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J'aurais dû parler à ce type, hier. J'aurais dû lui demander qu'il me passe Poîlux. C'était peut-être un ami. Non, ça suffit, je ne vais pas continuer jusqu'à la retraite à chercher toutes les excuses possibles pour ne rien voir. Ce n'était pas un ami. C'était son «mec» (pouah). Elle le fréquentait sans doute déjà avant notre rencontre à la soirée de la maison d'édition – j'ai au moins le droit d'espérer qu'elle n'a pas fait sa connaissance le soir même de notre retour. Peut-être a-t-il quelque chose à voir avec cette chose «lourde» qu'elle doit porter? J'aurais dû lui parler. Parler à Pollux. L'entendre me dire elle-même: «Excuse-moi, c'est lui que j'aime, en fin de compte, je retourne avec lui.» Un peu de mélo, ce serait toujours ça à me mettre sous la dent pour passer mes nerfs.

J'ai rappelé en début d'après-midi, pour que les choses soient bien claires. Ça ne répondait plus. Elle était partie? Ils étaient partis? Je lui ai envoyé deux longues lettres, auxquelles elle n'a jamais répondu. Un soir d'éthylisme, je suis repassé devant chez elle, son appartement était éteint. J'ai composé son code (il a fallu que je regarde sur mon carnet d'adresses, je l'avais déjà oublié), je suis entré dans le hall. Sa boîte aux lettres, apparemment, ne contenait qu'une facture, à son nom – j'ai glissé mes doigts dedans pour fouiller, oui, la honte ne pouvait plus m'atteindre. Elle avait donc eu mes lettres. Son nom figurait toujours sur la boîte. Elle habitait encore ici. Ou bien gardait-elle seulement cet appartement comme une sorte de pied-à-terre – sans répondeur? J'ai griffonné une ânerie sentimentalo-fataliste sur un morceau de papier que je suis monté glisser sous sa porte.

Une semaine plus tard, j'ai abandonné. Il n'y avait plus rien à faire. Je l'ai laissée partir, je l'ai abandonnée.

Plus d'un mois après notre retour de Normandie, je l'ai appelée une dernière fois, une nuit de misère. J'espérais de tout mon cœur qu'elle allait décrocher, que je pourrais essayer de jouer l'indifférent, l'ami sans rancune. «Alors, qu'est-ce que tu deviens? Tu as un nouveau fiancé? Oui? Je suis content pour toi, sincèrement. Hein? Non, moi non. Des petites histoires comme ça, quoi. Ah ah, oui. Tu me connais. On s'est quand même bien amusés, tous les deux, hein?» Mais je n'ai pas eu cette chance. Elle était partie pour de bon. «Le numéro que vous avez demandé n'est pas en service actuellement.» Brusquement, c'était fini. Elle était retournée dans le reste du monde, ailleurs, nulle part. Dans un quartier que je ne connaîtrais jamais, dans une rue qui ne figure pas sur les plans, dans un immeuble sans fenêtres. Elle n'existait plus pour moi. Voilà, très bien, je n'avais plus rien à perdre.

Comment avait-elle pu se conduire de la sorte? Qu'elle me quitte, pour un autre ou non, passe encore. On ne peut pas s'étonner de ce que les gens vous quittent. Après tout, en observant notre histoire posément, à l'écart, il fallait reconnaître que nous n'étions restés que dix-sept jours ensemble. Ce n'est pas considérable, par rapport à d’autres. Et surtout, en repensant à ces dix-sept jours, j'ai découvert avec stupeur que rien ne m'avait jamais «prouvé» qu'elle était amoureuse de moi. Je ne m'étais quasiment pas posé la question, le lien étrange qui nous unissait me paraissait évident, incontestable. On ne se demande pas si un bébé aime sa mère. Moi, j’étais amoureux d'elle: sûr. Mais elle? Elle ne m'avait jamais rien dit, jamais rien montré de particulier – des femmes qui passent deux semaines avec un homme, qui couchent avec lui, qui partent en Normandie avec lui mais ne l'aiment pas, ça court les rues par bataillons de mille. Se poser cette question me semblait bien sûr un peu idiot, attendre des «Je t'aime» ou des preuves encore plus, mais je ne savais soudain plus à quoi me raccrocher. J'avais pourtant bien «senti» quelque chose, non? D'où me venait cette certitude? (Je n'étais pas exactement le genre d'homme que l'on peut qualifier de «sûr de soi».) De ses regards? De sa manière de me toucher? De l'attention particulière qu'elle semblait me porter? (J'étais peut-être si habitué à rencontrer des ennuis, des obstacles et des individus récalcitrants que, pour une fois qu'une personne se conduisait avec moi de façon relativement normale, mon pauvre cerveau de persécuté en déduisait illico qu'elle était éperdument amoureuse de moi? (Comme le poussin qui croit que le chien est sa mère parce que c'est le premier être vivant qu'il a vu en sortant de l'œuf.)) Malgré tout, est-il possible de se tromper à ce point sur quelqu'un? (Pour qu'elle se détourne de moi si rapidement et sans le moindre regard en arrière, elle devait vraiment n'éprouver que la plus plate indifférence à mon égard (pimentée même, à l'évidence, d'une pincée de mépris); et seul un monstre de cruauté et d'égoïsme aurait pu me laisser souffrir ainsi sans répondre, sans même se donner la peine d'appeler pour me dire «Fous-moi la paix, je ne t'aime pas».) Apparemment, oui, on peut se tromper. Une vérité au moins sautait aux yeux: alors que je m'extasiais peu de temps auparavant sur notre incroyable intimité, je m'apercevais soudain que je ne savais même pas si cette fille éprouvait un peu d'amour pour moi, et n'avais aucune idée de ce que pouvait être cette chose lourde qui la rendait triste. Ce sont tout de même deux éléments qui ont leur importance, dans la personnalité de quelqu'un. Sans compter les autres zones d'ombre. Je connaissais la couleur de ses culottes, certes, son adolescence vacillante et son goût pour les objets usagés, mais c'était à peu près tout. Pollux Lesiak restait presque aussi mystérieuse pour moi que les bulles opaques, attirantes, que l'on aperçoit au loin, dans les bistrots ou sur les grands boulevards. Et elle venait de disparaître aussi subitement, aussi définitivement qu'une jolie passante au coin d'une rue.

Les semaines suivantes n'ont pas compté pour moi. Je me sentais vide mais lourd, inutile, je n'avançais plus dans le temps. J’etais l'une de ces bouteilles de jus de fruits qui sont exposées dans les cafés, en hauteur, depuis le premier jour d'ouverture: décolorées, fadasses et translucides, avec toute la pulpe et la couleur déposées au fond en une mélasse dégoûtante. J’étais monté m'exposer là-haut tout seul, et plus personne n'aurait l'idée de me consommer.

Je me contentais donc de rester chez moi sans rien faire – sans même pleurer (ou bien, si je versais quelques larmes de circonstance, c'était sur mon propre sort, des larmes d'acteur raté devant son miroir, de fausses larmes, égocentriques et théâtrales pour «vivre» ma douleur, mon amour enfui, des larmes d'apitoiement pitoyable): ce que je ressentais n'avait rien à voir avec du chagrin. C'était une sorte d'anéantissement, une destruction totale de ce qui peut pousser quelqu'un à mettre un pied devant l'autre (envie, besoin, espoir, etc.). En me souvenant de tout ce qui m'était arrivé depuis la chute dans la baignoire, je m'apercevais que, même si je me sentais légèrement abattu sur le moment, j'avais toujours trouvé la force de continuer cahin-caha, poussé par je ne sais quoi, en partie l'illusion de pouvoir retrouver Pollux, en partie mon propre élan de vie, ou quelque chose comme ça. Désormais, plus rien. Pollux Lesiak avait disparu, et tout le reste avec. Que pouvais-je faire, maintenant? Car il faut bien faire quelque chose, la vie l'exige. Rester assis jusqu'à la fin de mes jours? Fuir? J'avais déjà essayé bon nombre de méthodes qui s'étaient révélées totalement inefficaces. Et pour fuir, il faut bouger. Or je n'avais plus de muscles ni de tendons. Et qu'est-ce que je pouvais fuir? Mon apathie, mon anéantissement?

Pourtant, au bout de quelques semaines d'inexistence, c'est ce que j'ai fait. Car la vie exige qu'on bouge. Et même si l'on refuse, elle se débrouille. Elle bouge ce qui est autour, s'il faut. Ou bien elle attend, elle fait confiance à son père, le temps, qui n'est pas non plus le dernier des imbéciles. Ils manigancent tous les deux pour que ça bouge. C'est leur rôle. Le temps m'a endormi l'air de rien, m'a distrait, m'a redonné de la vigueur sans que je m'en aperçoive, et la vie, sentant la proie prête, m'a pris en traître et m'a relancé dans l'action, dans l'existence, dans la fuite. Elle avait compris que je n'étais plus qu'un corps, sans esprit, sans envies, sans peurs, sans rien d'autre que de la chair et du sang, elle n'est donc pas allée chercher midi à quatorze heures. Elle a pris mon corps et l'a jeté dans la luxure. Elle m'a fait découvrir quelque chose que je ne connaissais pas (la facilité stupéfiante avec laquelle on peut parvenir à s'accoupler avec n'importe quel être humain qui passe près de soi), par l'intermédiaire d'une première fille qu'elle a discrètement posée à côté de moi. Sur le coup, bien entendu, je n'ai pas eu conscience de tout cela. J'ai seulement pensé que ma douleur se calmait, que Pollux Lesiak s'efîaçait – je suis même allé jusqu'à me dire, nabot misérable, qu'elle n'avait rien d'exceptionnel, après tout -, que mes sentiments changeaient avec le temps (je passais de la souffrance à l'amertume, et plus tard ce serait vraisemblablement l'indifférence), et quand cette première fille est venue s'asseoir à côté de moi, je n'y ai vu qu'une occasion de reprendre un peu l'exercice, d'un point de vue simplement sportif. Et plus tard, quand je suis allé m'asseoir à côté de toutes les autres filles, je ne me suis pas rendu compte que c'était une fuite, et à la fois le contraire, un moyen détourné de repartir dans la vie: mesquin et couillon, j'ai pensé que ce serait une manière comme une autre de me venger de Pollux. Une vengeance nerveuse.

NE VOUS ÉNERVEZ JAMAIS

Je ne voulais plus bouger après Pollux, et pourtant je me suis jeté comme un sauvage sur toutes les femmes que j'ai croisées.