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XXII LE CŒUR DE FAUSTA

– Est-ce que le règne pontifical de Jeanne est un rêve! reprit Fausta comme si elle se fût parlé à elle-même. Quelle est la loi qui défend à une femme d’occuper le trône de Pierre? Est-ce qu’il n’y a pas des saintes comme il y a des saints? Est-ce que l’Église n’admet pas les vœux féminins et n’a pas établi une hiérarchie parmi les femmes qui portent la parole du Christ?… Les écrits des moines compilateurs prouvent que Jeanne a régné. Je puis donc régner!… Le sexe féminin n’est pas un obstacle aux grandes conceptions, témoin la papesse Jeanne qui réforma une partie du culte. Il n’est pas un obstacle aux grandes actions, témoin la guerrière Jeanne d’Arc qui délivra le royaume de France… Est-ce qu’une femme ne peut pas être ce qu’ont été ces deux femmes?

Claudine écoutait ardemment ces étranges paroles prononcées de cette voix pleine de chaudes caresses et d’indomptable volonté. Elle comprenait qu’elle n’avait ni à approuver ni à désapprouver. S’adressant plus directement à l’abbesse, Fausta continua:

– Donc, ils sont vingt-trois qui, fatigués de la tyrannie de Sixte, ont résolu d’élever une Église devant son Église, un trône devant son trône… Trois ans se sont écoulés depuis… J’habitais alors Rome, le palais qu’avait habité mon aïeule Lucrèce. Le sang des Borgia bouillonnait dans mes veines. Riche, belle, adulée, seule au monde, je voyais mon palais plein de seigneurs et de princes de l’Église… Mais je n’avais de joie qu’à compulser les écrits du vieux temps, à relire la terrible légende des Borgia mes ancêtres, à suivre d’un regard rêveur la trace fulgurante qu’ont laissée dans le ciel de l’histoire ces trois météores qui s’appellent Alexandre Borgia, César Borgia, Lucrèce Borgia… Et j’ai senti en moi l’esprit vaste d’Alexandre, la fougue conquérante de César, le cœur de Lucrèce. Être à moi seule ce qu’ils ont été à eux trois! Sentir le monde chrétien palpiter sous ma parole comme il a palpité sous la parole d’Alexandre, le monde guerrier trembler sous mon glaive comme il a tremblé sous le glaive de César, le monde des courtisans s’incliner devant moi comme il s’est incliné devant la force et la beauté de Lucrèce… Oui, je faisais ce rêve inouï, lorsque je rencontrai Farnèse…

Fausta, à ce moment, tomba dans une songerie que Claudine se garda d’interrompre.

– Farnèse! répéta seulement Fausta. C’est lui que je conquis le premier, et c’est lui qui le premier m’abandonne!…

– Quoi! madame… le cardinal Farnèse!…

– Un soir, reprit Fausta sans répondre, Farnèse vint me chercher dans mon palais. Il connaissait mon rêve… Il en avait suivi le développement. Il me témoignait une sorte d’admiration… Ce soir-là, donc, l’ayant suivi, nous sortîmes de Rome et, par un antique tombeau de la Voie Appienne, nous pénétrâmes dans les Catacombes. Arrivé à un vaste carrefour éclairé de torches, je vis les vingt-trois revêtus de leurs simarres… «Voici celle que vous savez, dit Farnèse. Voici celle qui peut vous sauver…»

Alors les vingt-trois m’entourèrent. Je ne tremblai pas devant ce que j’entrevis à l’instant. Je n’eus pas peur de la proposition terrible que je devinai dans tous les yeux… Et lorsqu’elle fut enfin formulée, cette proposition, j’acceptai… Longtemps je parlai à ces hommes qui m’écoutèrent dans un effrayant silence… Et lorsque j’eus fini de parler, l’un après l’autre ils vinrent s’agenouiller devant moi et me baisèrent la main en signe de soumission… Alors l’un d’eux, le plus vieux, passa à mon doigt cet anneau…

Fausta allongea la main et montra l’anneau que nous avons signalé. L’abbesse s’inclina respectueusement et fit le signe de croix.

– Je me mis à l’œuvre, continua Fausta. En si peu de temps, j’ai bouleversé l’Italie dont presque tous les évêques sont prêts à me reconnaître. J’ai bouleversé la France, parce que son roi, aux premières ouvertures de Farnèse, haussa les épaules. Ce roi, je l’ai fait chasser. J’en ai choisi un autre…

Fausta retomba dans un morne silence.

– Il me semble, dit timidement Claudine, que les événements se déroulent bien selon vos plans…

– Voilà ce qui me déroute! dit Fausta. Voilà ce qui m’épouvanterait si je pouvais l’être! Les apparences sont telles qu’elles dépassent mes prévisions, et sous ces événements s’en trouvent d’autres qui m’arrêtent, me paralysent, me frappent d’impuissance… Les cardinaux du conclave secret ont peur devant l’acte définitif. Farnèse qui était celui sur lequel je m’appuyais vient de m’abandonner…

– Mais Guise! Guise!…

– Guise est réconcilié avec la duchesse!… Je la tenais, pourtant!… Je l’ai renvoyée espérant qu’elle aurait assez d’audace pour se représenter une fois encore à l’hôtel de Guise, et qu’alors… Mais elle a eu l’audace prévue, elle a vu son mari… et le mari a pardonné!

Claudine de Beauvilliers réprima un sourire.

– Guise, reprit Fausta, Guise qui passe pour le type accompli de l’énergie violente, Guise n’est vraiment admirable que dans la bataille; la lance ou l’estramaçon au poing, bardé d’acier de la tête aux pieds, monté sur quelque pesant destrier au poitrail de fer, à la tête d’un escadron, il est le chevalier des ruées furieuses, des grandes chevauchées à travers du sang… Guise, à la cour, est encore le gentilhomme le plus élégant; le nœud de satin de son épée est inimitable; il porte avec une grâce incomparable le manteau de velours cramoisi; il a une majesté naturelle qui fait de lui la véritable figuration de la royauté… oui, ce sera dans la cérémonie un sire magnifique, et dans les combats un chef intrépide…

En parlant ainsi, Fausta, les yeux à demi fermés, semblait évoquer l’image qu’elle bâtissait… ou peut-être une autre image qui venait s’offrir en comparaison. Elle reprit avec un soupir:

– Mais une fois le casque et la cuirasse déposés, hors le champ de bataille ou le champ de cérémonies élégantes, j’aperçois dans Guise ce qu’il est en réalité: une belle statue qui parfois a un geste violent, qui jette un regard étincelant, mais qui n’est capable ni de haute pensée, ni de ferme résolution… Oui, il a pardonné à la duchesse de Guise, et ceci m’a déroutée, moi qui croyais… mais n’en parlons plus! Il a laissé sortir de Paris trois mille hommes que ce Crillon a conduit à Henri de Valois, et ceci, c’est la guerre possible pour le roi fugitif… Il a parlé à Catherine de Médicis, et quelques mots de la vieille Florentine ont suffi pour faire écrouler l’échafaudage de résolutions que j’avais lentement élevé dans ce faible cerveau!… Enfin, pour comble, dénué d’argent, une occasion unique s’offre à lui de saisir le trésor qui lui permettra de conquérir le royaume; renseignée par mes espions, je le lui indique. Il n’a qu’à le prendre… et au moulin de la butte Saint-Roch, il se fait jouer comme un enfant! Il met sur pied une véritable armée pour entrer dans un moulin où il ne trouve personne, et quand on cherche, quand on fouille, le trésor est envolé…

Fausta ferma tout à fait les yeux. Son sein se souleva. Et très bas, si bas que Claudine ne l’entendit pas, elle murmura:

– Il est vrai que sur la place de Grève et à la butte Saint-Roch, Guise a eu affaire à forte partie… Pourquoi le duc de Guise n’a-t-il pas l’âme d’un Pardaillan?… Avec un pareil levier, je soulèverais le monde…

Alors, comme si le secret qu’elle portait au cœur l’eût étouffée, elle reprit d’une voix qui tremblait presque.

– Ce n’est pas le corps qui doit être couvert d’acier dans les batailles, c’est l’âme. Le véritable chevalier des héroïques entreprises, ce n’est pas un Guise à l’armure étincelante ou au pourpoint de satin… je l’ai vu, le vrai chevalier, je le vois, celui qui pourrait monter à l’assaut du trône… Son buffle est un peu râpé, ses vêtements sont fatigués, sa rapière est longue et large, son visage est maigre et sa parole sans emphase; il y a un étrange sourire dans son regard et sa forte simplicité m’étonne et m’émeut… Qui est-il?… Oh! que ne donnerais-je pas pour le mieux connaître, pour pénétrer sa vie, comprendre sa pensée… être enfin…

La Fausta s’arrêta soudain. Son visage pâlit et les ongles de ses mains s’incrustèrent dans les paumes, en l’effort qu’elle fit pour dompter son émotion. Mais Claudine avait vu, entendu… et elle avait deviné…

– Folie! murmura Fausta. Je n’ai pas de cœur. Je ne veux pas avoir de cœur…

– Pourquoi, ma souveraine? s’écria Claudine palpitante. Pourquoi ne pas descendre du nuage flamboyant qui vous porte, et vous rapprocher de l’humanité?… Reine toute-puissante, pourquoi ne seriez-vous pas femme?…

– Parce que, dit la Fausta, en reprenant toute sa majesté avec son sang-froid, je veux être la vierge qui ne connaît pas les faiblesses de la femme; parce que capable de dominer, je ne veux pas être dominée par un homme… parce que personne au monde ne peut être le maître de Fausta!…

– Ah! madame, dit Claudine avec la profonde émotion de la sincérité, c’est un maître d’une bien douce puissance que l’amour!…

– L’amour! balbutia Fausta en tressaillant.

Elle baissa la tête et une larme brûlante pareille à un pur diamant gonfla ses paupières. Mais cette larme s’évapora au feu dévorant de ses joues, et lorsqu’elle releva la tête, son visage avait repris toute sa sérénité.