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Je venais de vivre une semaine complètement isolée du monde réel, du temps réel. Une semaine dans un univers parallèle, un univers libre et facile, où rien ne cloche, rien ne rate. (Un bouc infâme avait bavé sur mon épouse, j'avais passé une nuit blanche à cause des camions et j'étais tombé dans la boue – autant dire rien, comparé à la vraie vie. C'était le minimum pour que je n'aie pas le sentiment d'avoir emmené Pollux en vacances sur Mars.) Maintenant, il allait falloir revenir à la réalité, sur la planète Terre, celle des pièges et des entraves. Mais avec Pollux Lesiak comme équipière, je ne craignais rien.

Je songeais à l'incroyable intimité qui existait désormais entre nous. Ce qui me paraissait incroyable, plus exactement, ce n'était pas que Pollux et moi soyons intimes – tous les couples ou presque partagent la même intimité, ça n'a rien d'extraordinaire -, c'était plutôt que nous soyons devenus intimes (comme tout le monde). En route vers chez moi, en regardant les passantes par la vitre de la voiture, étrangères et lointaines, rapides, je me disais qu'il suffirait de quelques jours pour que je prenne l'une d'elles dans mes bras au bord de la mer, qu'elle me parle de ses angoisses d'adolescente, qu'elle me frotte le dos dans une baignoire, que je l'aide à boutonner sa robe. N'importe laquelle de ces passantes inconnues.

Un homme est dans un bistrot. À une dizaine de mètres, il aperçoit une femme qu'il n'a jamais vue. Il ne connaît rien d'elle. Elle est comme une bulle opaque dont il ne peut même pas toucher la surface. Il sait qu'il y a tout un monde à l'intérieur, des souvenirs et des goûts, des vices et des souffrances, un amour de jeunesse, une passion pour les westerns, une position préférée, un complexe, un père mort, un problème digestif, un prétendant éconduit, mais il sait aussi qu'il n'aura jamais accès à ce monde, qu'il ne fusionnera jamais avec elle: c'est impossible. Elle est l'incarnation du mystère. Et pourtant, quelques jours, peut-être quelques heures plus tard, ils sont tous les deux dans une chambre d'hôtel en Savoie, dans une ville où ils ne connaissent personne, elle lui demande de lui passer son soutien-gorge, elle est assise toute nue sur le bord du lit, elle lui dit qu'elle n'aime pas ses jambes – elles sont tordues -, il dit qu'elle est bête, qu'elles sont très bien, ses jambes.

Miraculeux. Cependant, c'est normal, bien sûr. C'est le principe de la vie. On ne connaît pas, puis on connaît.

Mais en y pensant dans la voiture, en me garant devant chez moi, cela me semblait inconcevable, trop énigmatique pour qu'un esprit humain puisse y réfléchir sérieusement. Quelque chose m'échappait.

Et le contraire me paraissait aussi inconcevable. Toutes ces inconnues auxquelles je ne passerais jamais un soutien-gorge dans une salle de bains, qui ne me parleraient jamais de la mort de leur père. Tous ces mondes inaccessibles: c'est impossible.

Je me demande si ce qui me semble inconcevable, ce n'est pas simplement qu'il existe des gens que je ne connais pas. Il serait temps que je me fasse à cette idée, pourtant.

Et au passage, tiens, je me demande si je ne suis pas obsédé par les culottes et les soutiens-gorge, par hasard.

Ça se pourrait. On dirait bien.

Parce que c'est de l'intimité tangible? Les preuves que c'est possible? Les petits témoins du miracle?

Ça se pourrait.

Ou alors c'est juste un truc de cul.

Va savoir.

Le soir, j'ai éprouvé un curieux plaisir à me coucher seul dans mon grand lit. Être seul mais se dire qu'elle n'est pas si loin, qu'elle se couche aussi en ce moment. Être seul et pouvoir crier, tout en pensant joyeusement à elle. Désinvolte. Je me suis endormi très vite, comblé.

Le lendemain, je me suis levé à quatorze heures, presque pimpant. J'ai laissé un message sur son répondeur pour lui demander si on dînait ensemble le soir, Puis je suis parti chez ma sœur Pascale et son futur époux, Marc Parquet, chercher Caracas (elle avait pris un bon kilo – et ma sœur deux (elle était enceinte)), je l'ai ramenée à la maison, je suis allé rendre sa voiture à Clémentine (avec une longue bise sonore sur la joue – sans elle, nous n'aurions peut-être pas pu nous offrir ce voyage de noces), je suis revenu dans mon quartier en métro (en souriant, les yeux dans le vide), je me suis arrêté au Saxo Bar pour annoncer à tout le monde que je ne m'appelais pas Pedro mais Halvard Sanz (stupeur; incrédulité, tournées générales), et je suis rentré vanné par tant d'agitation soudaine dans le vacarme et la ferraille après l'oisiveté nomade des bords de mer.

II était 19 h 30, elle ne m'avait pas rappelé. J'ai donné quelques coups de fil – à Marthe, pour lui raconter notre séjour (elle n'écoutait pas vraiment, car elle croulait sous les manuscrits à corriger et allait probablement devoir passer la nuit dessus, ce boulot commençait à lui taper sur les nerfs mais elle n'avait pas envie de faire autre chose, malgré tout), aux Zoptek, pour leur raconter notre séjour (ils n'écoutaient pas vraiment, car la fille n'était pas rentrée depuis la veille, le père venait de se fouler la cheville et de se démettre (presque) l'épaule en essayant de danser en équilibre sur l'étroit muret du jardin, et la mère avait cassé la voiture le matin, en partant travailler encore un peu pompette), à l'actrice, pour lui raconter notre séjour (elle n'écoutait pas vraiment, car elle venait enfin de trouver le financement pour achever la postproduction de deux courts métrages qu'elle avait tournés l'année précédente, au Liban et en Syrie), à Catherine, pour lui raconter notre séjour (elle était contente pour moi). Ensuite, j'ai appelé mes parents, ma sœur, Clémentine Laborde, Michel Motel au journal, et trois ou quatre personnes qui m'avaient laissé des messages sur mon répondeur. J'ai vérifié que tout allait bien dans l'appartement, j'ai ouvert mon courrier de la semaine (rien de spécial, hormis des invitations pour un concert, envoyées par Clémentine, et une lettre rigolote de Catherine), j’ai servi un dîner royal à Caracas (thon albacore, jambon de pays, fromage de chèvre et chocolat au lait), j'ai mis mon linge dans la machine, j'ai posé l'appareil jetable dans l'entrée pour penser à le donner à développer le lendemain, je me suis préparé un café, j'ai changé l'ampoule de l'entrée, je me suis brossé les dents (ça ne peut pas faire de mal), et comme je ne savais vraiment plus quoi trouver pour m'occuper, j'ai rappelé Pollux. J'ai laissé un message maladroit, court, pour ne rien dire.

A vingt-deux heures, elle ne m'avait toujours pas téléphoné et je n'osais plus appeler («Euh, oui, c'est encore moi. Halvard. Il est dix heures, là. C'est toujours d'accord, pour le dîner de ce soir, finalement?»). J'ai commandé une pizza-mobylette et l'ai engloutie nerveusement devant un film de Guitry à la télé. J'attendais que le téléphone sonne, je lui lançais de longs regards en concentrant toute mon énergie dessus – rien à faire. J'ai demandé l'aide d'Oscar – rien.

J'ai regardé la télé jusqu'à deux heures du matin, sans rien comprendre à ce qui se passait sur l'écran. Où pouvait-elle bien être? (Je refusais de l'imaginer chez elle pendant mes appels.) Chez des amis? Je me suis aperçu que je ne connaissais pas une seule de ses relations. C'était heureux, peut-être: j'aurais été capable de téléphoner. («Pollux est là? Ah, oui, merci. Bonjour. Ça va? Non, rien de particulier, c'était pour savoir où tu étais.») Qu'est-ce qui me prenait? Elle avait bien le droit d'aller dîner chez des amis, tout de même, après une semaine passée face à la même tête. Mais si, elle avait très bien pu partir avant quatorze heures. S'ils habitaient en banlieue lointaine, par exemple. Ou si elle avait plein de choses à faire à Paris avant de se rendre chez eux. Elle détestait interroger son répondeur à distance. Voilà. Jusqu'à maintenant, tout s'expliquait facilement. Comme tous les délaissés de la terre depuis l'invention maudite du téléphone, je suis quand même allé décrocher le combiné pour vérifier la tonalité.

Dans mon lit, j'ai voulu lire pour me décontracter, terminer le Manchette, mais soit je relisais sans cesse la même ligne, soit, si j'obligeais mes yeux à descendre d'un cran dès qu'ils arrivaient à droite de la page, le sens de histoire m’échappait complètement. Mes oreilles monopolisaient toutes mes facultés sensorielles: largement déployées, elles s'orientaient vers la pièce où se trouvait le téléphone et bourdonnaient comme des radars en attente. 3: 07. Elle devrait appeler en rentrant, non? Juste pour s'excuser d'avoir entendu les deux messages trop tard, ou pour me souhaiter bonne nuit. Non? Après tout, je n'ai pas été très malin – c'est étrange, venant de ma part, mais rien n'est impossible. Je n'aurais sans doute pas dû lui téléphoner deux fois. Je lui collais aux fesses depuis plus de deux semaines (rien ne prouvait qu'elle n'avait pas ressenti le besoin de souffler un peu, sans oser m'en parler) et quelques heures à peine après notre retour, je la pourchassais déjà comme un huissier de l'amour, qui refuse de laisser la moindre seconde de répit à sa proie. J'étais un crampon, zut. Quel imbécile. Bon, tout n'était pas perdu, bien sûr. Il suffirait de ne plus la harceler, de se montrer patient. Elle me tapait gentiment sur les doigts, pour m'apprendre à vivre, mais elle téléphonerait sans doute dès le lendemain matin. Midi, disons. Mais oui, bien sûr: elle était sortie dîner chez des amis, elle était rentrée vers deux ou trois heures du matin, elle n'allait pas me réveiller en pleine nuit pour me souhaiter de beaux rêves! Parfois, je me demande si je suis vraiment intelligent. Je pourrais l'appeler pour lui dire que je suis réveillé, d'ailleurs. 3: 41. C 'est un peu tard. Et puis non, de toute façon, j'ai dit non.

Le lendemain, j'ai craqué vers dix-sept heures. Encore le répondeur. J'ai raccroché avant le bip, mais j'ai rappelé aussitôt – la colère monte vite. (Je veux bien qu'elle me tape sur les doigts, mais là, soit elle se fout vraiment de moi, soit elle n'est pas revenue chez elle depuis hier, ce qui signifie assez clairement, me semble-t-il, qu'elle a passé la nuit à se faire grimper dessus par je ne sais quel jeune vicieux qui ne pense qu'à ça. À peine rentrée, c'est un peu fort de café. Ça la démangeait tant que ça?) Je lui ai laissé un message assez froid, en essayant de produire une voix calme mais déjà vaguement résignée – «Tu pourrais peut-être donner un petit signe de vie, non? C'est pas que je m'inquiète, mais bon, j'ai un peu d'affection pour toi, et tu me connais, je suis un marginal: quand j'aime bien quelqu'un, ça ne me dérange pas de l'avoir au téléphone de temps en temps. Et si la personne en question a envie de rester tranquille un moment, autant qu'elle me le dise, ça me semble fair-play: je crois que c'est un peu comme ça que fonctionnent les rapports entre les gens qui n'ont pas trop de haine l'un pour l'autre. Je ne sais pas, je me trompe peut-être. Je t'embrasse, Pollux.»