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Quelques-unes de ces femmes, étrangement, sont tombées amoureuses de moi – du moins le croyaient-elles. Pourtant, je pense avoir toujours été honnête avec elles, comme disent les fourbes. Je n'annonçais pas dès les premières secondes: «Autant te prévenir tout de suite, mignonne, ce n'est que pour le cul», mais dès qu'elles abordaient le sujet, ou si leur comportement me laissait entrevoir le moindre soupçon d'affection trop marquée (ce qui n'était pas le cas, la plupart du temps; la majorité de ces femmes, j'en suis convaincu, étaient là pour la même raison que moi: prendre du plaisir sans se compliquer la vie), dès que l'ambiguïté glissait son corps d'anguille sous les draps, je m'efforçais de me sauver.

S'il a suffi, de quelques heures à trois ou quatre femmes pour tomber amoureuses de moi, c'est parce qu'elles se sont vite aperçues que j'étais «inaccessible». Certes, j'étais fatigué, niais, sombre, maladroit, déprimé, malchanceux – sans oublier très-moyen voire plutôt-moche, ce qui est toujours un handicap de taille – mais inaccessible. Car à ce moment-là, j'avais le cœur à tomber amoureux autant qu'à me teindre les sourcils en vert clair. Et le fait de savoir que je n'étais ni un apollon ni une star n'a pu qu'accroître leur volonté de m'attraper, leur besoin de m'emmener avec elles – «C'est trop bête, quand même, il devrait être facile à atteindre!» (Pollux, c'était le contraire: j'étais tellement accessible pour elle – non, si c'était vrai, si la vie était aussi cynique, ce serait effroyable – qu'elle s'était aussitôt rendu compte que je ne valais pas une cacahuète, au fond.) On tombe artificiellement amoureux de l'inaccessible, mais sur l'instant, il est normal que la nuance nous échappe.

Quant à toutes ces femmes qui ont si rapidement cédé à mes lestes avances, elles devaient également deviner une sorte de distance (même si ce n'est sans doute pas exactement la même chose puisque, sexuellement, j'étais on ne peut plus accessible). Je pense qu'elles se sont montrées si accueillantes et complaisantes car elles pressentaient que je n'avais rien à perdre – la détresse m'avait rendu parfaitement insouciant -, que je ne donnerais que ma surface, ne demanderais que la leur, et me moquais éperdument qu'elles acceptent ou refusent. Elles voyaient que j'étais ailleurs et me suivaient sans hésiter parce qu'elles ne «craignaient» rien de moi. Comme si j'avais l'apparence et les facultés d'un homme, mais n'étais pas un homme.

Un soir, je suis allé à une fête chez une amie. J'y ai rencontré sa sœur, qui habitait avec elle et que j'ai trouvée jolie. J'ai bavardé un moment avec elle près du buffet, Puis je lui ai demandé si elle ne voulait pas que l'on s'éloigne un peu de tout ce monde. Nous sommes sortis sur la terrasse et je l'ai embrassée tout de suite. À la fin de la soirée, je lui ai demandé (toujours aussi poliment) si elle ne voyait pas d'inconvénient à ce que je reste dormir là: elle m'a emmené dans sa chambre. Nous nous sommes déshabillés aussitôt la porte fermée. J'étais passablement ivre, mais pas au point de m'endormir tout de suite.

Le lendemain, quand j'ai ouvert les yeux, je me suis aperçu que la chambre était pleine de peluches, de poupées et de gadgets. Sur les murs étaient punaisés des posters de groupes à la mode, des photos de chatons et de chevaux, des cartes postales en forme de cœur. La couette et les rideaux étaient roses. La fille se tenait debout près de la fenêtre, vêtue d'un long tee-shirt Mickey. À la lumière du jour, sans maquillage et les cheveux défaits, je lui donnais quatorze ou quinze ans.

J'ai senti une grosse boule de pâte crue gonfler dans ma gorge. Comme lorsque j'avais découvert Laure dans ma baignoire à la place de Pollux, je n'ai pas su faire preuve d'une grande diplomatie. Je suis quelqu'un de sensible, le moindre choc me déstabilise. Je me suis assis dans le lit et j'ai articulé d'une voix étranglée: – Tu as quel âge?

Elle avait vingt et un ans, bon. Dix-neuf ou vingt, en supposant qu'elle ait un peu triché. Ça va encore. Mais la seule chose qui comptait à mes yeux, c'est qu'elle en paraissait quatorze. Et ça ne m'avait pas empêché de me faufiler dans sa chambre et de lui faire subir tous les outrages pendant je ne sais combien de temps. L'alcool n'était pas une excuse. J'ai eu peur. J'ai senti que si je continuais à me prélasser dans la luxure je n'allais pas tarder à perdre tous mes repères. (Je n'en avais déjà plus, c'est entendu, mais ce n'est pas parce qu'on est perdu sur un radeau en plein océan qu'il faut plonger pour aller se perdre au fond – car même si l'on y trouve de jolis possons multicolores, on y respire difficilement.)

