Pour se faire pardonner, ils nous proposent leur pétard. Je décline, mais Olive n'hésite pas. Ils lui doivent bien ça (elle leur a généreusement permis de se taper une ou deux bonnes branlettes chacun, j'imagine). La fumée dilate et détend l'atmosphère entre nous, et l'un de nos quatre nouveaux amis, le plus petit, celui qui paraît aussi le plus rusé, le plus vicieux, s'enhardit. Il a compris l'ambiguïté de la situation plus vite que les autres. Une fille presque nue qui vient voir quatre voyous avec son bonhomme pour s'assurer qu'ils l'ont bien entendue jouir la veille et qui cherche à lier connaissance avec eux, ça peut cacher quelque chose, tout de même. Ce n'est plus un fantasme, c'est de la lucidité.

Quand il lui tend le pétard pour la deuxième fois, Olive, aussi polie que d'habitude, murmure:

– Merci beaucoup.

– Arrête, c'est normal. Faut tout partager, dans la vie.

– Tout le monde ne dit pas ça.

– Ben moi si. Je trouve qu'il faut tout partager, répète-t-il en se tournant vers moi. Non, m'sieur?

– Si, si, bien sûr.

– Tu vois, c'est pas parce que c'est à oim, le keusti, que je vais pas en faire profiter les autres. Vas-y, c'est trop nul, sinon. Vous êtes pas d'accord, m'sieur?

– Complètement d'accord.

– Les gens ils partagent plus rien, maintenant. Ils pensent plus aux autres, ils vivent que pour eux-mêmes. Sur ma vie, c'est de la folie.

– Oui, c'est vrai, c'est plus comme avant. On se replie sur ses…

– Mais ouais. C'est ça, tu vois. Quand c'est des gens cool, comme vous, comme nous, y a pas d'embrouille. Faut avoir confiance, quoi. Je veux dire, faut être comme ça pour tout. Sinon tu restes dans ton coin, c'est la mort, franchement. C'est pas vrai, m'dame?

– Si, tout à fait. Bon…

– On est pas de la racaille, sérieux. Même des gens que tu connais pas beaucoup, tu vois, c'est pas ça qui compte. Je veux dire, tu sens les gens. Même si tu les connais pas, c'est pas le problème. Nous c'est pas parce qu'on est là à zoner… Moi je vois tout de suite, vous êtes trop cool, sans déconner. C'est pour ça, je vais pas faire le rapiat.

– Ben… merci.

– C'est le partage, quoi.

– Merci beaucoup. On y va, Titus?

– Heu… Oui. Allez, salut les gars.

Tous les quatre nous accordent ensemble un sourire un peu crispé, vaguement déçu mais aimable, et restent en suspension dans la nuit. Interrompus en plein rêve, ils nous regardent nous éloigner. Derrière nous, je sens leurs huit yeux sur les fesses d'Olive, je vois leurs huit mains se porter à leurs quatre têtes. Pendant que je compose le code d'entrée de l'immeuble, le petit négociateur l'interpelle.

– Eh, m'dame… Bonne nuit!

Olive se brosse les dents, je m'accoude à la fenêtre. Nos amis surexcités me font un signe auquel je réponds avec une décontraction ahurissante pour un type qui va se ken une meuf trop bonne dans quelques minutes. De mon quatrième étage, je les vois frémir. Je suis un peu rapiat, certes, mais je suis grave winner de chez grave winner, quand même. Pour paraître encore plus inconscient de ma chance, je relève la tête et savoure l'air tiède et confortable de cette nuit d'été, comme un célibataire qui hésite entre Bach et Mozart pour conclure la soirée dans son fauteuil de cuir. En face, derrière la palissade blanc et vert, les deux gros lapins ont réapparu.

