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Un jour, nous sommes allés faire le marché ensemble, aux Batignolles. Sachant à peine ouvrir un paquet de nouilles, je lui laissais bien entendu la direction des opérations. Dans le marché couvert, elle allait d'un étal à un autre, étudiait les produits, choisissait avec attention, payait, sérieuse et efficace. Moi, bien entendu, je suivais. Même si c'était «mon» marché (je n'y avais jamais mis les pieds mais c'était le marché de «mon» quartier), je ne pouvais pas la guider, lui montrer le chemin (j'aurais tellement aimé, pourtant: «Viens, Pollux, on va voir la viande. Je connais un petit boucher, tu m'en diras des nouvelles. C'est par là. Première qualité, fais-moi confiance.»). Mais peu à peu, je commençais à me sentir mal à l'aise. J'étais à la traîne. J'essayais de marcher à côté d'elle, pour ne pas trop donner l'impression de suivre ma maîtresse comme un chien, mais ce n'était pas facile: elle se dirigeait vers le fromager mais changeait brusquement d'idée et piquait sur sa gauche vers le charcutier – pris à contre-pied, j'étais déséquilibré, je perdais quelques mètres et trottinais pour la rattraper. Finalement, les nerfs usés par cette vigilance de chaque instant, et conscient du ridicule de la situation (je devais avoir l'air d'un basketteur en défense), j'ai dû me résoudre à la suivre. J'étais furieux contre moi-même, évidemment, furieux d'attacher je ne sais quelle importance symbolique à de telles broutilles, mais pour m'épargner, je rejetais ma colère sur elle. Absorbée par son travail, elle ne prêtait que vaguement attention à moi. Elle ne calculait pas, elle se comportait simplement, elle avait raison. Moi, j'interprétais, je voulais donner un sens à tout, je me considérais comme un martyr, injustement traité. Comment pouvait-elle le savoir, d'abord, que je n'étais pas capable de distinguer une betterave d'une aubergine?

Je m'enfermais dans ma bulle d'angoisse. Au bout d'un moment, elle a dû sentir que je perdais pied (je n'arrêtais pas de grogner: «Attends-moi», «On n'est pas aux pièces» ou «Et la salade? Tu ne prends pas de salade?») car elle s'est retournée vers moi pour me demander si je préférais de la viande ou du poisson. Je m'en fichais complètement, mais j'ai senti qu'il fallait que je saute sur l'occasion pour affirmer ma personnalité:

– De la viande. J'aime bien la viande. S'il y a le choix, je préfère la viande.

Je voulais montrer que je savais moi aussi prendre une décision lorsque les circonstances l'exigeaient, que j’avais du caractère, mais elle a sans doute mal interprété mes paroles: «S'il y a le choix», pour elle, ça devait signifier: «À qualité égale.» Car après avoir passé en revue deux ou trois bouchers (elle tenait compte de mes goûts, elle se pliait à mes exigences!), inspection ponctuée chaque fois d'une petite moue peu convaincue (ben quoi, c'est de la viande, non?), elle a remarqué des poissons splendides et en a pris un gros. Je ne lui ai plus adressé la parole jusqu'au soir.

Finalement, j'ai laissé éclater ma fureur – car je ne pouvais rien faire d'autre. Pendant qu'elle préparait le repas, je suis entré dans la cuisine et lui ai fait une scène. Au départ, je me sentais tout à fait dans mon droit, j'allais lui dire ses quatre vérités, mais j'ai compris peu à peu que je m'emportais pour rien, un poisson. Il était trop tard pour m'arrêter. Au contraire, le sentiment de ma propre bêtise ne faisait qu'accroître mon exaspération. Je ne parlais pas français ou quoi? Elle ne savait pas ce que c'était, de la viande? Elle m'avait demandé ce que je voulais manger simplement pour choisir le contraire? Pour qui se prenait-elle? Elle a envie de manger du poisson alors on mange du poisson, même si je n'aime pas ça? Si, j'aime le poisson, mais ce n'est pas le problème. Est-ce qu'elle s'est bien rendu compte que j'existe?

Vexé, enragé, je lui ai lancé à la figure la première chose qui m'est tombée sous la main: une poignée de la salade qu'elle venait d'essorer (je ne risquais pas de la blesser gravement). Elle est restée immobile et muette durant quelques secondes, puis s'est tournée vers moi – j'ai deviné à son regard qu'une crise de violence animale s'annonçait: elle a attrapé le poisson par la queue et m'en a donné un coup de toutes ses forces en pleine tête. J'en suis resté tout bête.

Dix minutes plus tard, je me suis excusé, elle s'est excusée (d'avoir choisi le poisson, puis de m'avoir assommé avec), et nous n'avons plus jamais reparlé de cette sombre affaire.

Chacun a passé le réveillon de Noël dans sa famille et, le 27 décembre à midi, nous sommes partis en vacances.