De toute façon, ça ne tombait pas si mal. Je commençais non pas à me lasser, mais à me décourager. Deux mois plus tôt, je rêvais encore d'intimité et de dessous blancs en observant les passantes inabordables, j'avais été servi. Mais si j'avais passé des moments agréables, ça n'avait pas grand-chose à voir avec le «miracle de la découverte» qui m'intriguait tant. Même d'un point de vue physique, d'ailleurs. Une inconnue un peu trop petite ou un peu trop ronde croisée dans l'après-midi me tentait davantage qu'une femme aux formes «idéales» avec laquelle je m'apprêtais à passer une deuxième nuit. Ou pire encore: dans une soirée, je remarquais une femme en pantalon serré dont les fesses – par exemple – me paraissaient «parfaites» (c'est-à-dire qu'elles incarnaient cette perfection inaccessible de la chair après laquelle je courais depuis vingt ans – combien de fois m'étais-je dit, en suivant d'un œil hypnotisé des fesses semblables dans la rue: «Je donnerais n'importe quoi pour pouvoir baisser ce pantalon, les regarder, les toucher, je donnerais dix ans de ma vie, tout l'or que je possède»?). Par chance, je réussissais à ramener chez moi cette femme aux fesses mythiques. Je baissais son pantalon, je baissais sa culotte, je regardais ses fesses, je touchais ses fesses. Ce sont de belles fesses, c'est sûr. Superbes. Rien à dire. Et alors? Comme souvent, quelque chose m'échappait. Je les regardais, je les touchais, je ne pouvais rien faire de plus, et pourtant j'avais le sentiment de rester à distance. De ne pas saisir le mystère de la perfection. Si une passante était entrée à ce moment-là dans la chambre (au moment où j'entre, moi, dans la fiction), même moins jolie mais vêtue, encore à voir, à toucher, porteuse d'espoir, j'aurais abandonné aussitôt ma créature aux fesses d'or pour suivre la nouvelle st essayer de soulever sa jupe. (Les fesses sont un symbole pour que les enfants comprennent bien, mais je ne suis pas spécialement préoccupé par les fesses, je pourrais en dire autant des jambes, du ventre ou de la poitrine. Les seins, tiens, oui. Combien ai-je vu de seins, dans ma vie, et surtout ces derniers mois? Deux fois plus que de femmes nues, c'est dire. Et pourtant, ils me fascinent et m'émeuvent toujours autant. Même si ceux que je devine sous le pull léger de cette femme semblent quasiment identiques à ceux que j'ai touchés la nuit passée – du moins autant qu'ils peuvent l'être -, ils me paraissent mystérieux, irréels, utopiques. C'est tout de même intrigant, non? Est-ce qu'on s'imagine courir après des choses qu'on a déjà vues cent fois, qu'on connaît par cœur – des verres à pied ou des lunettes, par exemple -, en rêvant d'en revoir d'autres, d'en découvrir toujours plus?) Et si ma créature aux fesses d'or me téléphonait le lendemain pour me voir, je trouvais un prétexte quelconque et sortais seul, poursuivant ma quête mais sachant qu'elle n'aboutirait jamais.

Ce que je cherchais, je l'ai compris tard, c'était le corps de Pollux Lesiak. Je devais me contenter de l'aspect charnel – je n'arrivais déjà pas à retrouver ses fesses, je pouvais toujours courir pour retrouver son esprit, son âme, son amour -, la forme d'un sein ou la couleur d'un œil m'apportaient un peu de réconfort en souvenir, une position de jambes qu'elle prenait souvent, une manière de secouer la tête sur l'oreiller ou de me tenir par les épaules, je ne pouvais pas demander grand-chose de plus, mais je sais que, parmi toutes ces femmes si rapidement approchées et si rapidement quittées, je cherchais Pollux. Je m'y prenais maladroitement – aller chercher l'âme d'une femme entre les jambes de toutes les autres, ce n'est sans doute pas la bonne méthode – mais il fallait bien que je fasse quelque chose. On ne peut pas rester sans rien faire. On ne peut pas s'arrêter.

Si, on peut. Quelques jours avant la fin du printemps, l'une de mes amies s'est arrêtée. Ma seule amie d'enfance, du moins la seule que je revoyais régulièrement, la seule que j'aimais encore. La première fille que j'aie vue toute nue. Elle s'est pendue dans sa chambre.