Nous sommes dans la chambre, qui donne sur la cour, mais Olive pousse de tels hurlements que les quatre auditeurs, comme on dit mateurs, doivent être couchés sur le ventre et frapper le bitume du trottoir du plat de la main en secouant la tête. Je me demande comment il est possible qu'un voisin ne soit pas encore venu s'enquérir de l'état de ma victime. Les gens ne vivent plus que pour eux-mêmes, sérieux.

Avant de s'endormir, les yeux déjà clos, elle me pose une question que je n'entends pas.

– On se marie quand? répète-t-elle en se serrant contre moi.

– Comment ça?

– On a dit à Denis qu'on se mariait…

– Hein? Mais c'était pour rire.

– Quoi?

Elle se redresse sur un coude et m'étrangle du regard.

– Tu plaisantais?

– Olive… Bien sûr, je plaisantais. Pas toi?

– Mais non.

– Tu… Attends, je ne comprends plus, là. Tu parlais sérieusement à Denis?

– Oui.

– Mais enfin… Ça va pas.

– Tu ne veux pas te marier avec moi?

– Ben non. Enfin, j'en sais rien… C'est un peu rapide.

– Tu ne veux pas te marier avec moi.

– Olive, arrête.

Elle fait la gueule, vraiment. Pire, elle boude. Comme un enfant à qui on a promis d'aller au manège et qu'on repousse d'un revers de main à l'heure dite. Je suis embarrassé.

Je lui explique que la décision de s'unir devant les lois terrestre et divine lorsqu'on a couché ensemble pour la première fois l’avant-veille est prématurée. Elle grommelle qu'elle s'en fout, que ce soit prématuré. Je lui explique que je suis célibataire dans l'âme et que c'est le moins qu'on puisse dire. Elle grommelle que je n'ai qu'à la mettre à la porte tout de suite, à ce compte-là, je serai plus tranquille. Je lui explique, et là je m'enfonce un peu, que ces réticences, loin de signifier que je ne l'aime pas, me paraissent tout bonnement NORMALES. Elle grommelle que ce n'est pas son rêve ni son principal but dans la vie, d'être normale. J'encaisse puis riposte en lui expliquant que, justement, il n'y a aucune raison de vouloir à tout prix faire comme tout le monde et que de toute façon je ne comprends pas pourquoi elle semble attacher tant d'importance au mariage, ce n'est qu'un bout de papier qui ne veut rien dire – emporté par l'ivresse du triomphe, j'ai commis une erreur grossière. La faute, le truc bête. Car alors elle grommelle que, puisque ce n'est qu'un papier qui n'a aucune importance, elle ne comprend pas pourquoi je me braque ainsi, si je l'aime.

Score final: désorienté, confondu, ne sachant plus ce que je fais, j'accepte. Nous nous marierons dès que possible. Après tout, ça m'arrange.

Le lendemain, mercredi, elle téléphone à sa mère (ce qu'elle ne fait que très rarement) et lui annonce la nouvelle. Du côté de Rennes, ce n'est pas l'enthousiasme. «Tu es vraiment cinglée, ma fille, gronde la mère. Tu ne changeras donc jamais? J'en ai assez, de tes bêtises.» Olive tente alors sa chance auprès de sa chère grand-mère, à la recherche d'un appui parfois opportun dans ces moments-là, mais l'accueil est tiède: «Au nom du ciel, Olive! Tu vas nous en ramener un tous les mois?» Je n'aime pas trop cette phrase.

Jeudi, après avoir choisi de nous marier malgré tout (qu'importe l'avis de deux Bretonnes?), nous décidons le partir une quinzaine de jours à New York. Disons du 20 juillet au 5 août, pour nous laisser le temps de trouver des billets d'avion et un endroit où loger là-bas – et de nous marier avant, pourquoi pas? Ce sera une sorte de voyage de noces, il faut respecter la tradition. Si l'Église et l'Administration ne nous permettent pas le convoler en justes noces avant le départ, nous convolerons tout de même au-dessus de l'Atlantique à la date prévue et considérerons ces quinze jours aux Etats-Unis comme de simples vacances, ce qui n'a rien d'insensé.

