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XLV LE TIGRE AMOUREUX

Il était près de onze heures. Tous les bruits s’étaient apaisés dans le vaste hôtel de Guise. Paris dormait. Le Balafré, dans ce cabinet où s’était tenu le conseil de famille, où avaient été décidés l’assassinat d’Henri III et la marche sur Chartres, se promenait de long en large, d’un pas lent et alourdi. Depuis le départ de ses frères, de sa sœur et de sa mère, il rêvait ainsi et toute sa pensée morose pouvait se condenser ainsi:

«Être roi!… Oui, sans doute, ce sera magnifique. Je serai roi. Ma mère l’a dit: je n’ai qu’un pas à faire… Oui! Mais ce pas va me conduire hors de Paris et m’éloigner d’une petite bohémienne sur qui tant de gentilshommes laisseraient à peine tomber un regard de mépris! Et voilà donc pourquoi mon cœur n’éclate pas d’orgueil à la certitude de cette prochaine royauté! Voilà donc pourquoi ce cœur se serre d’angoisse! Ah! c’est que pour me rapprocher du trône, il faut que je m’éloigne de Violetta!…»

Deux hommes demeurés près de Guise à cette heure tardive, debout dans un angle de la pièce, attendaient que le duc leur donnât congé pour se retirer. C’étaient Maineville et Bussi-Leclerc.

«Où est-elle? continuait Henri au fond de sa pensée. Sauvée de cette mort affreuse qui lui était préparée sur la Grève, elle est sans doute perdue pour moi… Pourquoi n’est-elle pas morte?… Je n’y songerais plus! L’effroyable supplice que la jalousie!… Quand je pense à cet homme qui l’a prise dans ses bras et l’a emportée, moi qui vais être roi, je me trouve misérable…»

– Il songe à la couronne, notre roi! murmura Bussi-Leclerc.

– Oui, mais il est onze heures! dit Maineville à voix basse; et il désigna d’un coup d’œil l’horloge, qui en effet se mit à sonner les onze coups.

– Diable!… Et Maurevert qui nous a fait prévenir! Maurevert qui nous attend! Nous ne pouvons pas abandonner ce bon compagnon en cette pénible circonstance!

Bussi-Leclerc ricanait en parlant ainsi. Maineville, résolument, s’avança vers le duc de Guise:

– Monseigneur…

Guise tressaillit, et parut étonné de voir encore ses deux fidèles.

– Je vous avais oubliés, dit-il en passant une main sur son front.

– C’est bien ce que nous nous disions, fit Maineville, mais nous n’osions interrompre vos… royales pensées.

Guise eut un singulier sourire, et sa lèvre hautaine se crispa comme s’il eût fait un effort pour sourire.

– Cependant, reprit Bussi-Leclerc, comme voici onze heures qui sonnent, nous prierons Monseigneur de nous accorder notre congé…

– Oui; la journée a été rude, en somme, et vous êtes fatigués…

– Fatigués? dit Maineville. Jamais nous ne sommes fatigués à votre service. Mais nous avons un rendez-vous à minuit…

– Un rendez-vous d’amour?… Ah! vous êtes bien heureux vous autres, de pouvoir aimer comme bon vous semble…

– Monseigneur, vous vous trompez; ou du moins, c’est un rendez-vous d’amour, mais il ne s’agit pas de nous… Il s’agit… Ah! ma foi, l’aventure est trop drôle, et malgré les recommandations de Maurevert, il faut que vous le sachiez!

– Il s’agit donc d’une femme? demanda Guise.

– Oui, monseigneur, fit en riant Bussi-Leclerc.

– Et Maurevert vous a recommandé la discrétion?

– C’est-à-dire qu’il nous a fait jurer d’être muets comme la tombe!…

– Alors, messieurs, il ne me faut rien dire. Si nous ne respectons pas les secrets d’amour, il n’y aura plus moyen de se promener dans Paris, parce qu’on y rencontrera trop de maris à qui vos indiscrétions auront donné la jaunisse.

– Voilà justement, monseigneur, qui nous permet de parler malgré tous les serments que nous avons prodigués à Maurevert. Car Maurevert n’est pas en train de mettre à mal un mari… Non, non, monseigneur, c’est plus drôle que cela! Et d’autant plus drôle que c’est à vous surtout qu’il voulait cacher son secret.

– À moi surtout?

– Oui, monseigneur. Pourquoi?… mystère et hyménée!

– Hyménée!…

– Eh bien, oui, voilà le mot lâché: Maurevert se marie! Maurevert convole en justes noces! Et nous l’assistons en cette aventure comme nous l’assistons en tous ses duels.

– Maurevert se marie! Et il ne m’a rien dit!…

– À vous moins qu’à tout autre, monseigneur!

– Mais enfin, vous saviez, vous autres. Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu? Il ne me convient pas que les gentilshommes de ma maison prennent femme sans mon agrément…

– Nous ne savions rien, dit Maineville. Dans la soirée, pendant que vous étiez en conseil avec Mme de Nemours, Maurevert nous est arrivé avec une singulière figure, et, après nous avoir fait jurer le secret, nous a annoncé son mariage pour cette nuit même, en nous priant de l’assister et en ajoutant que son aventure lui semblait si étrange à lui-même qu’il avait besoin de deux, bons amis comme nous pour se rassurer contre un accident ou un malheur possibles.

– Voilà qui est étrange, en effet. Et qui épouse-t-il?

– Voilà ce que nous ignorons; nous ne connaîtrons la fiancée qu’en la voyant… Ainsi, monseigneur, si vous y consentez, nous allons nous retirer, Leclerc et moi, pour nous trouver à Saint-Paul à onze heures et demie.

– Ah! c’est à Saint-Paul?…

– Oui, monseigneur.

– Eh bien, fit tout à coup le duc de Guise, non seulement je vous autorise à vous rendre à ce bizarre rendez-vous, mais je vous y accompagne! Pardieu! je veux, moi aussi, voir la fiancée de Maurevert.

En parlant ainsi, le duc assura sa rapière et jeta un manteau sur ses épaules. Maineville et Bussi-Leclerc se regardèrent, cessant de rire. En somme, ils venaient de commettre quelque chose comme une trahison – sans importance si le duc gardait le secret, mais qui les mettait en vilaine posture si Maurevert voyait le Balafré.

– Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec une certaine hésitation, nous avons promis à Maurevert de ne rien dire à personne, et surtout à vous…

– Soyez tranquilles… je m’arrangerai de façon à tout voir sans être vu. En route, messieurs…

Rassurés par cette parole du maître, Maineville et Leclerc, lesquels, d’ailleurs, n’étaient pas gens à longtemps s’embarrasser de scrupules, suivirent le duc de Guise qui, sans autre escorte, sortit de l’hôtel, enchanté de cette excursion nocturne et plus heureux encore de pouvoir échapper une heure à ses propres pensées.

Les trois hommes arrivèrent rapidement à Saint-Paul. Bussi-Leclerc et Maineville pénétrèrent dans l’église, laissant le duc sous le portail, selon ce qu’ils avaient convenu en route. Le Balafré demeura immobile, caché dans la nuit du porche, ému, malgré lui, d’il ne savait quelle angoisse.

Des ombres passèrent près de lui; des gens qui, silencieusement, pénétrèrent dans l’église; puis un carrosse vint s’arrêter devant le portail même, sans faire de bruit; puis, plus loin, il sembla à Guise qu’une litière stationnait…

«Que signifie tout cela? songea le duc. Est-ce que je serais tombé sur quelque bon complot?… Hum!… Maurevert est une louche physionomie sur laquelle je n’ai jamais pu lire la vérité vraie… Cette histoire de mariage à minuit… cette instance à ne pas vouloir que je sois prévenu… ces gens qui viennent d’entrer en grand mystère…»

Très brave sur un champ de bataille, dans le bruit, la fumée et l’ivresse du sang, Guise en pleine nuit, seul, regretta de s’être ainsi aventuré. Il toucha d’un geste rapide la cotte de mailles qu’il portait toujours sous le pourpoint de velours. Puis la curiosité devint la plus forte, et il fit un pas pour entrer dans l’église. À ce moment, du fond de la nef, parvint jusqu’à lui une clameur de détresse; puis, un bruit de lutte violente.

– Ce n’était pas un complot, murmura Guise rassuré, c’était un meurtre, mais qui tue-t-on?

Il entra. Les cris, brefs et étouffés, les cliquetis d’armes remplissaient l’église. Là-bas vers le chœur, dans l’obscurité, s’agitait violemment un groupe d’ombres… puis, tout à coup, il vit qu’on entraînait quelqu’un, et toute la bande passa à trois pas de lui… Quelques instants plus tard, il entendit le carrosse qui s’élançait et comprit que le quelqu’un était emporté vers une destination inconnue.

Un inexprimable étonnement s’empara alors de Guise. En effet, au moment où il croyait tout fini, il venait d’entendre encore un cri… un cri de femme… et portant les yeux vers le chœur, il voyait un prêtre qui officiait à l’autel, et, agenouillés, pareils à deux fiancés, un homme et une jeune fille vêtue de blanc… l’homme, l’époux, soutenait la jeune fille de son bras, et il sembla à Guise, de la place où il se trouvait, que cette fiancée se laissait aller avec abandon au bras de Maurevert… Car l’homme ne pouvait être que Maurevert.

Une foule de pensées rapides se succédèrent dans l’esprit de Guise. L’étrangeté de cette scène, cet homme qu’on venait d’entraîner violemment, ce prêtre qui officiait dans l’église redevenue silencieuse, ces deux époux qui semblaient s’aimer si tendrement, ce mariage tenu si secret par Maurevert, tout cela surexcitait sa curiosité.