– Monsieur Palissy! murmura Pardaillan.
C’était, en effet, l’illustre artiste enfermé à la Bastille pour avoir déplu à Catherine de Médicis.
– Monsieur, reprit Bernard Palissy, êtes-vous de la Cour? Voulez-vous vous charger de remettre à Sa Majesté un mémoire où j’explique que j’ai besoin de compas et de crayons? On m’a déjà accordé une lampe; mais je suis obligé de ménager l’huile, et c’est ce que j’explique aussi…
– Je regrette de ne pouvoir me charger de votre placet, dit Pardaillan de cette voix paisible qui lui servait à masquer ses émotions. Venez, vous êtes libre.
Pardaillan sortit, tandis que l’artiste, stupéfait, demeurait un instant immobile, étourdi, puis se hâtait de rassembler ses cartons d’une main tremblante et, les serrant précieusement sous son bras, se mêlait aux autres prisonniers… aux autres délivrés…
– Qui est cet homme? demanda-t-il au vieillard déguenillé en désignant Pardaillan.
Le pauvre vieux secoua la tête et répondit avec une sorte de vénération passionnée:
– Je ne sais pas son nom. C’est l’homme qui dit: «Vous êtes libre!»…
Et ils suivirent. Au troisième étage, Comtois, avec le soupir d’un geôlier qui fait cet affreux cauchemar de délivrer ses prisonniers, ouvrit une porte derrière laquelle Pardaillan trouva trois hommes qui, ayant entendu le bruit des pas, écoutaient, anxieux. C’étaient trois huguenots qui devaient prochainement subir la question avant d’être pendus. Les malheureux, en voyant tout ce monde, s’imaginèrent que le moment terrible était arrivé et, avec une énergie désespérée, entonnèrent un psaume.
– Vous chanterez demain, cria Pardaillan. Allons, messieurs, vos alléluias sont hors de saison. Suivez-moi… Vous êtes libres.
Les trois fanatiques se turent instantanément et regardèrent avec terreur cet homme déchiré, ensanglanté, qui leur montrait la porte du cachot grande ouverte. Et déjà Pardaillan était sorti, suivi de Comtois qui mâchait de sourdes imprécations.
Alors, les huguenots voyant que ces gens se remettaient en marche, pareils à eux, hâves, avec cette pâleur spéciale que donne le cachot, les uns déguenillés, les autres vêtus des défroques des prisonniers comme eux, enfin furent saisis d’un tremblement nerveux, et muets de cette joie énorme que peuvent avoir les ensevelis vivants qu’on déterre, ils se mirent à suivre.
Dans le sombre escalier de la tour du Nord, Pardaillan descendit le premier, son falot à la main.
Près de Pardaillan marchait Charles d’Angoulême, tremblant d’une émotion qui le faisait palpiter. Puis, Comtois le geôlier qui dardait sur Pardaillan des yeux effarés; puis, enfin, les huit prisonniers pêle-mêle, avec un sourd murmure composé de rires nerveux, de sanglots, d’exclamations étouffées, croyant rêver un rêve impossible…
Dans la petite cour, Pardaillan s’arrêta soudain. Au loin, par-delà la grille de fer que nous avons signalée, il voyait venir un falot pareil au sien. Dans la lueur confuse de ce falot en marche, une douzaine d’ombres s’agitaient:
– La ronde de trois heures! murmura une voix derrière Pardaillan.
Il se retourna et vit que c’était Comtois qui avait parlé. En même temps, il comprit que le geôlier allait crier, appeler…
– Alerte! hurla Comtois. À moi! À…
Il n’eut pas le temps d’achever. Le poing de Pardaillan s’était levé, pareil à une masse, et était retombé sur la tempe du geôlier. Comtois tomba tout d’une pièce, perdant le sang par le nez et par la bouche, et demeura immobile. Cela s’était passé dans l’espace d’une seconde.
La ronde avait entendu le cri d’alarme… elle accourait au pas de course… En bas, au fond de la tour, on entendait les coups sourds de Bussi-Leclerc enfermé. Les huit prisonniers, frémissants, la tête délirante, vivant une minute prodigieuse, jetèrent une terrible clameur. Chalabre, Sainte-Maline, Montsery, Charles d’Angoulême, mirent leurs arquebuses en joue. La ronde, composée de douze hommes et d’un officier, déboucha dans la cour en criant:
– Nous voici! Qu’y a-t-il?…
– Feu! commanda Pardaillan.
Et, en même temps que les quatre arquebuses tonnaient, il se rua, la dague au poing, jusqu’à la grille de fer, qu’il referma. Alors, dans les ténèbres de l’étroite cour, il y eut une fantastique mêlée d’ombres qui bondissaient, un déchaînement de cris, de plaintes, de hurlements, de jurons, de soupirs; le cliquetis des hallebardes entrechoquées, les brusques lueurs de l’acier, les visages flamboyants, pareils à des visages de démons, ces gens déguenillés, qui se heurtaient aux gardes, ces étreintes furieuses, tout cela dura une minute à peine et s’évanouit, cessa tout à coup…
En effet, Pardaillan avait tout de suite vu l’officier. Il avait bondi sur lui, lui avait arraché son épée, l’avait saisi à la gorge et, l’acculant à un coin de la cour, lui disait:
– Monsieur, nous sommes trente, et vous êtes une douzaine. Criez à vos gens de se rendre, ou je vous tue.
