Olive m'a raconté ce qui s'était passé: lorsqu'elle est allée chez Bruno pour lui faire part de sa décision de le quitter, tous ses fusibles ont sauté. Il lui a joué la grande scène de l'amoureux incompris, lui a juré qu'il voulait se marier et avoir des enfants avec elle (preums!), et comme ça ne semblait pas suffire, il a éclaté en sanglots puis a parachevé sa démonstration de douleur en cassant tout chez lui et en se projetant de toutes ses forces contre les murs pour lui prouver qu'il ne reculerait devant rien. Il l'a aimée et soutenue pendant quatre ans, il a enduré ses crises de nerfs, de déprime, de démence, il l'a aidée à tous les niveaux pendant quatre ans, elle ne peut pas lui faire ça maintenant.

Olive la sauvage est docile. Il a sans doute raison: si elle le quittait, elle pourrait définitivement se considérer comme une ordure, une salope, une merde. Elle se hait déjà assez comme ça. Elle a déjà commis assez de bassesses et de trahisons dans sa courte vie. Elle hésite, elle ne l'aime plus, mais elle se soumet. Elle ne peut pas faire autrement. C'est ce qu'elle m'a expliqué au Saxo Bar cet après-midi. Mais comme elle pense ne pas être capable de s'exprimer clairement avec des paroles, de me faire comprendre cette décision lâche, elle m'a écrit une lettre de quatre pages en sortant de chez lui, quelques heures plus tôt. Je relis dix fois certaines phrases.

«Je suis triste, je m'en veux.»

De son bon regard bêta, Jean Richard dévisage un grand type sec comme une trique (avec un visage en lame de couteau). C'est sûrement le suspect. Curieusement, je ne suis pas triste. Abasourdi, oui, sonné, oui, abattu, oui, effondré, oui, mais triste, non. Je n'en veux pas à Olive. J'éprouve même un sentiment confus de reconnaissance envers elle. D'abord parce que, grâce à elle, j'ai vécu une semaine parfaite, une semaine vivante et pleine, d'un dimanche à un dimanche. Grâce à elle, je n'ai plus pensé à moi, j'ai été amoureux, entièrement amoureux, pendant une semaine. Je ne le suis plus et j'en ai presque honte. Ce n'est pas beaucoup, une semaine. Mais c'est toujours ça.

Je ne me marierai pas avec elle, je n'aurai pas d'enfant avec elle, mais ce n'est pas si important. Elle est venue contre moi, puis elle a voulu partir et elle est partie, c'est simple. La joie d'avoir vécu cette semaine avec elle l'emporte sur la tristesse de la voir s'achever. Je ne sais pas si c'est normal.

En tout cas, il me semble n'avoir aucune raison de me plaindre. Pas plus que lorsqu'on termine un bon livre.

Si je ne peux pas lui reprocher d'avoir choisi de retourner auprès de Bruno, c'est aussi que je pressentais depuis le début que cette histoire ne pourrait pas durer, ou qu'elle finirait mal – même si je chassais cette pensée dès qu'elle me venait à l'esprit. Ce qui m'arrivait, disons ce qui nous arrivait, était à la fois trop dense et bien trop rapide. Olive bouleversait impétueusement ma vie. Ma chère petite vie facile, sans décisions cruciales, sans grands mouvements, sans remords, sans peur, sans souffrance, sans trop de matériel biologique. Elle était trop folle pour moi. Elle était trop istable, trop vive, trop pressée, trop tranchée, trop triste, trop franche, trop violente pour moi. Je suis un homme calme et timoré. Je ne pouvais pas la suivre. Je ne sais pas ce qui se serait passé, je me serais peut-être essoufflé tout seul, pitoyablement, je l'aurais laissée filer en soupirant d'un air las et irrité, en regrettant d'avoir couru pour rien; ou bien, après le mariage et quelques mois de grossesse, nous aurions réalisé, trop tard, que ce n'était qu'une passion d'adolescents attardés, vite consumée; ou nous aurions fini par nous taper dessus comme des sauvages poussés à bout; ou alors je serais devenu fou, je ne sais pas, quelque chose comme ça. Je ne saurai jamais. Une chose me paraît absolument certaine: si nous avions continué à nous voir, nous nous serions précipités droit vers une sorte de catastrophe.

Cela dit, j'irais bien donner quelques coups de genou lans les dents de ce Bruno. Mais ce n'est pas mon genre, je suis calme et timoré. Je me contente de le mépriser froidement. Sur le ton d'un homme qui lit l'annuaire, Jean Richard articule:

– Je vous arrête, Ledoux.

Maintenant, je ne fais plus grand-chose. Je ne passe plus au Saxo Bar. Non pas par peur de la croiser – car elle va changer de bistrot (elle m'a promis de ne pas me téléphoner, de ne pas m'écrire) – mais pour ne pas avoir à expliquer à tout le monde que la femme de ma vie m'a quitté au bout de sept jours. Je crains qu'on me prenne pour un pauvre type qui s'emballe pour un rien, ou pire, qu'on ait pitié de moi. De même, je laisse mon répondeur branché en permanence et ne décroche que lorsque la personne qui m'appelle n'est au courant de rien. Je ne veux ni qu'on me plaigne ni que mes amis s'exclament: «Ah, je me disais aussi… Ça ne m'étonne pas, allez. C'est pas demain que tu vas t'accrocher à quelqu'un. Toujours le même…» Car je ne pourrais pas mentir, contrairement à mon habitude, ça me ferait mal au cœur. Je dirais: «J'étais très amoureux d'elle, je voulais me marier et avoir un enfant, elle m'a quitté après une semaine, je ne suis plus amoureux d'elle» et tout le monde interpréterait ça de travers. Je me force tout de même à appeler Florence et Marie-Sophie pour qu'elles annulent respectivement le voyage et l'appartement. Ce n'est pas une démarche agréable. À leurs questions, je réponds que c'est terminé et que c'est mieux comme ça, mais que je n'ai pas très envie d'en parler. Elles comprennent. Qu'elles ne s'inquiètent pas, cependant, je ne vais pas mal. Elles me laissent tranquille. C'est bien. Je préfère faire le mort.

