Il est au moins quatre heures du matin. Quand je lui demande un kilo de carottes, Bachir me fixe d'un drôle d'air. Et quand je lui déclare que non ce sera tout merci, il reste un instant immobile. Il me connaît depuis longtemps, il ne m'a jamais rien vendu d'autre que des boîtes de bière, du camembert, du taboulé ou du jambon pour le chat. Voilà que je viens chercher des carottes en pleine nuit, manifestement pressé, le regard affolé. Il est debout derrière sa caisse, près du vieux téléphone gris. Je me demande s'il ne l'observe pas du coin de l'œil, du moins mentalement. Comme s'il hésitait sur la conduite à tenir. Je l'imagine me jauger une dernière fois puis bondir sur le combiné pour appeler les flics. Bien entendu, je n'ai plus le choix. Je dégaine mon flingue et lui loge trois balles dans le crâne. Désolé, Bachir, je ne voulais pas en arriver là. Mais il me fallait ces carottes.

Je retourne vers chez moi, plus lentement cette fois (car je sais que mes protégés ne risquent plus rien, maintenant). En chemin, je me dis que j'ai acheté des carottes instinctivement car on imagine toujours un lapin en train de croquer une carotte, mais quand on y réfléchit, ce n'est pas si évident. Je ne me suis jamais posé la question: comment les lapins pourraient-ils dénicher des carottes en forêt, par exemple? Si ça se trouve, c'est une légende, ils vont me rire au nez. Tant pis, je n'allais tout de même pas leur acheter des saucisses ou des haricots verts.

Je m'arrête devant la palissade et je jette mes carottes une à une par-dessus, en prenant soin de varier la puissance et la direction de mes lancers pour qu'elles se répartissent un peu partout sur le terrain, et en priant le ciel pour qu'aucune d'elles ne tombe sur la tête d'un lapin.

Ma mission charitable accomplie, je me retourne et découvre un homme sur le trottoir d'en face, médusé. Il tient à peine debout, n'ayant visiblement pas bu que du Fanta cette nuit, et me considère avec de grands yeux ébahis (comme s'il voyait une créature de l'espace). Je ne lui en veux pas. Tomber à quatre heures du matin sur un type qui ouvre un sac de carottes et les lance méthodiquement dans un chantier, ça doit secouer.

Je remonte et m'assure que mes bienfaits ont été correctement dispensés. Parfait: il y a des carottes dans tous les coins, mes lapins vont se croire au paradis. («Non mais je rêve ou quoi? Mais…? C'est IMPOSSIBLE! Cécile, viens voir! Merci Dieu tout-puissant!») De plus, aucun des deux ne paraît assommé. Ils n'ont pas l'air de s'intéresser follement à mes cadeaux pour l'instant, mais ils sont sans doute à moitié endormis, à cette heure.

Deux jours plus tard, les carottes sont toujours là. Soit le coup du lapin qui grignote une carotte est une sacrée connerie, soit celles que vend Bachir ne valent pas tripette. Bon, j'aurai fait ce que je pouvais. De toute évidence, ils n'ont pas besoin de moi pour vivre. Peut-être même qu'ils ne veulent pas de mon aide. Ils ne m'aiment pas ou quoi?

Les jours passent.

Je n'ai pas de nouvelles d'Olive, c'est plus simple ainsi. Elle ne me manque pas. Je n'ai eu envie de lui téléphoner qu'à deux reprises, et à chaque fois j'ai réussi à me retenir au dernier moment. Je retourne parfois au Saxo Bar, où on ne l'a plus revue. Je n'ai plus peur de parler de notre séparation. La plupart des gens sont stupéfaits. «Vous alliez si bien ensemble… Qu'est-ce qui s'est passé?» Je ne triche pas trop, je leur dis qu'elle est retournée avec Bruno après une semaine seulement, qu'elle lui a obéi par automatisme, mais qu'au bout du compte ça me convient plutôt car elle était trop cinglée, c'était impossible pour moi, ça se serait terminé en explosion. Je n'ajoute pas que j'aurais bien tenté le coup quand même. Seul Rocco, quand il apprend la nouvelle par Mapie, ne manifeste ni étonnement ni compassion. Il m'explique que c'est la meilleure chose qui pouvait m'arriver, qu'il se méfiait de cette gonzesse depuis le début, que non seulement elle est malade de la tête mais qu'en plus elle est débile, qu'elle m'aurait fait cocu tous les deux jours et qu'elle ne sait pas se tenir, bref: elle ne vaut rien et j'ai eu bien raison de la quitter. (Lâchement, je ne corrige pas cette petite erreur.) Pour conclure et me convaincre, il m'explique que ce n'était vraiment pas la peine de continuer car on était exactement l'opposé l'un de l'autre. «Toi, tu es un mec bien.» Il tend sa main et la tourne plusieurs fois («Tu vois ce que je veux dire?») pour me faire comprendre que l'un de nous deux était la paume et l'autre le dos. CQFD. Crétin.

De même, je n'hésite plus à avouer notre rupture brutale aux amis qui me téléphonent. Certains me disent que je suis fou de ne pas avoir tenté de la retenir, d'autres que je ne devais pas être si amoureux que ça pour prendre la chose avec tant d'indifférence apparente. Comme prévu, j'ai droit à «Tu ne changeras jamais…» et ça m'énerve. Je suis le célibataire.

Je n'ai plus envie de baiser toutes les filles dont les fesses m'excitent ou dont les yeux m'intriguent. Quand j'étais petit, j'avais la certitude (je me le suis même juré très solennellement) que je continuerais à lire le Journal de Mickey et Picsou Magazine toute ma vie. Eh bien non. J'ai autant envie de passer une nuit avec la première venue que de me lire un bon Picsou.

Je rappelle quand même Françoise. C'est une jeune, sage et consciencieuse catholique que j'ai rencontrée dans un dîner de bienfaisance auquel participait généreusement la boîte de pub qui me nourrit, quelques jours avant de croiser Olive pour la première fois. Ayant remarqué que je ne la repoussais pas, je n'ai pas hésité une seconde, lui ai proposé de la revoir, oui, et lui ai demandé son numéro de téléphone, le voilà. N'importe qui aurait fait comme moi car elle est très typique: chignon strict, regard timide, chemisier blanc, petite croix en argent, broche, jupe écossaise, collant bleu marine presque opaque, chaussures à boucles; jolie, modeste et maladroite. Elle prie sans arrêt. J'en frétillais d'avance. Je lui aurais demandé de garder son chignon et sa croix. Je l'imaginais coupable, les yeux fermés. Évidemment, dès que j'ai rencontré Olive, je n'ai plus pensé à entraîner la pauvre Françoise dans la spirale onctueuse du péché de chair. Mais maintenant, après tout, il faudrait être intégriste pour se priver de ce plaisir.

Je lui téléphone, elle semble contente de m'entendre («Je croyais que tu m'avais oubliée»), nous prenons rendez-vous pour le soir du 21 juillet, dans un restaurant près de chez elle. Ça m'évitera de culpabiliser en l'entraînant dans le lit où dormait Olive il n'y a pas si longtemps. Comme d'habitude, en inscrivant son prénom dans mon agenda, je jette un coup d'œil au nom du saint. Cette fois, en outre, c'est agréablement stimulant. Je ne peux résister à l'envie de lui en faire part.

– Mardi 21 juillet, d'accord. Tiens, c'est la fête nationale belge. Et c'est la Saint-Victor.

– Oh, c'est bon signe! Enfin, je veux dire, c'est marrant, quoi. C'est le nom de mon lapin.

Allons bon.

Je continue à avoir mal au ventre. Ce n'est pas une douleur à se tordre olivâtre, mais ça gêne. J'ai la sensation d'avoir les intestins noués en permanence. Un truc qui me ronge. Si ce qui me ronge est le manque d'amour, c'est trop simple, j'ai honte. Eh bien non, ce n'est pas cela. Dans un sens ça m'arrange, dans l'autre pas tellement: le samedi soir, avant de tirer la chasse, je découvre un machin immonde dans la cuvette. Même pas immonde, non. Un machin qui ne devrait pas se trouver là si les règles de la vie sur terre étaient davantage respectées. Je n'ai pas trop envie de le décrire, car j'ai ma dignité, alors disons que ça ne ressemble à rien. Je l'observe un long moment, ahuri, pris de vertiges, en essayant de me souvenir de ce que j'ai mangé la veille. Une salade de tomates et un magret de canard avec des pommes sautées. Rien à voir avec cette chose. C'est blanc. De toute façon, aucun aliment ne pourrait traverser mon corps aussi impunément. Ce n'est pas abîmé du tout, on dirait que quelqu'un l'a déposé dans la cuvette pendant que j'avais le dos tourné. Je n'ai pas la moindre idée de ce que ça peut être. Si, une, mais ce n'est pas possible. Ça ne peut pas avoir cette forme-là. Soyons logique (c'est le secret de la réussite en ce monde, et ma spécialité, je le répète), ce truc blanc et plat qui flotte ne peut pas être… VIVANT.

Poussé par une force mystérieuse, je me vois me diriger vers le vieux Robert qui est rangé sous la télé. Pourtant je ne veux pas y aller, mais je ne suis plus maître de moi-même. Je l'ouvre malgré moi, obéissant à cette puissance occulte à laquelle je me refuse éperdument de donner un nom, et un instant plus tard je m'évanouis. (C'est en tout cas ce que j'aurais fait si je n'étais pas si coriace.) La description est précise et correspond exactement à ce que j'ai vu dans les chiottes. Ce que je redoute depuis que je sais que les animaux existent m'est arrivé. Un envahisseur. Non. Non. Non. J'ai une grosse bête dans le ventre. Non. Une bête sournoise et affamée, munie de ventouses ou de crochets de fixation et qui peut mesurer plusieurs mètres, me précise l'impitoyable Robert. NON! Le ver est en moi.

Au secours!

À l'aide!

Terrifié, pâle comme une feuille et tremblant comme un linge, j'ai envie de m'ouvrir le ventre au couteau pour en extirper ce monstre pervers, le jeter par terre et le piétiner en hurlant des formules d'exorcisme jusqu'à ce qu'il ne reste de lui qu'une bouillie gargouillante. Mais je ne le fais pas. Je résiste même à la tentation d'appeler SOS Médecins pour qu'on vienne à ma rescousse en urgence, il me reste un brin de discernement malgré la panique. Le type poserait une main sur sa tête et repartirait aussitôt sans me dire au revoir. Mais comment vais-je faire pour vivre jusqu'à lundi avec cet immense animal dans le ventre? Comment vais-je faire pour ne pas mourir de trouille? Il est en moi, il a réussi à entrer par je ne sais quel moyen diabolique – à présent je ne peux plus le faire ressortir, il me possède et me bouffe les entrailles. Son contrôle sur moi est total. Il a même réussi à me faire ouvrir un dictionnaire.

Je voudrais perdre connaissance et ne me réveiller que dans une chambre d'hôpital, toute blanche. Derrière un voile de brouillard, une jeune infirmière se pencherait vers moi et murmurerait en me caressant les cheveux: – Ne vous en faites pas, monsieur Colas. Nous avons extrait la bête de votre corps. Elle est morte. C'est fini.