Je téléphone aussitôt à mon amie Florence, qui travaille à Nouvelles Frontières. Elle jette un coup d'œil sur son ordinateur, bidouille je ne sais quoi en tant qu'amie bienveillante, et: «Pas de problème, Titus. J'ai deux places pas chères pour la saison. Départ le 20 juillet, retour le 4 août. Je vous réserve ça.» Je raccroche et compose dans la foulée le numéro de mon amie Marie-Sophie, qui vit depuis un an à New York et connaît tous ses habitants par leur prénom. Tout à mon ardeur organisatrice (c'est à moi de faire ça, je suis l'homme, t'occupe de rien ma princesse), j'oublie le décalage horaire. Il est sept heures du matin là-bas. Elle me traite d'assassin parce qu'elle vient de se coucher, mais dès qu'elle a réussi à décoller sa jolie tête de l'oreiller: «Pas de problème, Titus. Je devrais pouvoir te trouver un appartement vide. Personne ne reste à New York, en été.»

Le soir, nous allons boire deux ou trois verres dans un bistrot situé à quelques centaines de mètres à peine de notre quartier, de l'autre côté de l'avenue de Clichy, au cœur d'un autre monde – on se croirait à des milliers de kilomètres de nos rues sobres et familières, aux antipodes du Saxo Bar. Ça change. C'est un endroit à la fois calme et plutôt branché, où je ne vais que très rarement et où Olive n'a jamais mis les pieds. Elle porte une grande robe de mousseline rouge qui l'enveloppe de bruissements désuets. Entendant un air qu'elle aime, elle se met aussitôt à danser. Le patron l'observe d'un mauvais œil. À la chanson suivante, elle me prend par la main et m'entraîne malgré mes réticences dans un genre de valse andalouse. Je n'aime pas me donner en spectacle, mais quand je suis avec elle, je ne vois qu'elle. Un couple attablé nous applaudit. Un homme qui boit de la vodka au comptoir nous prend en photo.

Vendredi, j'appelle ma banquière et amie Marie-Ange pour savoir où en est mon compte. Pas de problème Titus. Les quelques slogans à gros sabots qui me sont passés par la tête ces derniers mois ont laissé pas mal de pièces d'or derrière eux. J'en profite pour lui apprendre que je suis amoureux et que je vais me marier d'un moment à l'autre. Elle est heureuse pour moi, me dit que je suis taré mais qu'elle m'aime bien comme ça («Si tu voyais ma future femme, dans le genre tarée…») et m'annonce qu'elle a un nouveau compagnon, elle aussi. Il s'appelle Léon. Son fils est enchanté et son mari n'y voit pas d'inconvénient. C'est un lapin. Le soir, dans un petit restaurant du quartier, je me décide à parler de ces mammifères envahisseurs à Olive. Ce n'est pas que le fardeau soit devenu trop lourd pour moi, je suis un coriace et ne crois pas tellement à la sorcellerie, mais je trouve cette éruption de rongeurs assez amusante. Et intrigante, tout de même, non? Elle m'écoute avec une attention louable mais paraît toutefois se demander entre deux bouchées de saumon si je ne suis pas en train de déjanter imperceptiblement ou si je ne fabule pas pour l'épater – bien qu'il n'y ait rien d'épatant à se faire cerner par les lapins. À l'instant même où je viens de conclure sur Léon, le lapin de ma banquière, après lui avoir parlé le plus calmement possible de tous ses prédécesseurs, un couple s'installe à la table accolée à la nôtre. Je les ai vus entrer, ils discutaient déjà en ouvrant la porte. Visiblement, l'harmonie n'est pas parfaite, ils se querellent à propos d'un truc. La femme s'assied la première, après que j'ai avancé ma chaise et trempé ma chemise dans la sauce de mes tomates pour la laisser passer. L'homme est encore debout, il ôte son pardessus, lorsqu'il dit: