu n'es peut-être pas aussi sain que tu en as l'air. Car le résultat ne peut être validé: tu ne nous as pas fourni assez de «matériel biologique».

Quoi? J'ai donné trois litres de pisse, par respect pour la médecine et ses prouesses qui nous dépassent, je me suis abaissé à l'état de vache qu'on trait, je me suis vidé en rougissant dans des bouteilles en plastique et malgré tous ces efforts, on me rejette? Je n'ai pas suffisamment de matériel biologique dans les urines? La médecine m'écarte comme une quantité négligeable. Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même, je n'avais qu'à être un peu plus dense, biologiquement parlant. Mais qu'est-ce que ça veut dire? Je suis un homme. J'ai forcément assez de matériel biologique. Sinon je ne tiendrais pas debout, je ne pourrais pas courir, danser le jerk, tenir le coup aux heures de pointe dans le métro, baiser des filles à la façon d'un sauvage, digérer des casseroles entières de nouilles, allons, si je n'avais pas assez de matériel biologique je ne pourrais pas écouter de la musique ni m'exprimer correctement. Je suis même en train de tomber amoureux, c'est dire si je suis complet, c'est dire si je suis fort. Pourtant, l'analyse ne fonctionne pas sur moi. Ils me conseillent de recommencer le test – qui sait, je serai peut-être meilleur au deuxième essai? C'est hors de question, j'ai déjà fait tout ce que j'ai pu. J'ai assez donné. Que les chlamydiae me rongent, je m'en tape. Je suis solide, quoi qu'on en dise, je suis un coriace, je peux leur résister. Aux chlamydiae.