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Bien plus tard, j'ai appris – en allant interroger sur le boulevard l'une de leurs «collègues» qui était venue deux ou trois fois à la maison – qu'Olivia était morte moins d'un mois après leur départ, d'une overdose (Helena n'avait probablement pas cherché à la faire revenir, même si rester seule ne devait pas être une perspective des plus réjouissantes), et qu'Helena (Hélène, peut-être) s'était éteinte dans un hôpital, en octobre, des suites d'une maladie opportuniste dont son ex-collègue n'a pas su me dire le nom.

(Je suis allé faire un test, le printemps suivant, au labo devant lequel Pollux m'avait sauté au cou, j'étais négatif. Je suppose que j'ai eu de la chance, comme toujours.)

À la fin du mois de juillet, je suis allé rejoindre Catherine à Anvers – elle y passait quelques jours avec Arnaud. Je ne suis pas descendu au bon endroit – le train s'arrêtait dans deux gares dont le nom commençait par Antwerpen, j'ai choisi la mauvaise. J'ai marché je ne sais combien de temps le long de la voie ferrée, dans l'obscurité, seul et découragé, avant de commencer enfin à croiser quelques rabbins – ou des juifs en costume traditionnel, je ne suis pas très expert – en approchant du quartier des diamantaires. J'ai repéré l'hôtel en arrivant en ville, les fenêtres donnaient sur les rails. Un hôtel hideux, cher et sinistre, tout en hauteur, dans lequel Catherine et Arnaud ne se trouvaient pas – il s'est avéré plus tard qu'elle s'était trompée de nom. J'ai tout de même pris une chambre, que j'ai fuie au plus vite pour aller me promener quelque part. Qu'est-ce que je faisais là, perdu au milieu des Flamands, en pleine nuit, dans une ville que je ne connaissais pas, avec pour seul point d'attache un hôtel qui n'était pas le bon, sans une idée en tête et sans une adresse en poche? Je suis entré dans quelques bars au hasard, dont un sur le port (inquiétant), j'ai mangé des frites grasses, j'ai beaucoup marché, lentement, gai comme un paquet d'algues noires, et j'ai terminé la nuit dans une boîte punk en sous-sol, entouré de blonds décharnés en transe, en haillons et en sueur, qui hurlaient des trucs incompréhensibles. Au petit matin, je suis remonté dans ma chambre au huitième étage, j'ai allumé la télé fixée en hauteur, baissé les stores métalliques, ouvert le minibar, puis je me suis couché avec quelques mignonnettes de whisky et me suis endormi devant un reportage en flamand sur les tigres.

En début d'après-midi, je montais dans un train pour Bruxelles, histoire de ne pas rentrer trop vite à Paris. Là, en face de la gare, je suis tombé sur un hôtel miteux dont le nom m'a plu: le Midi Palace. Au bar, la patronne massacrée par le temps, dont le visage entier me paraissait barbouillé de rouge à lèvres, discutait avec trois maquereaux aux cheveux huileux. Elle m'a dit de monter dans les étages et de trouver une chambre libre – les portes ne fermaient pas à clé, je n'avais qu'à regarder à l'intérieur.

Après avoir dérangé une grosse blonde en porte-jarretelles bleu, à quatre pattes sur le lit, qui se faisait besogner par un petit papi tout sec, puis un travailleur émigré, disons roumain, qui, en maillot de corps, allongé sur le dos, les mains derrière la tête, semblait chercher le secret du bonheur, j'ai trouvé une chambre vide. Elle n'invitait pas franchement à la méditation ni au plaisir d'une bonne sieste, mais j'ai préféré m'y installer plutôt que de continuer à ouvrir des portes au risque de tomber sur «ce qu'il n'aurait jamais dû voir».

L'armoire bancale et vermoulue n'avait plus de portes, une boule de cheveux bouchait le lavabo, le lit était défait et le drap taché d'un peu de sang. On a vu pire, dans les films réalistes. J'ai poussé l'oreiller sale par terre, rabattu la couverture, et je me suis couché dans la position du penseur roumain. Je suis resté là jusqu'au soir, une drôle d'idée en tête. Je pensais à mon amie d'enfance, qui n'était plus nulle part, et je me disais: «Être allongé dans cette chambre répugnante à Bruxelles, c'est mieux que rien. Par rapport à rien, c'est même presque agréable.»

J'ai décidé que Pollux Lesiak se trouvait, au même moment, dans un bistrot des Abbesses. Assise devant un verre de vin, en face de son nouveau fiancé. Ils parlaient d'un de leurs amis qui cherchait du travail. Elle lui caressait distraitement le dos de la main.

Je suis descendu au bar, j'ai bu un whisky, laissé mon sac de voyage en garde à la patronne – je ferais confiance à peu de gens comme à une vieille maquerelle – et suis entré dans le premier restaurant à gauche en sortant de l'hôtel.

Je n'avais pas faim. L'atmosphère et le décor auraient d'ailleurs coupé l'appétit à plus d'un goinfre. Une seule table était occupée, par un couple de touristes espagnols vraisemblablement égarés. La pauvre serveuse puait les règles. C'était trop pour moi. Je pensais m'être liquéfié puis évaporé depuis longtemps, n'avoir plus de contours ni de limites, mais je me trompais. Une chose bête comme une odeur de règles peut suffire à déclencher ce qui ressemble à de la colère. Le sang, la mort, le sexe, tout se mélangeait en moi comme si je devais avaler de force le monde en bouillie – comme quelqu'un qui coule, à bout de souffle, ne peut qu'ouvrir la bouche, même s'il se noie dans un égout. Si je pouvais, pour ne plus être obligé de l'absorber par tous mes pores, j'aurais détruit le monde. Et Pollux Lesiak avec, qui s'était fondue dedans.

J'ai quitté le restaurant avant que la serveuse – qui n'y était pour rien, la malheureuse – ne vienne prendre ma commande, je suis allé payer l'après-midi à la maquerelle fossile, récupérer mon sac, et j'ai pris le train pour Paris.

Sur le quai, deux jeunes gens s'embrassaient tendrement. La fille pleurait, le garçon se retenait à grand-peine. À la manière dont ils se serraient de toutes leurs forces dans les bras l'un de l'autre, on devinait qu'ils étaient à la fois tristes de se quitter et heureux de constater cette tristesse, heureux d'être amoureux. Inquiets et rassurés de se sentir inquiets. C'était la scène la plus banale du monde mais ils la jouaient bien. Ils avaient de la chance. Plus tard, j'ai revu la fille dans le train, seule. Son visage était grave, presque soucieux, elle semblait plongée dans quelque réflexion sérieuse et ne portait plus la moindre trace d'amour. Au fond d'elle, sans doute. Mais en surface, plus rien ne restait de l'émotion torrentueuse qui la faisait chavirer de douleur et de bonheur, à peine quelques minutes plus tôt. Elle était déjà «détachée». Sobre et seule. Détachée de son fiancé, détachée de la passion. Je devais avoir le même aspect, depuis plusieurs mois.

Gare du Nord, j'ai jeté négligemment un paquet de cigarettes vide par terre. Une petite vieille qui s'apprêtait à me croiser a grogné en me fusillant du regard:

– C'est ça, salissez tout ce que vous pouvez. La Terre ne peut pas se défendre, hein, c'est pratique?

Surpris et vaguement honteux, je me suis baissé pour le récupérer. Une fois que je l'ai eu dans la main, j'ai réalisé l'incongruité de la situation. Qu'est-ce que je suis en train de faire? La Terre ne peut pas se défendre? Pour une impuissante, elle se débrouille. Et moi, je peux me défendre, peut-être? Tout m'attaque et je me baisse pour ramasser gentiment un morceau de carton qui risquerait d'incommoder notre brave mère la Terre? Mon paquet à la main, je me suis senti aussi lâche et rampant qu'un prisonnier passé à tabac qui s'excuserait d'avoir postillonné, en criant de douleur, sur l'uniforme de son tortionnaire.

– Va te faire foutre, vieille guenon.

Je lui ai lancé le paquet de cigarettes à la tête et me suis éloigné calmement, fatigué, la laissant plantée comme une bonne élève à qui le cancre de la classe vient de mettre une main aux fesses, outragée, toute raide.

J'ai trouvé plusieurs messages sur mon répondeur, dont un de Marthe, que je n'avais pas vue depuis plus d'un mois. «J'ai appris, pour ta copine. Je suis désolée.» C'était gentil de sa part – même si tout le monde sait que, dans ces cas-là, un ou mille mots n'ont pas plus d'effet sur le chagrin qu'un souffle sur une blessure. Au fait, comment était-elle au courant? Je lui avais parlé quelquefois de mon amie d'enfance, mais elle ne la connaissait pas – ni aucune de ses relations, probablement. Je l'ai rappelée pour savoir.

Elle ne parlait pas de mon amie d'enfance, elle parlait de Pollux Lesiak. Et si elle était désolée, c'est parce qu'elle venait d'apprendre sa mort. Un ami de Pollux, qui travaillait occasionnellement pour la maison d'édition – celui qui l'avait emmenée à la soirée, lors de nos «retrouvailles» -, lui en avait parlé par hasard. Marthe était persuadée que j'étais au courant – comment imaginer que non? – , que je n'avais rien dit pour ne pas me plaindre, ou parce que aborder le sujet me faisait mal. Elle était encore plus désolée, bien sûr. Pollux était morte depuis longtemps déjà. Au début du mois de janvier. D'une mort aussi laide que toutes les autres, mais particulièrement obscène. Renversée, écrasée par un bus. J'ai dit non – d'une voix basse et posée qui m'a surpris moi-même – et j'ai raccroché.

Elle était probablement morte le soir de notre retour de Normandie. Ou le lendemain matin. Juste après notre voyage, en tout cas.

La première image qui m'est venue à l'esprit, curieusement, c'est son appartement. Ses six lampes, le téléphone peint en jaune, la photo d'elle entre deux garçons, sur le côté de la télé, les étagères métalliques remplies de livres de poche, les boîtes d'allumettes orientales, les dessins de temples romains, la feuille punaisée au-dessus de son ordinateur, «POLLUX, TU DOIS TRAVAILLER». Sa salle de bains décolorée, ses tubes et ses flacons. Son décor à présent inutile. Figé dans le temps, immobile et désert. Abandonné. Sans elle. Je me représentais son appartement sans elle.

Je ne savais pas grand-chose de Pollux Lesiak. Je ne savais pas ce qu'elle pensait de moi, je ne savais pas ce qu'elle avait en tête en montant jusque chez elle le dernier soir, après m'avoir adressé ce petit signe de la main, après avoir laissé la porte de l'immeuble se refermer lentement derrière elle. Je ne savais pas ce qu'elle s'était dit en s'endormant, pendant que je pensais à elle dans mon lit. Elle était morte depuis sept mois. Je me suis souvenu d'avoir en effet entendu parler, à la télé ou à la radio, vers le début de l'année, d'un accident de bus qui avait fait un mort et quelques blessés. En essayant d'éviter un cycliste, le bus qui roulait trop vite était monté sur le trottoir et avait percuté un groupe de passants. Je crois me souvenir de la sensation que j'avais éprouvée en apprenant cette nouvelle. La puissance monstrueuse du fer sur la chair et les os. La grosse machine aveugle et vrombissante qui bondit hors de la route pour aller écraser des êtres humains. Je n'y avais pensé que pendant quelques minutes, bien sûr.