Je passe beaucoup de temps à marcher dans Paris. Surtout au bord de la Seine. Je longe les quais, près de millions de voitures parfois lentes, parfois rapides, et je traverse à chaque pont. Je dessine des créneaux de part et d'autre du fleuve. Je m'arrête toujours sur les ponts, à peu près au milieu. Car même si je ne souffre pas de l'absence d'Olive, il n'y a que là que je me sente réellement à l'aise: entre les rives. Personne ne peut m'atteindre. Il n'y a que sur les ponts que je puisse penser à elle en toute sérénité (ailleurs, j'évite – mais sans me forcer, par instinct). J'avance, je m'arrête, j'observe un quai, puis l'autre, et je m'accoude à la rambarde. J'y reste longtemps, je regarde devant moi, la Seine large et poignante, les bâtiments qui la bordent comme des falaises, leurs petites fenêtres, les autres ponts et les silhouettes minuscules qui les traversent. Bientôt, j'oublie les rives – ou du moins, j'ai l'impression qu'elles s'éloignent, que des kilomètres m'en séparent – et je me sens bien. Rassuré.

Toutes les pensées qui, avant ma rencontre avec Olive, s'agitaient dans mon esprit comme des gamins dans une cour de récréation me paraissent à présent bien puériles. Elles ne se posent plus, toutes les questions que je me posais: comment pourrais-je tomber AMOUREUX, c'est-à-dire comment pourrait-il exister une femme parfaite, idéale pour moi? Comment peuvent-ils décider de S'ENGAGER, comme on le fait par exemple dans l'armée? Et ensuite, comment les autres hommes peuvent-ils RESTER avec une femme? Et inversement? Comment font les COUPLES pour vivre ensemble? À quoi s'occuper pendant que l'autre regarde la télé? Avec Olive, je m'en foutais. Et maintenant, je m'en fous.

Tout ça, c'est de la foutaise. Olive était si bizarre que ces questions n'avaient plus aucun sens. Et peut-être que toutes les femmes dont les autres tombent amoureux sont, à leur manière, bizarres.

Je passe beaucoup de temps sur les ponts. Parfois trois ou quatre heures avant de rejoindre l'autre rive.

Olive a oublié chez moi une minijupe en velours côtelé vert pâle, avec une fermeture Éclair et un bouton devant. Je ne veux plus la garder, elle me fait mal au ventre. Mais je ne peux pas non plus me résigner à la jeter, par superstition ou sentimentalisme de circonstance. Alors je déterre la seule plante que je possède (je ne sais même pas ce que c'est, un truc avec des feuilles vertes, d'une trentaine de centimètres de hauteur), je tasse la jupe au fond du pot, remets la plante par-dessus et comble les vides avec la terre que je viens d'enlever (il en reste quelques poignées, que je jette au lieu de jeter la jupe). Je ne cherche pas à savoir pourquoi j'ai fait ça: c'est ce qui me semblait le plus naturel.

Le soir, je ne regarde plus la télé. J'essaie de lire ce qu'elle lisait – ce n'est pas toujours évident: outre les livres qu'on nous imposait à l'école, je n'ai déchiffré jusqu'à présent que quelques Agatha Christie et deux Boris Vian – et surtout je regarde par la fenêtre. Je m'assieds sur le rebord, je fume, je bois un peu de whisky, j'étudie l'immeuble d'en face. Les gens font tous les jours à peu près les mêmes choses aux mêmes heures. La grosse brune a acheté d'épais rideaux bleus qui sont désormais tirés en permanence, pour que je ne la voie pas s'engloutir dans son Minitel. Les quatre jeunes sont toujours postés au même endroit. Ils lèvent de temps en temps la tête vers moi.

Je m'attache aux deux lapins, le blanc et le noir. Jusque-là, je les considérais plutôt avec inquiétude, sans vraiment savoir pourquoi. Ce n'est plus le cas, peut-être tout bêtement parce qu'ils me rappellent Olive. Ou plus exactement, car la personne d'Olive n'existe plus, parce qu'ils me rappellent une semaine singulière. C'est con à dire, mais ces deux gros lapins évoquent pour moi l'amour.

Une nuit, alors qu'ils traînent dans leur vaste enclos, sautillent mollement et grignotent les rares touffes d'herbe sèche qu'ils trouvent ici ou là, je comprends soudain qu'ils risquent de ne pas tenir le coup longtemps. Ils sont gros et il y a peu d'herbe. Je ne sais pas ce qui me prend, je me sens responsable d'eux. Leur mort me serait insupportable, je ne sais pourquoi (il serait grotesque de penser qu'elle symboliserait à mes yeux la fin concrète de mon histoire avec Olive, ou je ne sais quoi de ce genre). Et j'en ai la certitude: je suis le seul être vivant sur cette planète à pouvoir les sauver. Sans chercher à comprendre pourquoi leur vie m'est brusquement devenue si précieuse, je me lance dans les escaliers tel un Superman pour lapins et me précipite jusqu'à l'épicerie du coin, sans courir mais presque, comme s'il leur fallait impérativement de la nourriture correcte sous peine de mourir dans la minute qui vient, tic, tac, tic, tac. Si j'arrive trop tard, je m'en voudrai pendant des années. Leurs petites bouches entrouvertes. Tic, tac, tic, tac.