Dans ce moment où Pardaillan cherchait à calculer la possibilité de ce miracle: sortir de la Bastille… en sortir vivant, avec Charles d’Angoulême, vivant et libre… dans ce moment, il prêta pour la première fois attention au tapage que Comtois et les arquebusiers faisaient derrière la porte.
– Ces sacripants réveilleraient des morts! grommela-t-il. À plus forte raison éveilleront-ils des gardes!
La cour du Nord était heureusement assez éloignée des postes de sentinelles et surtout du grand poste de la porte d’entrée, qui comprenait une cinquantaine d’hommes. Voyant que les hurlements des enfermés, loin de s’arrêter, augmentaient en intensité:
– On dit que de crier plus fort que les chiens, fit-il, cela les terrifie et arrête leurs abois. Essayons!
Et Pardaillan se mit à frapper violemment sur la porte et à vociférer:
– Holà! Êtes-vous enragés! Ne saurait-on dormir tranquilles? Faut-il aller chercher le guet, pour vous clore le bec!…
Si Comtois et les gardes avaient des tempéraments de chien, nous l’ignorons. Si de crier plus fort que le chien cela le fait taire, nous n’en avons pas fait l’expérience. Mais ce qui est Sûr, c’est qu’un silence de mort suivit l’apostrophe de Pardaillan.
Évidemment, les enfermés étaient au comble de l’effarement.
– Que voulez-vous? reprit Pardaillan.
– Eh! par la mort-dieu, nous voulons sortir! Nous sommes enfermés là, et M. le gouverneur aussi, sans trop savoir ni comment, ni par qui, ni pourquoi. Qui que vous soyez, allez prévenir le poste à l’instant!
C’était le geôlier Comtois qui venait de parler ainsi. En effet, le digne Comtois n’avait pu imaginer ce qui se passait. Aux appels de Bussi-Leclerc, il était descendu jusqu’au deuxième sous-sol; mais à ses demandes, le gouverneur n’avait répondu que par des menaces de l’étriper s’il n’ouvrait à l’instant.
Comtois s’était alors précipité pour aller chercher des clefs puisque son trousseau était enfermé avec le gouverneur. Et, avec les quatre gardes, effaré, épouvanté, il s’était heurté à la porte de la tour, verrouillée à l’extérieur.
– Ainsi, reprit Pardaillan, vous ne savez pas qui vous a enfermés?
– Non! À moins que ce ne soit Satan en personne…
– Et vous ne savez pas qui a enfermé M. de Bussi-Leclerc?
– Non, par la mort de tous les diables! Courez donc…
– Je vais vous dire: c’est moi qui ai enfermé M. le gouverneur; c’est moi qui vous ai enfermés…
– Qui, vous? hurla Comtois.
– Moi, Pardaillan, dit le chevalier, paisible.
On entendit un hurlement de désespoir, suivi de quelques secondes de silence que probablement Comtois passa à s’arracher les cheveux. Puis le geôlier fit entendre une série de jurons entrecoupés de lamentations. La situation était en effet assez affreuse. Quoiqu’il n’eût fait en somme qu’obéir aux ordres du gouverneur, il ne pouvait s’en tirer à moins d’une bonne accusation de connivence avec le prisonnier.
– Mon compte est bon, rugissait-il tout en martelant la porte; demain, au point du jour, je suis sûr d’être guindé la hart au col! Demain soir, mon corps servira de pâture aux corbeaux de la tour du Nord.
– Rassurez-vous, mon digne geôlier, dit alors Pardaillan, vous ne serez pas pendu…
– Comment cela? haleta Comtois en arrêtant un moment son tapage.
– Pas pendu de votre vivant, du moins! Quant à être pendu une fois mort, que vous importe, à vous et à vos hommes?
– Hein? que dit-il? s’écrièrent les quatre arquebusiers qui, se croyant à l’abri quoi qu’il advînt, n’avaient encore rien dit et, au contraire, étaient enchantés de la mésaventure survenue à leur gouverneur.
– Je dis, reprit froidement le chevalier, que la tour du Nord est bien loin des postes, et que personne ne peut vous entendre. Je dis que je vais être hors de la Bastille dans une heure. Je dis que je ferai alors prévenir le chef du poste que M. le gouverneur a dû partir subitement en voyage escorté d’un geôlier et d’arquebusiers. Je dis que nul n’aurait l’idée de venir voir ce que vous devenez, puisqu’on vous croira en voyage. Je dis donc que je vais simplement vous laisser mourir dans cet escalier.
À ces mots, il y eut derrière la porte un concert d’imprécations. Charles d’Angoulême frissonnait. Pardaillan écoutait. C’était une de ces scènes où le burlesque devient tragique, où le tragique provoque de nerveux éclats de rire.
Lorsque Pardaillan eut compris, au diapason des gémissements, que la terreur des malheureux confinait à la folie, il frappa du poing pour signifier qu’on eût à l’écouter. Le silence se fit à l’instant même.
– Vous me faites pitié, dit alors le chevalier.
– Grâce! monseigneur, laissez nous sortir, hurlèrent les quatre soldats.
Le geôlier ne dit rien.
– Je veux bien vous laisser vivre, continua Pardaillan, à une condition.
– Cent conditions! protestèrent les arquebusiers.
– Une seule, et la voici: vous rendez-vous à moi? J’ouvre. Sinon, je m’en vais. Je vous donne une minute pour réfléchir à cette honorable capitulation.
– Nous nous rendons! crièrent tout d’une voix les quatre affolés.
Pardaillan tressaillit de joie.
– Je ne me rends pas, moi! vociféra le geôlier. Vous êtes des lâches, et la peur vous rend stupides. Cet homme ne peut pas sortir de la Bastille. Et quant à nous, nous serons délivrés par la ronde qui passe à trois heures!
– Délivrés pour être pendus! cria Pardaillan, car je dirai que vous êtes mes complices. Au fait, que vous soyez pendus ou que vous mourriez de faim, cela vous regarde. Adieu!…
– Arrêtez, monseigneur, vociférèrent les soldats. Arrêtez un instant, Par le Dieu clément!
Un bruit de lutte féroce remplit l’escalier: les quatre arquebusiers s’étaient précipités sur le geôlier qui se défendit de son mieux, mais qui, finalement, se trouva bâillonné et ligoté au moyen de ceintures et d’écharpes. Pardaillan comprit ce qui se passait. Et lorsque le silence se fut rétabli, il entrouvrit la porte.
– Passez-moi vos arquebuses et vos dagues, dit-il.
Les soldats obéirent avec promptitude. Alors, il ouvrit la porte toute grande. Les quatre infortunés sortirent en toute hâte, comme des oiseaux de nuit effarés. Ils déposèrent Comtois qui, bâillonné, ficelé comme un saucisson, grâce au zèle et aussi un peu à l’épouvante des gardes, roulait des yeux terribles.
– Voilà, monseigneur! dirent-ils.
Pardaillan éclata de rire. Quant à Comtois, ayant constaté que non seulement le prisonnier du deuxième sous-sol était libre, mais encore que Charles d’Angoulême l’accompagnait, il eut un regard de stupéfaction et de douleur qui eût attendri un tigre. Pardaillan n’était pas un tigre; mais malheureusement pour Comtois, il n’avait pas cette nuit-là le temps de s’attendrir.
Cependant, il délia les pieds du geôlier qui, aussitôt, se mit debout. Puis il le débâillonna. Mais en même temps il lui appuyait la pointe de sa dague sur la gorge, geste qui équivalait au plus éloquent des discours; si bien que Comtois qui ouvrait déjà la bouche pour appeler à l’aide fut immédiatement convaincu par cette éloquence, et que sa bouche se referma graduellement.
– Te rends-tu? demanda Pardaillan.
– À condition que vous me fassiez sortir de la Bastille, dit Comtois.
– Non seulement tu sortiras avec ces quatre braves, mais vous recevrez chacun une année complète de votre solde. Monseigneur Charles de Valois, duc d’Angoulême, se fait fort de la dette.
Charles acquiesça d’un signe de tête.
– En ce cas, je suis votre homme! dit Comtois.
Quant aux quatre soldats, ils ne dirent rien. Mais leur attitude témoigna qu’après avoir pensé devenir fous de peur ils allaient peut-être devenir fous de joie. En effet, une année de solde, pour des gens qui en recevaient à grand-peine la moitié, qui étaient mal nourris et maltraités, c’était la richesse et la liberté.
– Partons, cher ami, dit alors le duc d’Angoulême.
– Un instant! fit Pardaillan qui le regarda d’un air étrange. J’ai toujours rêvé de visiter la Bastille une bonne fois. Et l’occasion est trop belle et trop bonne pour que je la laisse échapper. Visitons la Bastille!