J'entends d'horribles craquements. Les nerfs qu'on arrache, la gencive qu'on déchiquète. Je le sens entre mes lèvres grandes ouvertes: il tourne, comme pour sortir un gros clou d'un mur. Mais avec les grincements, le couinement déchirant des ligaments et les ondes qui se répercutent dans tout mon corps, j'ai plutôt l'impression qu'il essaie de me séparer le mollet de la cuisse en faisant jouer la rotule jusqu'à ce qu'elle cède. Dès qu'il me relâchera, je lui mettrai une claque.

CRAC.

Sale type. Vicieux.

Bravo, doc.

– Et voilà. Qu'elle repose en paix.

– Erchi.

Je me rhabille mentalement, me rince trois ou quatre fois la bouche avec un liquide rosâtre, crache du sang qui charrie quelques morceaux de moi, les derniers restes terrestres de ma molaire, j'empoche une ordonnance d'antibiotiques et d'antalgiques («Vous risquez de souffrir un peu, dans les jours qui viennent»), signe un chèque en vitesse et sors en évitant de croiser le regard possédé de la harpie ricanante, je ne veux plus jamais revoir ces malades.

Sur le trottoir, en passant ma grosse langue engourdie dans le trou lisse et sanguinolent de ma gencive inférieure gauche, une pensée accablante me traverse l'esprit. Je ne viens pas seulement de passer un mauvais moment que j'aurai oublié dans quelques jours. Ce n'est pas comme si j'avais pris dix coups de pied dans le ventre, disons. Ce trou restera béant jusqu'à ma mort. Rien à voir avec une quelconque préoccupation esthétique, je m'en fous. Mais cette dent que le dentiste a jetée dans sa poubelle, dont j'ai craché moi-même les derniers débris, je ne la retrouverai jamais. On peut souvent oublier, voire revenir à l'état dans lequel on se trouvait avant tel ou tel acte, tel ou tel épisode de notre vie. Si on se coupe les cheveux et que c'est raté, on peut patienter jusqu'à ce que ça repousse. Si on ne mange pas pendant une semaine, on peut espérer gagner de l'argent plus tard pour se goinfrer. Si quelqu'un nous quitte, on peut chercher ou attendre quelqu'un d'autre. Même si un ami meurt, on peut supposer – tristement, c'est vrai – qu'on l'aura oublié dans trente ans. Mais la perte apparemment dérisoire de cette molaire est définitive. Et j'y penserai jusqu'à la fin, à chaque fois que je passerai ma langue dans ce trou. Il vient de m'arriver quelque chose d'irréversible: j'ai fait un pas, bien malgré moi, et je sais qu'il m'est impossible de revenir en arrière. Pour la première fois je crois, je prends réellement conscience de ma mort prochaine. Une dent de moins.

Je veux revoir Olive, vite. Malheureusement, ce qui caractérise les calamités, c'est leur capacité à poursuivre leur action néfaste même après qu'on a réussi à leur échapper. Je suis dans la rue, j'ai fui le dentiste et son assistante perverse mais ils m'ont jeté un sort et continuent à me persécuter à distance: pendant au moins trois heures, je vais avoir la moitié de la mâchoire et des lèvres paralysée, et donc l'air d'un demeuré.

J'ai senti ce matin que plus rien ne me séparait d'Olive, que je pouvais me comporter avec elle comme avec moi-même (ça, j'ai l'habitude, j'ai toujours été entièrement seul). C'est sans doute naïf et prématuré, mais c'est vrai. Dans l'absolu, je pourrais donc aller lui montrer ma tête de vache folle, l'embrasser avec ma bouche empotée, lui murmurer des mots d'amour en compote. Mais de toute manière, je ne sais pas où elle est. (Elle est chez elle, elle dort, puis elle lit, elle téléphone à un ancien client mateur qui lui propose un rôle dans un «vrai film» qu'il va mettre en scène et l'invite à dîner ce soir «pour en parler», puis elle écoute une cassette qu'a enregistrée Bruno – qui sent probablement qu'elle commence à se détacher de lui – pour lui expliquer combien il tient à elle.) Elle est peut-être au Saxo, mais si elle n'y est pas je vais imaginer tout un tas de trucs. Je préfère attendre dehors.

Je passe l'après-midi à marcher jusqu'à Pigalle, puis jusqu'à la place des Ternes. Coincé de la bouche, je n'entre dans aucun bistrot, par crainte de ne pas me faire comprendre du serveur ou de baver la moitié de ma bière sur la table à la manière des faibles, j'évite même de fumer dans les rues trop passantes – on penserait que c'est la première cigarette de ma vie. Lorsque la paralysie s'estompe, je m'achète un sandwich poulet-mayo-crudités dans une boulangerie de l'avenue de Courcelles. Je m'en fous partout. Quand je croise quelqu'un sur le trottoir, les lèvres et le menton dégoulinants de mayonnaise, de tomates et d'œufs que je n'arrive pas à contrôler et à guider vers l'intérieur, je fais semblant de m'intéresser au mur que je suis en train de longer. C'est une excellente technique, que j'emploie même lorsque ma bouche fonctionne à merveille (car toujours j'ai honte qu'on me voie manger). Si l’on détourne la tête, on a l'impression, fausse mais réelle, que l'autre ne nous regarde pas. C'est ce que font les enfants qui, pour se cacher, se contentent de plaquer leurs mains sur leurs yeux, égocentriquement persuadés que personne ne peut les voir. C'est absurde mais rassurant. Et n'est-ce pas ce qui compte, d'être rassuré?

J'entre au Saxo vers vingt heures. Olive est là, au comptoir cette fois – elle commence à connaître suffisamment les hommes d'ici pour les supporter dans son dos. Elle boit un café et un verre d'eau, et lit Lolita. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui lisait aussi vite.

