XLVIII LA BASTILLE
– Vous m’attendiez? dit Bussi-Leclerc, lorsque Pardaillan, d’une voix très paisible, eut répondu au petit discours qu’il venait de débiter et qu’il avait mis un quart d’heure à préparer.
– Ma foi, oui, monsieur. Aussi vrai que je vous le dis, je vous attendais!
Bussi-Leclerc jeta autour de lui un regard de défiance et grommela:
– J’ai peut-être eu tort de laisser mes hommes là-haut. Si je les faisais descendre? Oui, mais si je n’arrive pas à le désarmer?… Double honte!…
Pardaillan suivait avec une prodigieuse intensité d’attention ce qu’il pouvait lire de pensée sur le visage de son visiteur. Il comprit que, même enchaîné, même dans l’état de faiblesse où il était, il semblait encore redoutable, et il trembla de voir Bussi-Leclerc s’éloigner.
– Je vous attendais, reprit-il; ne m’avez-vous pas annoncé que je dois être questionné? Puisque vous voilà, je suppose que le bourreau n’est pas loin…
– Ah! bon! fit Leclerc. Eh bien, non, mon cher monsieur, ce n’est pas pour cette nuit. C’est, comme je vous le disais, pour demain, au jour levant.
– Il ne fait donc pas jour?…
– Non. Rassurez-vous. Vous avez encore quelques heures devant vous… Venons-en donc à ce que je vous disais. Vous avez entendu ma proposition. Acceptez-vous de me donner ma revanche?
– Je vous ferai observer, monsieur, dit Pardaillan qui tremblait de joie maintenant, que je suis dans une position d’infériorité complète.
«Parbleu! songea Bussi-Leclerc, c’est bien là-dessus que je compte.»
Bussi-Leclerc avait tressailli de joie. Cette simple remarque, si juste et si naturelle de Pardaillan, lui semblait un aveu.
«Il a peur!… Il est perdu!…»
Se reculant de quatre pas, il prit le champ nécessaire à ce duel fantastique.
Pardaillan se plaça sur ses deux jambes aussi commodément que les chaînes pouvaient le lui permettre. Et ayant pris la position de garde, il laissa échapper une sorte de gémissement.
– Voyons, dit sérieusement Leclerc, vous êtes bien, il me semble…
– Oh! monsieur! terriblement gêné, au contraire!
– Bah! bah! pourvu que je sois dans la même position, nous sommes à armes égales. Vous ne pourrez pas rompre, je ne romprai pas; je m’engage sur l’honneur à ne pas me servir un instant de mes jambes; je ne suis donc ici qu’un bras armé d’une épée; vous aussi… de quoi vous plaignez-vous?
– Je ne me plains pas, dit Pardaillan.
Mais, de toute évidence, il avait peur!… Bussi-Leclerc poussa un large soupir, se mit à rire sans savoir pourquoi, et fit deux appels du pied.
– Allons! gronda-t-il, y sommes-nous?
– M’y voici! dit Pardaillan.
Du même coup, les fers s’engagèrent, battirent, et Pardaillan exécuta le coup par lequel il avait désarmé Leclerc au moulin de Saint-Roch. L’épée de Leclerc demeura ferme dans sa main.
– Malheur! murmura-t-il. Il a appris la passe!…
– Ha! ha! éclata de rire Bussi triomphant. Qu’en pensez-vous, mon maître?… Oui, je l’ai apprise, la damnée passe. Et j’en ai appris une autre que je veux vous enseigner!
Il avait abaissé la pointe de son épée. Pardaillan l’imita et répéta:
– Malheur sur moi!…
Bussi-Leclerc riait terriblement. Cette minute-là fut l’une des plus heureuses de sa vie. La première partie de sa revanche était gagnée, puisque le coup de Pardaillan n’avait pas réussi. Peut-être s’il eût été de sang-froid eût-il pu remarquer que son adversaire y avait mis une étrange maladresse. Mais Bussi-Leclerc n’en pensait pas si long: il riait avec délices, voilà tout. Et alors, il se mit à dire:
– Je vais maintenant vous désarmer, sire de Pardaillan, comme vous m’avez désarmé, et nous serons presque quittes. Seulement, comme il faut que je prouve à tous que je vous ai vaincu, et que nul ne peut se mesurer avec moi, je vous rendrai votre épée. Puis, je vous blesserai… Voyons, réfléchit-il en appuyant la pointe de sa rapière sur le sol, où pourrais-je bien vous blesser?… Il m’est défendu de vous tuer… sans quoi ce serait déjà fait… tenez, je vais vous toucher au milieu du front… Est-ce dit?… Oui?… En garde!… Deux appels!… Un battement prime!… Un coup droit!… Pan!… Ah! démon d’enfer!…
Ces derniers mots furent un véritable hurlement de rage et d’étonnement. À mesure qu’il avait parlé, Bussi avait exécuté. D’un froissement auquel peu d’épées eussent résisté, il avait abattu la lame de son adversaire, et, espérant le surprendre au front après lui avoir annoncé qu’il allait d’abord essayer de le désarmer, il s’était fendu à fond; en même temps, son épée sauta!…
Pour la deuxième fois, Bussi-Leclerc, l’invincible, était vaincu, désarmé!… Son hurlement de rage roula dans les sous-sols avec de ces sourds échos qui ressemblent à des cris de damnés. Pardaillan n’avait pas bougé. Appuyé de la main gauche au mur, il restait en garde et disait avec cette terrible froideur qui chez lui révélait de surhumaines émotions:
– Ramassez votre épée, monsieur. Vous le pouvez, puisque je suis enchaîné…
Cette effrayante émotion de Pardaillan venait de ce qu’il pensait. Et ce qu’il pensait, le voici:
«Idiot! Trois fois stupide! Je n’ai pu résister au plaisir de donner une leçon à ce spadassin!… Tout est perdu! Les voilà qui descendent!… Il va s’en aller!… Ah! misérable que je suis!…»
En effet, au hurlement de Leclerc, des voix effarées avaient répondu dans l’escalier. Comtois et les arquebusiers, s’imaginant qu’on égorgeait le gouverneur de la Bastille, accouraient… Bussi-Leclerc, ivre de honte, la face apoplectique, ramassa vivement son épée, la rengaina et ouvrit la porte. Pardaillan se mordit le poing.
– Marauds! hurla Bussi-Leclerc. Chiens! Suppôts de potence! Viande à bourreau! Qui vous a appelés!…
– Monseigneur!… balbutia le geôlier Comtois.
– Que venez-vous espionner ici? Arrière, gibier d’estrapade! Qu’on remonte à l’instant l Et le premier qui descend, je l’étripe, et je fais manger sa carcasse aux quatre autres!…
Pardaillan fut secoué d’un tressaillement de joie frénétique et, haletant, appuyé à son mur avec un sourire intraduisible, balbutia:
– Loïse!… Mon père!… Nous sommes sauvés!…
Les arquebusiers et le geôlier remontaient avec plus de précipitation qu’ils n’étaient descendus.
– Plus haut! plus haut! vociférait Leclerc. Jusque dans la cour!
Quand il n’entendit plus rien, il rentra dans le cachot et, comme il avait fait d’abord, referma la porte et raccrocha au clou le falot et le trousseau de clefs. Aussitôt il dégaina.
– Mort de ma mère! gronda-t-il à voix basse. Tant pis pour le bourreau. Tu ne mourras que de ma main!…
Il attaqua.
Oh! cette fois, il ne s’agissait plus d’une passe d’armes! Cette fois, il ne s’immobilisait plus, selon ses propres conventions. Cette fois, il voulait tuer… Il bondissait à droite, à gauche, rompait, avançait… et l’autre, enchaîné, le tenait haletant à la même distance…
Le cachot noir s’éclairait des vagues clartés du falot. L’épée de Bussi jetait dans cette obscurité de brusques éclairs d’acier. Et cet homme qui rugissait de rage, qui écumait, qui se reculait pour respirer, qui se lançait à l’assaut… et Pardaillan qui ne faisait pas un pas, un geste, qui se couvrait seulement de sa pointe, oui, dans ces ténèbres, au fond de ce trou, c’était un spectacle de délire…
Un moment vint où Leclerc, épuisé, s’accota à la porte.
– Oh! murmura-t-il, pourquoi lui ai-je donné un fer!
Il en était à ce point où la fureur détraque un cerveau, où la rage se fait folie, où tous les moyens, les plus hideux, les plus lâches deviennent de bons moyens!… Et cette unique pensée battait dans son esprit:
«Il faut que je le tue!… Si je n’ai pas la joie de me tremper dans son sang, que je crève!…»
Reposé, il se rua. Dans le silence effroyable, il n’y eut que le battement bref des fers, et le halètement du fauve qui voulait du sang. Et cette fois, Pardaillan recula, se renfonça dans son angle!…
– Je le tiens! gronda Leclerc de cette voix rauque qu’ont les tigres en abattant leur griffe sur la proie.
Il avança de deux pas, pour le corps-à-corps final, et rugit:
– Je te tiens! Je te cloue au mur!
«Au même instant, il eut une sorte de râle, et voulut jeter une clameur d’appel, mais sa gorge ne rendit plus aucun son, sinon ce râle de bête qu’on étrangle…
On l’étranglait en effet!…
Bussi-Leclerc, en se jetant en avant, ivre, les yeux injectés, se sentit saisi par deux bras puissants; il pantela, puis un souffle léger entrouvrit ses lèvres, puis sa tête retomba sur son épaule. Alors Pardaillan desserra l’étreinte… Il laissa glisser Leclerc sur le sol et, se baissant, le toucha au cœur: