C'est ignoble et, accessoirement, c'est cynique. Un ver géant. Quel bon partenaire pour tromper ma solitude.

Le lendemain, en sortant de chez moi après une nuit quasiment blanche passée à me demander si l'envahisseur n'allait pas profiter de mon sommeil pour remonter jusqu'à ma gorge, je me dirige sans détour vers le Saxo Bar avec l'intention de me saouler le plus rapidement possible pour me propulser jusqu'à lundi sans penser à rien. Si je peux enivrer l'animal par la même occasion, le gorger de whisky jusqu'à le faire verdir d'écœurement, ce sera du bonus.

Sur le trottoir, je lève la tête. À deux cents mètres de moi environ, une silhouette sombre se tient debout à l'angle de la rue Gauthey et de la rue de La Jonquière. C'est une femme, son visage est tourné vers moi. En approchant, je la distingue mieux: elle est blonde, vêtue d'une robe noire qui lui arrive aux genoux, et c'est bien moi qu'elle regarde, d'un drôle d'air d'ailleurs. Elle semble avoir un problème. Bourrée ou défoncée, peut-être. En mauvais état, c'est sûr. Je suis à une cinquantaine de mètres d'elle. De petits boutons brillants ferment sa robe du cou à la taille, autour de laquelle est noué une sorte de cordon noir. Elle porte des bottes rouges qui me font penser à Olive. Elle me sourit étrangement. Elle est défigurée. À dix mètres, je sens mes jambes fondre. À la fois parce que c'est Olive et parce que je ne peux pas admettre de ne l'avoir pas reconnue plus tôt.

J'aurais dû y penser: on a toujours une deuxième chance.

Elle a l'œil gauche au beurre noir – un petit œil rouge comme une plaie, humide et gonflé, submergé par un gros cocard noir et violet, avec un peu de mauve, un peu de vert, un peu de jaune. Juste en dessous, sa pommette enflée, sanguine, semble sur le point d'éclater à tout moment. Elle a un autre hématome sur la mâchoire. Ses lèvres sont tuméfiées, difformes et fendues comme des fruits trop mûrs et maltraités.

Elle n'a besoin que de répondre par oui ou par non pour me faire comprendre ce qui lui est arrivé: Bruno s’est énervé sur elle.

Ce n'est plus la même fille. Au-delà des transformations dues aux coups, qui ont changé son visage en caricature douloureuse, elle paraît vidée de toute personnalité. Sa voix est à peine audible, elle garde la tête basse et le regard sur ses chaussures, ses bras pendent morts le long de son corps. Lorsqu'elle lève les yeux vers moi, j'ai l'impression qu'elle fait un effort considérable. Elle a une voix de paille. On dirait qu'elle n'éprouve plus rien, ni colère ni honte, mais c'est probablement faux. Il reste un peu de vie en elle: elle tremble.

Je l'invite à boire un café au Saxo. Nous allons nous asseoir dans le fond de la salle, en essayant de répondre le plus brièvement possible aux questions que les habitués nous posent au passage.

– Qu'est-ce qui t'est arrivé?

– Rien, ce n'est pas grave.

– Qu'est-ce qu'elle a?

– On n'a qu'à dire qu'elle a eu un accident de voiture.

Brisée, elle me raconte qu'elle a parlé de moi plus longuement à Bruno, pour être honnête avec lui et expliquer son amertume et sa tristesse manifestes. Étant donné que ce n'était pas la première fois qu'elle s'éloignait vers un autre, et qu'elle revenait toujours à lui quand il le lui demandait, il s'est contenté, après sa petite crise de fureur paternaliste lors de l'annonce de la nouvelle, de faire la gueule pendant quelques jours, de l'humilier dès que l'occasion se présentait et de lui faire sentir sans finesse qu'il acceptait charitablement de la reprendre mais qu'elle pouvait considérer qu'elle avait de la chance. Il fallait maintenant faire pénitence. Pomponnette, etc. Beurk.

Cependant, il s'apercevait qu'elle ne réagissait pas tout à fait comme les autres fois. Il insistait, redoublait de froideur et d'autorité, la traitait d'indigne et de petite putain, lui appuyait à deux mains sur la tête pour l'enfoncer. Sous son emprise depuis quatre ans, Olive se laissait gronder comme une gamine devant son père, elle encaissait tout, approuvait toutes ses critiques, culpabilisait, déclinait. Elle a dû augmenter ses doses de médicaments.

Un jour qu'elle tripotait distraitement une barrette que je lui avais donnée (un vieux truc assez kitsch, en émail coloré, que j'avais trouvé sur un siège du métro – elle conserve, je crois l'avoir déjà dit, tous les objets qu'on lui offre), il la lui a prise des mains et lui a demandé d'où elle venait. Aussi sincère quand personne d'autre ne le serait qu'elle peut être menteuse quand ça l'arrange, elle lui a répondu: «C'est un cadeau de Titus.» Sans hésiter, Bruno a mis rageusement la barrette en morceaux et l'a balancée dans un coin de la pièce. Choquée, elle l'a giflé par réflexe. Ce n'était pas la première fois qu'elle le frappait, mais les circonstances étaient bien différentes. Depuis son retour au berçail, elle était censée faire profil bas et se repentir à genoux devant le maître. Ivre de colère et de jalousie refoulée, il s'est jeté sur elle et a soulagé ses nerfs sur sa tête, ce porc.

C'était avant-hier. Le médecin qui l’a examinée quelques heures plus tard l'a prévenue qu'elle garderait les traces de cette charge punitive pendant un mois environ.

J'essaie de la réconforter comme je peux mais elle est si démolie, il subsiste si peu de chose d'elle en face de moi que j'ai le sentiment de devoir reconstituer un collier dont il ne reste qu'un fil et deux ou trois perles. Je reviens sur le service que je lui avais demandé de ne plus chercher à me joindre: elle peut me téléphoner ou passer à l'appartement dès qu'elle a besoin de moi, si elle a besoin de moi. Si elle a besoin de quelqu'un, de parler à quelqu'un. Elle me remercie. Ses yeux sont fatigués, décolorés. Son œil.

Je ne suis plus amoureux d'elle. Déjà. C'est déconcertant. Je n'ai pas envie de retourner dans ses bras, ni de lui ouvrir les miens. Ce serait pourtant possible, je crois. Il suffirait peut-être de m'approcher de quelques centimètres, de me pencher au-dessus de la table, de l'embrasser. Il suffirait de quelques secondes, d'un geste. Mais à cet instant, au fond du Saxo Bar, je ne ressens que de la pitié pour elle.

Sans réellement prendre conscience de ma dureté, je me lève, prétexte un rendez-vous à l'autre bout de Paris et la laisse là, exténuée.

Je suis encore plus affecté par ce que je viens de voir que si j'étais toujours amoureux d'elle. Mon ver solitaire et moi allons nous saouler ailleurs.

Le lendemain, dès les premières lueurs de l'aube (c'est-à-dire vers quinze heures, dès que j'y vois suffisamment clair pour tenter de descendre de mon lit), je pars à la recherche d'un médecin – je ne tiens pas à retourner chez le demeuré qui m'a diagnostiqué des chlamydiae comme un flic annoncerait le nom d'un coupable en fixant attentivement un Bottin fermé. Encore à moitié murgé, à moitié décomposé (et à moitié endormi, allez, je suis dilaté par l'alcool, j'ai de la place), je marche au sonar, l'air autour de moi me paraît trop dense, épais et collant, je respire par le nez pour tenter de contenir la nausée qui me déborde des tripes et afflue vers ma gorge. Lové dans mes entrailles, mon compagnon annelé doit être en aussi piteux état que moi.

Une nouvelle fois, j'entre chez le premier docteur dont je vois la plaque, avenue de Clichy. Sa secrétaire nous accueille avec naturel et gentillesse, note mon nom sur un grand cahier et nous guide vers la salle d'attente. C'est une grande brune d'une quarantaine d'années, dotée d'une poitrine monumentale et vêtue d'un tailleur vert sombre très moulant. Quand je baisse les yeux sur ses belles fesses chevalines, qu'aucune marque de culotte ne vient bafouer, je sens remuer mon hôte invisible.

Nous nous asseyons sur une chaise métallique, en face d'une jeune femme en robe courte et légère, aux cuisses dorées, aux seins tendres, qui lit un roman de Hemingway dont je ne parviens pas à lire le titre. Parfait, nous n'aurons pas à patienter longtemps avant notre tour: une aussi jolie fille ne peut pas être bien malade. Je suis tout de même un peu désappointé lorsque, à peine installé, j'entends déjà la voix criarde d'une mémé dans le couloir – j'aurais bien laissé mes yeux se troubler encore un peu sur les genoux, le cou, le ventre de cette nymphette affaiblie.

– Mais c'est ce que j'ai dit à mon petit-fils, docteur. Il ne veut rien entendre. Il croit tout savoir, il n'en fait qu'à sa tête. Vous savez comment c'est, à cet âge-là. Je lui répète sans arrêt qu'il… Oui, d'accord. Très bien. Merci docteur. C'est que je ne peux pas le forcer, vous comprenez. Même sa mère ne… D'accord. Bien. Voilà. Oui. Dites, docteur, vous ne voudriez pas lui téléphoner?

Je n'entends pas les réponses du médecin, qui parle à voix beaucoup plus basse et calme. Quelques secondes après qu'il a sans doute refilé la grand-mère à sa secrétaire, ses pas s'approchent de nous. Je ne vois pas sa tête lorsqu'il entrouvre la porte et annonce:

– Mademoiselle Laruine.

Ça ne lui va pas bien, ce nom. Lorsqu'elle décroise les jambes, j'aperçois un triangle de coton blanc légèrement bombé. Elle est debout maintenant, mais je vois toujours l'image de ce triangle de coton blanc légèrement bombé. J'ai pris une photo. Dans mon ventre, le ver frémit comme s'il venait de recevoir une légère décharge électrique. Il me semble l'entendre bourdonner de plaisir. J'ai des hallucinations, je sens les vibrations.

La demoiselle se tourne – nous nous apprêtons, mon complice et moi-même, à prendre une deuxième photo mentale de la culotte à travers sa robe bleu clair – et se dirige vers la porte. Elle boite affreusement. Ce n'est qu'à ce moment que je m'aperçois que l'un de ses tennis a une semelle plus haute que l'autre d'au moins quatre ou cinq centimètres.

Lorsque nous quittons à notre tour la salle d'attente, dix minutes plus tard, nous croisons un jeune Pakistanais qui y entre. Il est en costume cravate, il a l'air ambitieux et prêt à tout, mais pour l'instant très malade.

Le médecin est un homme d'environ trente-cinq ans, brun et mince, habillé comme un détective privé. Il est sympathique, c'est certain. Je ne vais pas pour autant réussir à lui avouer facilement que j'ai un asticot de trois ou quatre mètres dans le corps.

Nous nous installons dans son cabinet de détective. Tout est en bois. Je cherche la bouteille de Jim Beam et le ventilateur. Il s'assied, se cale au fond de son fauteuil, mais ne croise pas les pieds sur son bureau.

– Alors, monsieur Colas, qu'est-ce qui se passe?