– Ça n'a rien à voir avec le film de Kubrick, dit-elle simplement.

Elle porte un pantalon de marin, en grosse toile bleue, un polo rouge en éponge, son petit chapeau de maçon et des chaussures de cuir noir. Elle est donc passée chez elle pour se changer.

– Je vais passer chez moi, dit-elle, pour me changer. Je suis assez nerveuse, j'ai besoin de faire quelque chose. Tu veux venir?

– Pourquoi pas? Si ça ne t'ennuie pas.

– Non, pas du tout. Mais tu verras, ce n'est pas très bien rangé.

Nous sommes sur le point de partir quand le juke-box diffuse une chanson qu'elle aime. Elle se met à danser près du comptoir, sous le regard ébahi de ceux des clients qui ne la connaissent pas. Comme la veille, elle s'enflamme aussitôt. En admiration béate devant elle, je me souviens d'un mot que j'ai trouvé un jour dans le dictionnaire, un mot qui m'avait intrigué, presque envoûté, qui m'a poussé à courir de tous côtés pendant des années (sur toute la surface de la terre, si j'avais pu), qui m'a donné du courage quand j'en voulais à l'humanité autant qu'à mon gros con de père ou quand je me réveillais boueux, enchevêtré dans les bras d'une petite dinde prétentieuse qui chassait mon chat du lit, le mot «Almée». Danseuse égyptienne lettrée, dit le dico.

Quand elle cesse de danser, elle revient vers moi en souriant, m'embrasse pour la première fois en public, longuement, langoureusement, et me serre la queue à pleine main, manifestement surexcitée. Ses joues sont bouillantes et ses lèvres glacées.

Elle habite un studio de vingt mètres carrés dans une rue voisine, au sixième étage sans ascenseur. Il se compose d'une pièce principale, d'une kitchenette et d'une sallé de bains. Si quelqu'un peut vivre là-dedans, un homard peut faire du poney: il n'y a pas un meuble, pas un appareil électroménager, pas l'ombre d'un produit alimentaire, pas une chaise, pas un lit, et pas un centimètre carré de sol visible. C'est un grand placard, un amoncellement de vêtements, de chapeaux, de chaussures, de livres et d'objets inutiles. Ce n'est pas sale, c'est encombré – comme on pourrait dire que le Sahara est… dégagé. Il semble impossible qu'elle puisse passer plus d'une demi-heure là-dedans – quant à y recevoir quelqu'un ou à y dormir, rions un bon coup.

– Pourtant je dors ici, souvent. Le mois dernier, je suis même restée enfermée pendant une semaine, sans sortir, en dormant tout le temps et en ne mangeant que du Nutella, sans me lever une fois du divan, sauf pour aller aux chiottes.

Le divan? Allons, il n'y a pas de divan ici, soyons raisonnable – ça se verrait. Elle déblaie une dizaine de robes, des livres, des photos, des sacs pleins de je ne sais quoi, et apparaît en effet un vieux récamier de cuir rouge.

– Assieds-toi, j'en ai pour deux minutes.

Pendant qu'elle enlève ses chaussures et son pantalon de marin (elle n'a pas de culotte), j'essaie de regarder autour de moi d'un œil froid et méthodique. Je respire profondément par le nez pour ne pas me laisser emporter dans ce tourbillon de foutoir. Plus de deux cents tenues différentes doivent être entassées dans la pièce principale. Une trentaine de robes font ployer un portant (des robes de toutes les époques, des robes de bal, de petite fille, d'ouvrière, de chanteuse yéyé, de princesse, de danseuse, de paysanne, de pute, de vedette du music-hall, de secrétaire de direction), cinq vieilles et grosses valises de cuir râpé débordent d'autres robes, de jupes, de pantalons, de chemisiers, de tee-shirts, de pulls, plusieurs grands sacs de chez Tati ou Yves Saint Laurent déversent des dizaines et des dizaines d'autres affaires sur le sol, des fripes ou des vêtements de marque, de toutes les couleurs et de toutes les matières, l'un d'eux est rempli de culottes, de soutiens-gorge, de collants, de bas, de porte-jarretelles, de dentelle, de Lycra, de coton, de satin, de soie, de synthétique, d'éponge même, des culottes d'adolescente ou de grand-mère, des soutiens-gorge de sportive ou de femme de notaire, et des tas de choses froissées traînent un peu partout ailleurs. Un grand carton est rempli à ras bord de chaussures en tout genre, usées ou neuves, peut-être cinquante paires. Un autre contient une bonne vingtaine de sacs à main, petits ou grands, chics ou pratiques, rutilants ou défraîchis. Je compte une quinzaine de chapeaux de toutes formes éparpillés dans la pièce. D'innombrables livres sont empilés le long des murs, d'autres ont été laissés n'importe où par terre – je vois Céline, Maupassant, Steinbeck, Mishima, Bukowski, Guy des Cars, Sterne, Voltaire, Stephen King, Topor, Duras, Kafka, San Antonio, Albertine disparue, Demande à la poussière, Manon Lescaut, Baise-moi, La Reine des pommes, American Psycho, des guides pratiques de bricolage ou de chasse, des manuels d'histoire ou de grammaire, des biographies de n'importe qui, des pièces de théâtre, des ouvrages de psychanalyse ou des récits de voyage. Il y a également de nombreuses photos éparpillées, quelques paysages, des immeubles, des rues, des monuments, des foules et des natures mortes, mais la plupart représentent Olive, nue sur certaines. Elles me mettent mal à l'aise. S'apercevant que je les ai vues, et probablement qu'elles me remuent, elle me dit: