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XXI L’ABBAYE DE MONTMARTRE

Une litière couverte à l’extérieur de simples rideaux de cuir, mais ornée à l’intérieur de coussins de soie et toute tendue de la même étoffe venait de franchir le pont Notre-Dame. Une dizaine de cavaliers vêtus d’un costume sombre et bien armés escortaient cette litière. En avant marchait l’un d’eux. Les autres suivaient par-derrière à dix pas. Les yeux fixés sur la litière, un homme de haute taille et de forte carrure, enveloppé soigneusement dans un manteau, suivait à distance.

Cet homme, c’était maître Claude, l’ancien bourreau de Paris.

Cette litière, c’était celle de la princesse Fausta.

Elle traversa Paris, franchit la porte Montmartre et monta la côte raide par la route qui serpentait sous l’ombrage des hêtres séculaires. Enfin, elle s’arrêta devant le porche de l’abbaye des bénédictines. La princesse Fausta descendit de la litière et, comme si sa venue eût été attendue, la porte s’ouvrit aussitôt. Elle disparut dans l’intérieur de la vieille abbaye délabrée, presque en ruine.

Maître Claude s’était arrêté derrière un arbre. Alors, il se retourna, inspecta avec impatience les pentes de la colline, et, apercevant enfin un homme qui montait lentement, lui fit signe d’approcher. L’homme rejoignit maître Claude, et soulevant alors par un geste machinal les bords du feutre sous lesquels il dissimulait à demi son visage, montra la figure pâle et immobile du prince cardinal Farnèse.

Il portait un riche costume de velours violet, et, comme s’il eût dédaigné de se mettre en défense malgré le trouble des temps, malgré la position périlleuse où il s’était mis en engageant la lutte contre Fausta, il ne portait pour toute arme qu’une fine épée de parade à la poignée enrichie de diamants. Par une sorte de fatalisme, ou par un suprême dédain de la vie, issu de son désespoir, Farnèse se cachait à peine et ne prenait aucune précaution…

– Elle est là! dit maître Claude en tendant le bras vers l’abbaye.

Farnèse jeta un regard sur l’escorte de Fausta, qui, ayant mis pied à terre, attendait devant la porte. Il n’eut pas un tressaillement, pas une hésitation, et dit:

– Bien. Es-tu décidé à agir?…

– Je me suis vendu à vous pour un an, répondit maître Claude d’une voix sombre. Je vous appartiens, sinon de mon âme, du moins de mon corps. Ordonnez donc: j’obéirai… mais…

– Mais?… demanda Farnèse, glacial.

Claude saisit le bras du cardinal, l’étreignit convulsivement, et gronda:

– N’oubliez pas qu’après la mort de la tigresse, vous m’appartenez, vous!…

Farnèse haussa les épaules et dit:

– Si je n’avais pour un temps raccroché ma vie à l’espoir de venger ma fille, je me livrerais à toi à l’instant, bourreau, et je te bénirais de me délivrer de la vie… Ne crains donc pas que j’essaie de déchirer le pacte qui nous lie…

– Ainsi, reprit Claude, si aujourd’hui, si tout à l’heure, la Fausta tombe sous mes coups…

– Aujourd’hui, tout à l’heure, je t’appartiendrai, bourreau!

– Bon! commandez donc, et j’obéis!…

– Commençons par entrer dans ce couvent, dit Farnèse.

– Venez, répondit maître Claude.

Alors, à distance, et sous le couvert des vieux arbres, ils contournèrent l’abbaye.

Nous avons expliqué que le couvent était en triste état, comme si depuis des années déjà il eût été abandonné. Les murs, lézardés, tombaient en ruine par places; les jardins jadis si beaux n’étaient plus qu’une forêt de ronces. Le potager qui se trouvait sur les derrières du couvent demeurait seul assez bien cultivé, les habitantes de ce lieu étrange se nourrissant principalement des légumes qu’elles faisaient pousser. Dans un large espace découvert, au fond duquel se dressait le rideau de verdure sombre d’un taillis de sapins, on voyait encore les ruines d’une sorte de vieille chapelle: il n’en restait plus que quelques colonnes debout: près de l’une de ces colonnes, à demi effritée, un siège en marbre, surélevé de plusieurs marches, avait résisté aux dents patientes du temps.

Ce potager était clos d’un mur d’enceinte comme le reste du couvent; mais, à ce mur, il y avait de place en place de larges brèches qui, sous les pieds de mystérieux visiteurs, avaient fini par former de véritables passages ouverts.

Ce fut vers l’une de ces brèches que maître Claude se dirigea, suivi du prince Farnèse pensif.

Maître Claude était agité. Un frémissement, parfois, le parcourait. Il était pâle… Farnèse, plus pâle encore, était calme, pétrifié dans cette sorte d’indifférence glaciale qui semblait envelopper tous ses actes, ses mouvements ou ses gestes. Les deux hommes franchirent la brèche.

Non loin de cette brèche se trouvait un vieux pavillon d’élégante architecture jadis construit par quelque abbesse qui venait y chercher le repos et la solitude, mais qui, maintenant, verdi par les mousses, enfoui dans les églantiers grimpeurs, son fronton jeté bas, ses colonnes branlantes, son toit éventré, n’était plus lui-même qu’une ruine. Claude, d’un coup d’épaule défonça la porte vermoulue. Ils entrèrent.

– Attendez-moi là, dit maître Claude.

Farnèse acquiesça d’un signe de tête et demeura immobile tandis que l’ancien bourreau s’éloignait.

* * * * *

La princesse Fausta était entrée dans le couvent, c’est-à-dire dans le corps de logis principal, le seul qui fût encore habitable. Malgré l’incroyable puissance de caractère de cette femme, malgré tout son pouvoir sur elle-même, un trouble indéfinissable paraissait sur son visage. Elle était sombre – autant que pouvait paraître sombre cette figure irradiée de beauté. Quel tourment inconnu amassait donc la tempête dans cette âme?…

Précédée de deux jeunes religieuses, à la physionomie plus mutine que dévote, aux yeux plus hardis qu’extatiques, Fausta, par de larges escaliers de pierre polie, restes d’une antique somptuosité, parvint au premier étage et sur l’immense palier où s’ouvrait un profond couloir, rencontra l’abbesse Claudine de Beauvilliers qui, prévenue, se hâtait de venir au-devant de son illustre visiteuse.

L’abbesse eut un agenouillement rapide, et Fausta leva la main, les trois premiers doigts ouverts, signe mystérieux que nous avons vu faire à Sixte Quint sur Catherine de Médicis prosternée… la bénédiction que seule peuvent donner les successeurs de saint Pierre! Mais ce fut si rapide que les deux religieuses ne virent rien de ce geste.

Claudine déjà marchait devant Fausta et, lui montrant le chemin, la fit pénétrer dans une pièce meublée avec un luxe disparate… oratoire, peut-être, ou boudoir. Sur une table de marbre à coins rehaussés d’argent, c’était tout l’attirail des brosses, des pinceaux, des pots et des flacons, onguents et cosmétiques alors en usage non seulement pour les femmes mais aussi pour les hommes. Et au-dessus de cette table qui eût été mieux à sa place dans le cabinet de toilette d’une dame de la cour ou d’une riche ribaude, un Christ d’or étendait ses bras sur une croix de vermeil…

L’abbesse roula un large fauteuil, et lorsque Fausta se fut assise plaça sous ses pieds un coussin de velours. Elle-même demeura debout.

– Cette femme… cette bohémienne est toujours ici? demanda alors Fausta.

– Oui, madame. Selon vos ordres, nous la surveillons étroitement. Mais ce n’est qu’une pauvre folle. Votre Sainteté désire-t-elle la voir?…

Fausta demeura quelques minutes silencieuse et pensive, la tête appuyée sur sa main.

– Claudine, dit-elle enfin lentement, le temps n’est pas encore venu où vous pourrez m’appeler comme vous venez de le faire… ne l’oubliez pas…

– Oh! pardon, murmura Claudine de Beauvilliers.

– Ma Sainteté! reprit Fausta après un nouveau silence… Dérision!… Vingt-trois cardinaux réunis en conclave secret dans les catacombes de Rome ont résolu la guerre contre Sixte. Et déjà, devant l’exécution, ils tremblent. Dans les catacombes!… N’est-ce pas là tout un symbole? Ma souveraineté pontificale est destinée à s’exercer dans les ténèbres, alors que mon âme aspire violemment au grand jour!… Ah! Claudine, mon cœur déborde d’amertume. Vous êtes femme! parfaitement femme… vous êtes celle que je chéris entre toutes et tous, malgré vos fautes peut-être!… Vous m’appelez Sainteté… Et lorsque je regarde en moi-même, je ne vois qu’une jeune fille épouvantée de voir que la nature s’est trompée en lui donnant le sexe qui est le nôtre, plus épouvantée encore de découvrir sous sa puissante pensée, sous ses aspirations insensées, la faiblesse d’une femme.

Claudine leva vers Fausta un regard d’ardente sympathie. Elle la vit pâle, agitée comme elle ne l’avait jamais vue. Elle la vit qui pressait son sein palpitant de ses deux belles mains sculptées dans le marbre le plus pur… Claudine s’agenouilla, saisit ces mains qu’elle baisa et murmura:

– Ah! ma noble et radieuse souveraine, vous qui inspirez à la fois l’amour et le respect, vous que nul ne peut voir sans se courber sous l’intense irradiation de vos yeux, je vois qu’une douleur inconnue vous étreint… Que ne puis-je mourir pour vous éviter l’ombre d’une souffrance!…