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XLVI LA REVANCHE DE BUSSI-LECLERC

Maurevert, comme il l’avait dit, était attendu dans la rue par Bussi-Leclerc. En sortant de Saint-Paul, il le rejoignit sous un auvent de la rue Saint-Antoine où il lui avait donné rendez-vous. Aussitôt ils se mirent en route vers la Bastille.

– Tout s’est bien passé? demanda Bussi-Leclerc qui songeait en souriant à la présence du duc de Guise.

– Sans doute! fit Maurevert étonné. Pourquoi?…

– Pour rien! Marchons…

– Oui, marchons. J’ai hâte de voir l’homme. Est-il enchaîné?

– Bien et dûment. Ne crains rien…

Bussi-Leclerc se mit à siffler une fanfare de chasse et Maurevert, livide, tête basse, hâta le pas. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient le pont-levis et entraient dans la Bastille!

– Voilà mes domaines! fit en riant Bussi-Leclerc. Ce n’est pas gai. Drôle d’idée qu’a eue notre duc de me faire gouverneur de la Bastille!

– Non, ce n’est pas gai! C’est même terrible, dit Maurevert avec une sombre joie. Où est-il?… Allons!…

– Patience, que diable! Holà! quatre gardes et un falot!…

Quatre soldats armés d’arquebuses et un geôlier porteur d’une lanterne s’élancèrent à l’ordre.

– Les clefs du numéro dix-sept! ajouta Bussi-Leclerc.

Le geôlier se précipita et revint quelques instants après avec un trousseau de clefs.

– Le numéro dix-sept? dit-il, à tour du Nord. Deuxième sous-sol. Voilà, monsieur le gouverneur!

– Marche devant, dit Bussi-Leclerc. Et vous, suivez-nous, ajouta-t-il en se tournant vers les quatre arquebusiers.

On traversa des cours enfermées entre des murailles hautes et noires; on passa sous des voûtes aux pierres rongées par le temps; Bussi-Leclerc sifflait entre ses dents; Maurevert frissonnait. Et pourtant, une joie sauvage faisait battre son cœur à grands coups. Pour parler, pour échapper à l’impression d’horreur que dégageait la formidable prison d’État, il dit:

– Non, Bussi, ton domaine n’est pas gai… Et combien as-tu de sujets dans ce royaume de la douleur?

Bussi-Leclerc se retourna vers le geôlier et l’interrogea du regard. Lui ne savait pas.

– Vingt-huit prisonniers, dit laconiquement le geôlier.

– Tu entends, Maurevert. Vingt-huit. C’est peu. Et je suis un bien pauvre sire.

– Qu’ont-ils fait?

– Qu’a fait celui que tu vas voir? répondit le gouverneur en éclatant de rire.

– Allons, allons! dit Maurevert en grinçant des dents.

Ils étaient arrivés dans une étroite cour où on entrait après avoir franchi une lourde grille. La cour était infecte. Le soleil n’y descendait jamais. Là s’arrondissait un colosse de pierre dont la tête se perdait dans le ciel noir: c’était la tour du Nord. Une porte de fer s’ouvrait au pied de la tour.

– C’est là que nous mettons les plus intraitables. N’est-ce pas, Comtois?

Comtois, le geôlier, hocha la tête et se mit à ouvrir la porte, opération qui demanda plusieurs minutes. La porte ouverte, une bouffée d’air méphitique frappa Bussi-Leclerc au visage.

– Oh! oh! fit-il en reculant. Cela sent la mort!…

– Entrons! dit Maurevert en aspirant avec une joie terrible ces émanations d’air corrompu.

– Attention! dit Comtois; il y a des pierres éboulées.

Il commença à descendre; Maurevert, derrière lui, jetait un avide regard au fond des ténèbres où il s’enfonçait; puis venait Bussi-Leclerc; puis les quatre arquebusiers. L’escalier tournait et s’enfonçait comme une effroyable vis de pierres verdâtres; aux parois des murs à demi disloqués brillaient les paillettes impures du salpêtre. Au bout de trente marches, on s’arrêta. L’air était à peine respirable. Sur le sol fangeux rampaient des choses immondes.

– Est-ce là? haleta Maurevert.

– Plus bas! fit le geôlier Comtois.

Bussi-Leclerc toucha du bout du doigt une porte et dit:

– Numéro quatorze!

– Numéro quatorze? fit Maurevert hagard.

– Eh! oui… ce bon petit duc… le rejeton des Valois… M. d’Angoulême…

– Et que m’importe le duc d’Angoulême! gronda Maurevert. Descendons!

Et il poussa le geôlier. À ce moment, du fond du cachot numéro quatorze, un grand cri dément jaillit et réveilla de sinistres échos dans l’escalier. De l’intérieur, la porte fut secouée… une malédiction traversa les ténèbres… puis le silence se rétablit.

– Ils sont tous ainsi dans les premiers temps, dit Comtois en haussant les épaules.

Bussi-Leclerc avait pâli. Ce bretteur, ce spadassin sans foi ni loi, n’avait pas encore l’âme d’un geôlier. Maurevert n’avait rien entendu: il descendait sur les talons de Comtois; il éprouvait une terrible ivresse de vengeance enfin satisfaite. Il eût voulu cet antre plus hideux encore, cet air plus irrespirable, il eût voulu dans cet enfer plus d’épouvante et d’horreur… et pourtant!…

– Voici le numéro dix-sept! dit tout à coup Comtois en s’arrêtant devant une porte.

Ils étaient au deuxième sous-sol.

– Ouvre! dit Maurevert d’une voix rauque.

Il prit le falot des mains du geôlier, et comme celui-ci ne se hâtait pas assez à son gré, il poussa lui-même les verrous. La porte s’ouvrit toute grande. Maurevert, le falot à la main, fit deux pas dans cette sorte de trou qui était un cachot. La faible lueur de la lanterne éclaira le trou, les pierres rongées portant des inscriptions, prières suprêmes, malédictions, menaces, cris de douleur gravés dans le granit et à demi effacés et pareils à des balbutiements de la pierre… les gouttes d’eau qui se formaient à la voûte pour retomber ensuite, comme des larmes… le sol raboteux comme si des ongles l’eussent labouré… les flaques d’eau bourbeuse… Maurevert vit tout cela d’un coup d’œil qui eut la durée d’un éclair. Et son regard s’arrêta au fond du cachot.

Là, contre la paroi, deux anneaux scellés dans le mur supportaient deux chaînes rouillées.

Et l’extrémité de chacune de ces chaînes allait se frapper sur un anneau… Les deux anneaux inférieurs encerclaient les deux chevilles d’un homme. Et cet homme debout, appuyé à la paroi, cet homme sur qui Maurevert levait son falot, cet homme le regardait…

– Ce n’est pas sans mal que nous l’avons enchaîné, dit Comtois, remplissant en conscience son rôle de cicérone. Par le diable! il en a coûté la vie à trois d’entre nous…

Bussi-Leclerc entra et fit sortir le geôlier. Maurevert tremblait légèrement. Il considérait le prisonnier avec un sourire indescriptible. Le prisonnier souriait aussi – mais d’une autre manière. Maurevert, au bout d’un instant de contemplation, accrocha son falot à un clou, sans doute destiné à cet usage. Et il dit:

– Te voilà donc, Pardaillan. Depuis seize ans que nous passons le temps à courir l’un après l’autre, nous nous retrouvons donc enfin…

– Tiens! fit paisiblement Pardaillan, voici M. de Bussi-Leclerc, geôlier en chef de ce gai séjour. Salut, monsieur Leclerc!…

Maurevert grinça des dents et dit:

– Tu n’oses ni me regarder, ni me parler, sire de Pardaillan. Mais moi je te parle et te regarde. Je suis venu pour cela. Tu m’écouteras donc, malgré toi…

– Monsieur Leclerc, dit Pardaillan, l’épée qui vous bat les mollets est bien longue, moins longue pourtant que celle que je vous fis sauter des doigts dans le moulin.

Bussi-Leclerc pâlit et grommela un juron.

– Hâte-toi, gronda-t-il, hâte-toi, Maurevert, car je ne répondrais pas de daguer le démon…

– Bah! fit Pardaillan, vous n’oseriez, monsieur Leclerc. En effet, on ne m’a enchaîné que par les pieds, et mes mains libres encore vous font peur… Fi! la vilaine figure que vous faites!… Mais n’écumez donc pas ainsi!… Vous me rappelez trop bien le visage effaré que vous aviez quand je vous attachais sur l’aile du moulin… Prenez garde… vous risquez de me faire mourir de rire, ce dont le bourreau vous en voudrait fort…

Pardaillan se mit à rire, d’un rire qui fit frissonner les quatre arquebusiers restés dans le couloir…

– Par la mort-dieu, vociféra Bussi-Leclerc en dégainant.

– Laisse! laisse! fit Maurevert d’une voix qui coula comme du fiel. Le sire de Pardaillan a raison, le tourmenteur qui va venir demain serait trop vexé de n’avoir qu’un cadavre à torturer… Et alors…

Pardaillan riait toujours.

– Monsieur Leclerc, continua-t-il, interrompant Maurevert comme s’il n’eût pas été là, couvrant sa voix de sa voix, monsieur Leclerc, savez-vous que j’ai cru, moi aussi, à votre illustre renommée de maître d’armes invincible? Quand je vous ai vu devant moi, l’épée à la main, je n’ai pu m’empêcher de recommander ma pauvre âme à Dieu. Je me suis dit: Voici donc ce fameux maître que nul ne peut se vanter d’avoir touché! Je suis mort, tout au moins! Miséricorde, je suis en capilotade, en marmelade, et bien malade!… Juste comme je me disais cela, monsieur Leclerc, votre épée s’est mise à décrire dans l’air un arc de quinze pieds. Quel saut! Et quel sot j’étais de croire que j’avais un maître devant moi, quand vous n’étiez qu’un méchant prévôt… un écolier!