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Maurevert s’était croisé les bras et murmurait:

– J’ai attendu seize ans ce moment; je puis patienter encore seize minutes!

Bussi-Leclerc écumait. Chaque parole de Pardaillan était un coup de poignard à sa vanité de maître invincible… une seule fois vaincu par ce démon qui riait, riait au fond de ce trou noir, enchaîné, debout, et le regardait d’un œil étrange où flambait une petite flamme d’ironie aigue, pointue, pareille à une pointe d’acier.

On ne pouvait faire au maître d’armes un plus sanglant affront que de lui dire qu’il n’était pas un maître, et que quelqu’un sous le ciel pouvait se vanter de le toucher.

Abomination! Ce n’est pas seulement touché, mais désarmé qu’il avait été! Et celui qui lui avait fait sauter la rapière des mains était là devant lui qui riait si fort.

– Tu trouveras demain un maître à enfoncer les coins! rugit Bussi-Leclerc.

– Un maître à arracher les ongles! ajouta doucement Maurevert.

– Un écolier? reprit Pardaillan, un bon écolier, je l’avoue. On voit que vous avez fréquenté les tripots, monsieur Leclerc. Oui, il faut être juste: avec une dizaine d’années d’étude encore, vous serez un écolier avouable, presque un bon prévôt…

Cet aveu et cette justice loyale arrachèrent au maître d’armes une imprécation de rage:

– Misérable! Tu me pris en traître!

Peu à peu, il en arrivait à oublier la situation. Il ne voyait plus en Pardaillan qu’un maître qui se vantait de l’avoir vaincu. Il se croyait à la salle d’armes et, tirant son épée, il commença une démonstration.

– Voici, écumait-il, je tenais mon épée en tierce, comme ceci… regarde, Maurevert… lorsque…

– Oh! monsieur Leclerc, interrompit le rire terrible de Pardaillan, quelle garde avez-vous là?… Trop de raideur dans le poignet, que diantre! N’allongez pas ainsi l’avant-bras…

– Démon! vociféra Bussi-Leclerc; il me donne la leçon!…

– Eh! payez-moi, en ce cas! dit Pardaillan. Tenez, je vais vous dire; votre bras ne doit pas trembler comme il tremble; le poignet seul doit agir… vous ne comprenez pas? Non! Il ne comprend pas! C’est à déshonorer un tripot d’armes!

Leclerc rengaina son épée. Il était livide de rage. Et soudain, il tendit le poing vers Pardaillan, grommela un juron, fit deux, appels du pied comme s’il eût répondu à une provocation, et sortit du trou noir, du cachot, de l’antre effroyable, poursuivi par le rire féroce et ces derniers mots de Pardaillan:

– Allez trouver maître Ambroise de ma part; il vous enseignera à tenir proprement votre épée.

Maître Ambroise était un mauvais prévôt aussi célèbre par ses défaites que Bussi-Leclerc l’était par ses victoires.

– Le démon est enragé! gronda Leclerc en se bouchant les deux oreilles.

Il eût pleuré. Son amour-propre saignait à vif. Il fit un geste pour ordonner aux arquebusiers d’attendre Maurevert et remonta l’escalier quatre à quatre.

– Or çà! dit alors Maurevert, tandis que tu vis encore, sire de Pardaillan, tandis que le tourmenteur-juré apprête ses coins, ses pinces et ses tenailles, écoute-moi. Je ne suis pas Bussi-Leclerc, moi, et j’avoue que j’ai eu peur de toi… Maintenant que te voilà enchaîné, je n’ai plus peur, tu comprends?… L’homme qui est devant toi s’appelle Maurevert… comprends-tu cela?… ce Maurevert qui porte à la figure la trace du coup de rapière dont tu la cinglas!… Maurevert qui porte l’un des derniers coups dont mourut ton truand de père!… Maurevert qui fournit là-haut, sur les pentes de Montmartre, ce joli petit coup de poignard, cette égratignure dont mourut la demoiselle Loïse de Montmorency, ta maîtresse!…

Le misérable étudiait attentivement l’effet de ces paroles. Il avait d’ailleurs mesuré du regard la longueur des chaînes et il était sûr que Pardaillan ne pouvait l’atteindre.

Sur la physionomie étrangement paisible du chevalier, il ne vit aucun frémissement. Pardaillan ne le regardait pas. Seulement, il avait mis sa main droite dans son pourpoint. Et au souvenir de son père mort entre ses bras criblé de blessures, au souvenir de celle qui était l’adoration fidèle de sa vie, cette main s’était crispée; les ongles labouraient la poitrine; la clameur de détresse qui grondait dans cette poitrine ne s’échappa pas.

Pardaillan souffrit comme un damné… Mais son visage, dont on ne pouvait distinguer la pâleur, garda la même immobilité, et au coin des lèvres, sous la moustache hérissée, tremblante, le même pli d’ironie.

«Enfer! gronda en lui-même Maurevert plus livide, est-ce qu’il ne souffrirait plus du passé?…»

– Tu m’as bien cherché, reprit-il tout haut. Voilà des années et des années que tu cours après moi. Voilà des années que je passe, moi, à te fuir… À la fin, je me suis demandé ce que tu pouvais bien avoir à me dire… et je me suis arrangé pour nous ménager ce rendez-vous… Voyons, je suis prêt à t’entendre. Qu’as-tu à me dire?…

Pardaillan suivait des yeux le vol affolé d’une chauve-souris qui, étant entrée dans le cachot, s’irritait sans doute de cette lumière du falot, et tournoyait dans l’étroit espace, se heurtant aux murs, allant, venant, obstinée, silencieuse…

– Voyons si elle trouvera moyen de sortir, murmura le chevalier.

Maurevert trembla de rage.

– C’est bon, dit-il; toi aussi tu sortiras d’ici; mais tu en sortiras les pieds devant, cadavre sanglant que le bourreau, demain, aura façonné pour la tombe. Sois tranquille, Pardaillan. Tu ne t’en iras pas seul au cimetière des suppliciés; je te suivrai jusque-là… Et quand j’aurai vu jeter la dernière pelletée de terre sur ton cadavre, après avoir, ici, assisté à ton dernier soupir, eh bien, je m’en irai, enfin libre et tranquille. Je t’assure, Pardaillan, que je passerai alors une bonne nuit à me dire: Ça y est, le sire de Pardaillan est dans la fosse… Et si, par hasard, quelque terreur posthume vient encore m’inquiéter, eh bien, j’aurai ma femme pour me rassurer et me consoler…

Maurevert s’arrêta un instant. Il espérait cette fois porter un coup terrible à Pardaillan, et puisqu’il ne souffrait plus dans son passé, le faire souffrir dans le présent.

– Ma femme! continua-t-il. Au fait, tu la connais…

Pardaillan, d’un geste de la main gauche, écarta la chauve-souris qui venait de se heurter à lui. Et Maurevert, à ce geste, recula vivement, d’un bond de terreur.

«Quelle sottise! pensa-t-il en comprimant les battements de son cœur. Puisqu’il est enchaîné…»

Pourtant, il demeura à la place qu’il venait de gagner en reculant.

– Il est juste, reprit-il, que tu saches qui est ma femme, et ce que sont devenus tes amis. Je suis venu pour cela… Ma femme, tu la connais. Elle s’appelle Violetta; je viens de l’épouser, il n’y a pas plus d’une heure. Maurevert, l’époux de Violetta. Qu’en dis-tu?…

Pas un geste, pas un battement de paupières ne vint prouver à Maurevert que Pardaillan eût entendu.

Mais l’effort que le chevalier devait faire à cette minute pour commander à son visage et à son corps l’immobilité absolue, cet effort devait être affreux. Si Maurevert avait pu voir cette main que le chevalier avait mise dans son pourpoint, il l’eût vue toute sanglante…

– Quand tu seras mort, continua Maurevert, je partirai avec Violetta. Si elle m’aime ou ne m’aime pas, peu m’importe à moi!… Au contraire, je souhaite sa haine, car ce me sera un double plaisir que d’être le maître de cette fille malgré son amour pour un autre… L’autre, c’est un de tes plus chers amis… Encore un que je hais, puisqu’il est ton ami. Un que je condamne à mort… Tiens… écoute… l’entends-tu qui hurle?… Là! au-dessus de toi!… le cachot numéro quatorze, comme dit cet excellent Leclerc… eh bien, c’est le cachot de Charles d’Angoulême! Tu ne dis rien?…

La poitrine de Pardaillan se gonfla. Maurevert crut que c’était un soupir… un simple soupir… et cela lui parut bien peu pour sa soif de haine.

– Donc, reprit Maurevert, la jolie bohémienne porte mon nom et, tout à l’heure, je l’emmène: c’est mon bien, c’est ma chose. Et d’une! Le petit Valois est là-haut, dans un cachot pareil au vôtre, vous pouvez l’entendre hurler: ce sera toujours une distraction, en attendant la question que viendra vous faire appliquer M. de Guise escorté par votre humble serviteur. Et de deux!… Qu’en dites-vous?… Rien? Passons…

Maurevert souffla fortement. Il alla décrocher le falot et, à pas lents, fit le tour du cachot. Il avait l’air d’examiner curieusement ces pierres noires rongées, moisies, sur la face ravagée desquelles coulaient des pleurs. En réalité, il surveillait Pardaillan du coin de l’œil et s’enivrait d’une jouissance prodigieuse. Il respirait avec délices cet air de tombe, et son cœur se dilatait dans ces ténèbres.

– Tiens, fit-il en appliquant le jet de lumière sur une inscription… Un mot écrit là… Écrit? Non pas, par la mort-diable! Gravé, incrusté, un mot qui fait corps avec cette jolie habitation… l’enseigne de cette auberge!

Et il épela les lettres aux jambages tordus, fiévreux, désespérés… et il lut: