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Le dimanche matin, elle était sur terre – le dimanche soir, elle n'y était plus. J'étais rattrapé par cette épouvante incrédule face à la mort. Mon amie d'enfance. Que j'avais vue toute nue dans la chambre d'un pavillon de banlieue, allongée sur le lit, des années et des années plus tôt. Que je n'avais pas osé toucher. Qui me demandait sans arrêt des cigarettes, dans le hall du lycée. Qui avait détruit une chaîne hi-fi à coups de pied dans une boum. Qui écrivait des histoires en rentrant de cours. Qui passait pour une sauvage. Qui était, en réalité, un ange de douceur et d'intelligence. Qui aimait les garçons mais n'osait pas les ennuyer. Que j'avais perdue de vue après le bac, et retrouvée par hasard dans l'annuaire de Paris, des années plus tard. Qui vivait seule dans un désordre indescriptible, de papiers, de journaux, de livres et de cassettes. Qui ne trouvait jamais assez de temps pour tout faire entre les hommes de passage. Qui aimait chanter, aller au théâtre et manger italien. Qui courait dans tout Paris pendant une semaine, séduisait tous les hommes qu'elle croisait, puis restait assise devant sa fenêtre durant toute la semaine suivante. Qui avait passé quelques nuits chez moi, et moi quelques-unes chez elle. Qui dormait sur le ventre. Qui aimait toujours les hommes mais craignait encore de les ennuyer. Qui avait passé un mois de janvier dans une clinique psychiatrique. Qui renversait la tête brusquement en arrière quand elle riait. Qui se tenait au courant de tout. Qui conservait tout, notait tout ce qu'elle vivait. Qui avait peur: de vieillir, de s'ennuyer, de manquer de temps, de ne plus tomber amoureuse, de ne plus savoir écrire, de retourner en psychiatrie, de devenir folle, de manquer d’enthousiasme, de ne plus trouver de travail, de manquer d'argent, d'être mise à l'écart, d'attraper le sida, de se laisser dépasser (par quoi?), de devenir faible, de ne plus être comprise, de ne pas avoir d'enfants, de continuer à vivre. Que j'avais aidée à choisir un maillot de bain quelques jours avant qu'on ne la retrouve au bout d'une corde, morte, rigide et froide.

Les dernières années, les derniers mois surtout, elle apprenait tout ce qu'elle pouvait. Le chant, le solfège, le multimédia, l'anglais, le roller, etc. C'est absurde.

Elle m'avait téléphoné une semaine plus tôt pour me dire que tout allait bien, que tout allait mieux, qu'elle avait compris quelque chose: il ne faut pas s'inquiéter. Ce n'étaient sans doute que des mots. Peut-être pas. Je n'ai pas compris. Je l'imaginais sortant acheter une corde, cherchant un endroit dans son appartement pour la fixer, montant sur le tabouret. Je l'imaginais passant la corde autour de son cou et regardant autour d'elle, dans sa chambre, ses livres et ses journaux en désordre. Je l'imaginais posant les yeux au dernier instant sur quelque chose d'un peu ridicule, par hasard, une paire de chaussettes ou une boîte d'allumettes. Je me sentais tomber en y pensant, je me sentais perdre l'équilibre. Je ne comprenais rien. Je ne voyais pas le rapport entre se pendre et ne pas s'inquiéter, s'il y en avait un. Peut-être avait-elle simplement dit cela pour me rassurer, pour que je m'éloigne d'elle. Sans doute. Mais elle a laissé un mot à ses parents, pour leur dire aussi de ne pas s'inquiéter, de penser à elle avec sérénité. Je la voyais prendre sa respiration, regarder les journaux en désordre, faire tomber le tabouret, voir la paire de chaussettes.

Ce trajet, court ou long, sa chambre de petite fille, les cigarettes dans le hall de l'école, le bac, son grand amour, puis le journalisme, les hésitations, la clinique, les cours de chant, le maillot de bain, sa chambre de femme, elle au milieu de cette chambre, à la fin, pendue.

Au début de l'été, j'ai commencé à lâcher prise. J'ai cessé de courir après les passantes, je suis revenu chez moi, avec Caracas. Je n'avais plus rien. Je n'avais plus d'ennuis avec le monde, plus de plaisir, plus d'envies, plus de questions, plus de projets, plus d'amour, plus de femmes dans mon lit, plus d'amie d'enfance.

Pendant une dizaine de jours, j'ai hébergé deux prostituées rencontrées dans un bar de l'avenue de Clichy, Helena et Olivia, qui s'étaient fait jeter de tous les hôtels du quartier. À vingt-cinq ou vingt-six ans, elles arrivaient en fin de parcours, toxicos et putes pas chères sur les boulevards extérieurs, la peau trouée des pieds à la tête, le sida partout dans le corps. Quand elles sont arrivées, elles ne mangeaient rien (juste du riz au lait, quand elles en avaient sous la main), ne parlaient presque jamais, somnolaient en permanence, fumaient quatre paquets de cigarettes par jour (même en «dormant» – assoupies, elles continuaient à en allumer une au mégot de la précédente), ne se levaient que pour aller travailler près du périphérique puis acheter leur poudre à Pigalle (près de trois mille francs par jour, chacune), revenaient chez moi, se piquaient n'importe où, dans les mains, les seins, les pieds (dès qu'elles approchaient une seringue de leur bras, les quelques petites veines que l'on distinguait encore disparaissaient aussitôt, comme des vers qui rentrent sous terre), et après une heure de veille durant laquelle elles essayaient parfois de cuisiner, pour me faire plaisir, ce que je leur avais acheté dans la journée, elles replongeaient dans la plus profonde léthargie. Olivia s'allongeait sur la banquette et Helena dans mon lit (je couchais avec elle). Helena restait toujours entièrement nue à la maison (pour aller travailler, elle enfilait un haut de maillot de bain et une minijupe en skaï rosé sans rien en dessous) tandis qu'Olivia ne quittait jamais sa jupe et son tee-shirt moulant, par pudeur (Olivia était un travesti, qui s'appelait autrefois Olivier, et ne se serait montré nu devant nous pour rien au monde – c'était sa dernière volonté, Helena n'en ayant plus depuis longtemps). Elles étaient en manque en permanence. Comme elles ne parvenaient jamais à économiser la poudre qu'elles achetaient la nuit, elles commençaient à trembler et à transpirer peu après midi, à devenir folles de douleur en début de soirée, animales, trempées, grelottantes, vert pâle, se gavaient de Néocodion, refaisaient leurs cotons de la nuit, s'injectaient du jus de citron presque pur dans les veines, avalaient tout ce qu'elles trouvaient dans mon armoire à pharmacie et partaient travailler le plus tôt possible. Un samedi soir, après une pleine charretée de clients et un shoot de luxe pour fêter ça, Helena a fait une overdose. Elle était violette. Même Olivia a eu peur. Il a fallu qu'elle la roue littéralement de coups pour qu'elle reprenne connaissance. Quelques secondes après avoir ouvert les yeux, Helena s'est mise en colère contre elle – c'était la première fois que je l'entendais élever la voix. Elle lui reprochait de l'avoir rattrapée. (Plus tard, elle m'a expliqué qu'elle n'avait même plus la volonté suffisante pour se tuer délibérément.)

Un matin, on a sonné. Comme je dormais, Helena est allée ouvrir. C'était le releveur de compteurs EDF. Probablement déconcerté de se retrouver face à une jeune femme nue, ou effrayé de voir ce corps encore jeune rongé par le sida et couvert de trous et de cicatrices – elle me faisait penser à une jolie fille sous-alimentée qu'on aurait plongée dans une baignoire de verre pilé -, il s'est trompé dans ses notes. Quelques jours plus tard, j'ai reçu une facture de quarante et un francs.

Une nuit, elle est rentrée seule, plus tôt que d'habitude. Elle souriait d'un air bizarre, livide. Quand je lui ai demandé ce qui se passait, elle s'est contentée de soulever sa jupe rose: elle avait l'entrejambe en bouillie. Un client avait sorti un couteau et, comme elle refusait de lui donner son argent, le lui avait planté entre les cuisses et avait eu le temps de faire pas mal de dégâts avant qu'elle ne lui éclate le nez d'un coup de coude et ne réussisse à s'enfuir de la voiture. Elle n'estimait pas nécessaire d'appeler un médecin. Moi, j'étais sur le point de tomber dans les pommes. Elle disait que ce n'était pas la première fois qu'elle se faisait abîmer (elle avait une cicatrice sur le sein gauche, une sur le ventre, et une sur presque toute la longueur de la cuisse gauche), que ça s'arrangerait tout seul et que, de toute façon, elle ne sentait absolument rien.

– Et puis ça fait bien quatre ou cinq ans que j’ai pas vu de sang à cet endroit-là. Ça me rappelle des souvenirs.

Finalement, j'ai réussi à la convaincre de me laisser téléphoner à SOS Médecins, en lui expliquant qu'il y avait neuf chances et demie sur dix pour que ça s'infecte, qu'elle ne pourrait donc pas «s'en servir» pendant un long moment et que ses revenus en prendraient un drôle de coup. Ils l'ont recousue et gardée deux jours à l'hôpital. Malgré les bonnes doses de Valium qu'ils ont accepté de lui donner pendant ces deux jours, elle est revenue dans un état de manque effroyable. Olivia l'attendait à la maison, avec un peu de poudre dont elle avait réussi à se priver. En franchissant le pas de la porte, Helena a dit d'une voix boudeuse:

– Que des pipes pendant trois semaines. Merde.

Avant cet incident, je couchais toutes les nuits avec elle. Ce n'était pas par amour, encore moins par désir. Je serais incapable de dire pourquoi. Pour mon amie d'enfance, pour Pollux. Ou peut-être simplement parce que c'était un moment de tendresse – pour elle aussi, j'espère. Ou parce que c'était toujours elle qui venait vers moi, dans le lit, et que je n'avais pas envie, sans doute par paresse, de dire non. Pourquoi faisait-elle ça, après avoir subi tant d'horreurs presque identiques sur les boulevards? Soit pour me «payer» le service que je leur rendais en les hébergeant, soit pour se prouver qu'elle pouvait encore coucher avec un homme sans recevoir d'argent et sans éprouver de dégoût. C'est sûrement très naïf, mais je pencherais plutôt pour la deuxième hypothèse même si j'avais compris que la seule chose qu'elle désirait encore, c'était la mort. Je savais bien qu'elle simulait, quand elle gémissait et se mordait les lèvres, mais je savais aussi que c'était uniquement pour ne pas me blesser, pour me faire plaisir – ce qui me touchait bien plus que toutes ses caresses.

Au bout de dix ou douze jours, j'ai dû leur demander de partir. Je sentais que je commençais à me laisser entraîner vers le monde végétatif dans lequel elles stagnaient en attendant de mourir. Et l'argent – qui n'avait pour elles aucune valeur concrète (pas plus que si elles donnaient des sacs de bonbons pour obtenir leurs doses): elles dépensaient chacune près de cent mille francs par mois – devenait un problème. Au début, elles tenaient absolument à me rembourser la nourriture que j'achetais pour elles. Je ne pouvais pas refuser. Mais petit à petit, les sommes qu'elles me donnaient le soir en rentrant augmentaient. («Tiens, je te donne un billet de deux cents balles, j'ai pas de monnaie.») Le samedi soir de l'overdose, particulièrement fructueux, elles m'ont fourré cinq cents francs chacune dans la poche. J'ai compris que ça n'allait pas durer. De plus, Olivia s'était mis en tête de faire le ménage tous les jours. Quand je voulais l'en empêcher, elle s'énervait («Quoi, j'ai pas le droit de vivre comme tout le monde, de faire des choses normales, c'est ça?»). Je me sentais de plus en plus mal à l'aise. Le jour où elles m'ont annoncé qu'elles allaient m'acheter une petite voiture d'occasion pour que je puisse les emmener travailler et revenir les chercher (leur évitant ainsi les pipes gratuites aux braves pères de famille qui les prenaient en stop, à l'aller et au retour), je leur ai expliqué que je ne pouvais pas, que ce n'était pas ma vie (comme si je savais ce que c'était, ma vie). Elles ont compris, elles sont parties sans un reproche, en m'embrassant comme à la fin du mois d'août au camping, et je ne les ai plus revues.