L’officier, d’un regard affolé de stupeur, vit l’étrange bataille. Comprit-il ou ne comprit-il pas ce qui se passait?… Il sentit la pointe de sa propre épée s’enfoncer dans sa gorge. Et peut-être cela suffit-il.
– Bas les armes! vociféra-t-il d’une voix enragée de terreur.
Les gardes jetèrent leurs hallebardes.
– Ici! commanda Pardaillan.
Affolés, ivres de peur, les survivants, blessés ou non, obéirent à cette voix impérieuse, pendant que les prisonniers, sautant sur les hallebardes, les poussaient vivement. Et alors on vit ce spectacle exorbitant: un à un, depuis l’officier jusqu’au dernier garde, les gens de la ronde entraient dans la tour!… Quand ils furent tous dedans, Pardaillan referma tranquillement la porte et dit:
– Maintenant, nous avons tous des armes!…
Sur le pavé de la cour, il y avait trois ou quatre corps étendus. Pardaillan remarqua qu’ils portaient tous l’uniforme et, sur le pourpoint de buffle, la double croix de Lorraine [16] . Alors, il ouvrit la grille de fer qu’il avait fermée pour couper toute retraite aux gardes. Et, faisant signe à sa troupe de le suivre, il s’élança sous une large voûte au-delà de laquelle il se trouva dans une autre cour. Là, le silence était complet. On ne voyait personne ni rien, sinon les murailles des bâtiments intérieurs.
En lui-même, Pardaillan rendit grâce à l’architecte qui avait construit la Bastille et avait disposé ces bâtiments de telle sorte que l’effroyable tumulte de la mêlée dans la cour du Nord n’avait pu être entendu. Il chercha une issue en contournant les murailles et, face à la voûte qu’il venait de franchir, il vit s’ouvrir devant lui une sorte de tuyau, long corridor humide et noir. Il s’y engagea, suivi de son étrange troupe, et arriva à un tournant.
– Qui va là? cria une voix tout à coup.
Et en même temps la même voix se mit à hurler:
– Sentinelles, veillez! Sentinelles, aux armes!
Au loin, des voix de plus en plus faibles, comme des échos, répétèrent:
– Sentinelles, aux armes!…
Pardaillan s’était rué en avant, sa dague au poing – la dague de Bussi-Leclerc. Mais devant lui, il ne trouva rien: la sentinelle qui avait jeté l’alarme s’était repliée au pas de course sur la grand-porte. Et maintenant, c’était, dans l’énorme forteresse, un bruit de gens qui courent, qui s’interpellent, une clameur sourde pareille aux premiers mugissements d’un orage.
Pardaillan eut un frémissement de tout son être. Il se tourna vers ceux qui le suivaient et dit simplement:
– Voulez-vous tenter avec moi d’être libres? Il faudra peut-être mourir. Mais la mort, c’est aussi une liberté comme une autre…
– Libres ou morts! crièrent-ils ensemble.
– Eh bien, reprit Pardaillan d’une voix qui cette fois résonna comme une fanfare de bataille, eh bien, en avant donc, et puisqu’on ne peut être libres à moins; prenons la Bastille!
– En avant! Prenons la Bastille! À nous la Bastille! vociférèrent les enragés, emportés dans un grand souffle de folie.
Pardaillan se mit en marche, tranquille en apparence, souple et nerveux comme un de ces grands fauves qui, la nuit, sillonnent le désert. Des cris éclataient devant lui.
– Aux armes! Rébellion! Aux armes!
Derrière lui, la troupe hagarde, transposée en un état de songe terrible, marchait silencieuse, les yeux rivés sur lui. Et tout à coup, à dix pas devant lui, dans une cour, dans la clarté des torches allumées, il vit grouiller une masse confuse d’hommes d’armes, en tête desquels marchait un officier.
Celui-ci, d’un geste, arrêta devant l’entrée du corridor sa troupe qui, les yeux éblouis par les torches, cherchait à reconnaître le nombre des ennemis qu’elle avait à combattre, et à quelle fantastique espèce appartenaient ces ennemis. Pardaillan marchait toujours, sans hâter ni ralentir le pas. Cet instant de silence fut bref.
[16] Pendant le temps où la Ligue fut maîtresse de Paris, on arborait la double croix sur les guidons d’étendard, ou même sur les pourpoints, par opposition à la croix simple qui ornait le guidon royal. La double croix était sur les armoiries de Guise en même temps que les merlettes. (Note de M. Zévaco.)