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– Holà! cria l’officier, qui êtes-vous? Qu’on se rende à l’instant!…

– En avant! rugit Pardaillan.

Dans le même instant, il y eut la vision d’un bond terrible. Pardaillan se ramassa sur lui-même, se détendit comme un ressort, et, en deux pas, fut sur l’officier. Un geste foudroyant suivit le bond; l’officier tomba comme une masse, tué raide d’un coup de dague au défaut de l’épaule.

Les gardes, en voyant tomber leur chef, eurent ce recul instinctif qu’on remarque dans toutes les troupes habituées à l’obéissance passive. Et cette inappréciable seconde de trouble suffit aux révoltés pour sortir du corridor et se ruer dans la cour.

– Feu! feu! vociféra un sergent.

Quarante arquebuses tonnèrent. L’ouragan de fer s’engouffra dans le corridor, les balles crépitèrent sur les murailles, et, en même temps que ce roulement de tonnerre, éclata une énorme vocifération de triomphe… immédiatement suivie de malédictions furieuses…

En effet, les gardes, s’imaginant que le couloir était plein d’ennemis invisibles, avaient d’instinct fait feu dans le boyau noir… Et ce fut la lueur même de l’arquebusade qui leur montra ce corridor vide, à l’instant où ils étaient attaqués à droite, à gauche, derrière, par les hallebardes des révoltés.

Les arquebuses déchargées, les gardes se trouvaient désarmés, car il fallait près de deux minutes pour recharger, et d’ailleurs ils n’avaient pas les munitions nécessaires. Alors, parmi les malédictions des blessés, les rauques appels des mourants, les jurons, il y eut dans cette cour une deuxième bataille… mêlée affreuse, d’autant plus terrible que les torches avaient été jetées; les gardes se servant de leurs arquebuses comme de massues, s’entrechoquant, s’assommant les uns les autres.

Et dans ce groupe informe, délirant, Pardaillan, sa dague au poing, se lançait tête baissée, frappait à droite, frappait à gauche, passait, coupait, faisait une horrible trouée. Deux ou trois minutes s’écoulèrent; la cour était pleine de sang… les gardes affolés, pris d’une terreur insensée, se sauvaient, se heurtaient à d’autres qui accouraient… et hors de la Bastille, le quartier réveillé se demandait ce que signifiait cette clameur… Dans la Bastille, une cloche se mit à sonner à toute volée… le poste de la porte d’entrée réduit à vingt hommes se barricadait, perçait des meurtrières pour une suprême défense… Toutes les imaginations qu’inspire l’épouvante traversaient ces esprits, et la plus raisonnable était que les troupes d’Henri III, entrées soudain dans Paris, avaient pénétré dans la Bastille par quelque poterne mal gardée… et là-bas, dans la cour, Pardaillan achevait la déroute des gardes… les prisonniers se répandaient dans les couloirs en poussant des hurlements féroces…

Ce fut une vision d’enfer, une indescriptible ruée à travers les couloirs et les cours de la Bastille. Dans la grande cour, une trentaine de cadavres gisaient sur les pavés, et parmi eux, celui du vieillard en guenilles, du vieillard anonyme qui entrait dans la liberté par la porte de la mort.

Pardaillan, Charles d’Angoulême, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre, en quelques secondes, tinrent conseil. À eux cinq, ils marchèrent sur la porte d’entrée. De-ci de-là éclataient encore des coups d’arquebuse; de loin en loin, des groupes de gardes passaient affolés, tirant les uns sur les autres; quelques-uns jetaient leurs armes et criaient:

– Grâce! Mort à Guise! Vive le roi!

Pardaillan arriva devant la porte de l’entrée. Là, une vingtaine de gardes s’étaient barricadés. Pardaillan, d’un coup de coude, fit sauter le vitrail de la fenêtre; sa tête sanglante, hérissée, terrible, apparut aux assiégés, et il hurla:

– Au nom du roi, rendez-vous… Il y a deux mille royalistes dans la Bastille!

– Vive le roi! vociférèrent les assiégés.

– Jetez vos armes!…

Les arquebuses et les hallebardes passèrent à travers les barreaux de la fenêtre.

– Bon!… ne bougez plus, ou vous êtes morts! Il y a grâce de la vie pour quiconque ne bouge d’ici!…

– Vive le roi!… Mort à Guise! répondit le hurlement d’épouvante.

En même temps, Sainte-Maline, Montsery et Chalabre ouvraient la grand-porte, abattaient le pont-levis.

– Partons! crièrent-ils.

– Partez! fit Pardaillan.

– Et vous?…

– Partez donc, mordieu!…

– Adieu, monsieur de Pardaillan! Souvenez-vous de notre dette!

Tous les trois bondirent sur le pont-levis et l’instant d’après disparurent dans la nuit. Charles considérait Pardaillan sans comprendre, mais avec cette confiance illimitée qu’il avait pour lui. Que voulait donc Pardaillan? Pourquoi ne fuyait-il pas? Que lui restait-il à faire dans la Bastille?

Et pourtant la situation, qui, après avoir été tragique, était maintenant si favorable, menaçait de redevenir terrible. En effet, au tocsin de la Bastille, d’autres tocsins dans Paris avaient répondu. Des rumeurs s’éveillaient. Des portes et des fenêtres s’ouvraient. Des gens apparaissaient dans les rues, se demandant ce qui se passait et si Paris était surpris par les hérétiques de Béarn!

Ce qui se passait!… Il se passait que Pardaillan prenait la Bastille!… Et la Bastille prise, que voulait-il encore?… Il se rapprocha de la fenêtre grillée où les vingt gardes terrorisés, affolés par ces bruits qu’ils entendaient, persuadés qu’Henri III était dans Paris, se confessaient les uns aux autres, à tout hasard.

– Le chef?… demanda Pardaillan.

Un sergent s’approcha en joignant les mains et en disant:

– Grâce! Je n’en ai pas fait plus que les autres!…

– Rassure-toi, mon ami, fit Pardaillan. Vous aurez tous vie sauve. Passe-moi simplement les clefs des cachots, et fais-moi le plaisir de sortir avec six de ces braves.

– Vive le roi! clama le sergent.

Quelques instants plus tard, il rejoignait Pardaillan avec six hommes portant chacun un trousseau de clefs.

– Mon ami, dit Pardaillan, le roi veut voir les prisonniers de la Bastille dès cette nuit, excepté ceux de la tour du Nord.

– De dangereux truands.

– C’est vrai. Va donc me chercher les autres. Et tâche d’être prompt si tu veux qu’on oublie que tu fus guisard.

– Vive le roi! répéta le sergent qui s’élança au pas de course.

Dix minutes se passèrent. Dans la Bastille les rumeurs s’apaisaient peu à peu. Et si l’on entendait encore des cris, c’étaient ceux de: «Vive le roi!» Mais hors de la Bastille, Paris, réveillé par les tocsins, s’armait, se répandait dans les rues. On ne savait pas encore pourquoi, ni d’où venait cette alarme… mais bientôt… Charles d’Angoulême regarda Pardaillan d’un air qui signifiait clairement que vraiment c’était tenter le diable que d’attendre plus longtemps. Pardaillan se mit à rire et dit:

– Savez-vous à quoi je songe?

– Non, mon cher ami, et je vous avoue que…

– Eh bien! interrompit Pardaillan, je songe à la figure que doit faire le gouverneur de la Bastille, M. de Bussi-Leclerc, en entendant ces cris de: «Vive le roi!»…

À ce moment, Bernard Palissy arrivait devant le pont-levis avec les trois huguenots délivrés. Ces trois hommes étaient couverts de sang et tout déchirés; on voyait qu’ils s’étaient rudement battus. L’un d’eux était blessé, mortellement peut-être, et les deux autres le soutenaient. Mais tous avaient ce visage extasié, cet air d’étonnement effaré de gens qui s’apprêtaient à mourir et qu’on rend à la vie. Seul Palissy était fort calme. À pas pressés, ils franchirent le pont-levis et s’enfoncèrent dans Paris.

À ce moment, le jour se levait. Les rues se remplissaient de bourgeois effarés; des patrouilles de gens d’armes passaient en courant; des troupes marchaient vers les portes, et les foules du peuple se portaient sur les remparts pour repousser l’attaque. Car tout ce monde, maintenant, croyait que Paris était attaqué, soit par une armée d’Henri III, soit par les huguenots d’Henri de Navarre.

– Alerte! Aux armes! Aux remparts!…

On n’entendait que ces cris qui, se mêlant aux mugissements du tocsin, faisaient une vaste rumeur. Dans le corps de garde de la Bastille, les soldats enfermés s’époumonaient à crier:

– Vive le roi!…

Ils espéraient ainsi se faire pardonner d’avoir servi la cause du duc de Guise qui, sûrement, allait être déclaré traître et rebelle.

Tout à coup, une bande étrange parut aux yeux de Pardaillan et de Charles d’Angoulême, une bande composée de gens maigres, hâves, livides, avec des yeux hagards et papillotants comme ceux des oiseaux de nuit que frappe la lumière du jour; la plupart étaient en guenilles, quelques-uns à peine vêtus. Et tous portaient sur le visage ce masque de doute, de stupéfaction, de terreur et de ravissement que Pardaillan avait vu chez ceux à qui il avait ouvert lui-même.

Ces gens, c’étaient les dix-huit prisonniers restants. Le sergent et ses six hommes les poussaient. Car beaucoup de ces malheureux, ne pouvant croire qu’ils allaient être libres, s’imaginaient, aux clameurs qu’ils entendaient, qu’il s’agissait d’un massacre. Devant la porte grande ouverte, devant le pont-levis baissé, ils s’arrêtèrent avec une sorte de farouche défiance. Une indicible émotion étreignait le cœur de Pardaillan.