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CHAPITRE XVII: AUTOUR DU MONT VENTOUX

Courses félibréennes avec Aubanel et Grivolas. – L’ascension et la descente. – Les gendarmes nous arrêtent. – La fête de Montbrun. – Le devineur de sources. – Le curé de Monieux. – La Nesque et les Bessons. – Le maire de Méthamis. – Le charron de Vénasque.

Avec Théodore Aubanel, qui était toujours dispos, pour organiser les courses, et notre camarade le peintre avignonnais Pierre Grivolas, qui était de toutes nos fêtes, voici comment nous fîmes, un beau jour de septembre, l’ascension du mont Ventoux.

Partis, vers minuit, du village de Bédoin, au pied de la montagne, nous atteignîmes le sommet une demi-heure environ avant le lever du soleil. Je ne vous dirai rien de l’escalade, que nous fîmes à l’aise, sur le bât de mulets que conduisaient des guides, à travers les rochers, escarpements et mamelons de la Combe-Fillole.

Nous vîmes le soleil surgir, tel qu’un superbe roi de gloire, d’entre les cimes éblouissantes des Alpes couvertes de neige, et l’ombre du Ventoux élargir, prolonger, là-bas dans l’étendue du Comtat Venaissin, par là-bas sur le Rhône et jusqu’au Languedoc, la triangulation de son immense cône.

En même temps, de grosses nues blanchâtres et fuyantes roulaient au-dessous de nous, embrumant les vallées; et, si beau que fût le temps, il ne faisait pas chaud.

Vers les neuf heures, – mais, cette fois, à pied, avec les bâtons ferrés et le havresac au dos, – après un léger déjeuner, nous primes la descente. Seulement, nous dévalâmes par le côté opposé, c’est-à-dire par les Ubacs, ainsi qu’on nomme le versant nord de toutes nos montagnes et du Ventoux en particulier.

Or, tellement est âpre et tellement est raide ce revers du mont Ventoux, que le père Laval raconte ce qui suit:

Les montagnards qui, de son temps (au dix-huitième siècle), le 14 septembre, montaient en pèlerinage à la chapelle qui est en haut, redescendaient par les Ubacs, rien qu’en se laissant glisser, assis à croupetons sur une double planche de trois empans carrés, qu’ils enrayaient soudain en plantant leur bâton devant, lorsqu’elle allait trop vite ou qu’elle frôlait un précipice.

Ils descendaient par ce moyen dans moins d’une demi-heure; et il faut songer que le mont Ventoux a dix-neuf cent soixante mètres d’altitude sur la mer!

Désireux, nous aussi, de raccourcir notre descente, mais ignorant les chemins, nous allâmes nous fourvoyer dans une ravine ardue, la Loubatière du Ventoux, si encombrée de rocailles et si périlleuse aussi que, pour arriver en bas, nous mîmes le jour entier.

Le ravin de la Loubatière, comme son nom le dit, n’est fréquenté que par les loups, et il se rue subitement, du sommet au pied du mont, entre des berges si scabreuses qu’il est presque impossible, une fois qu’on y est rentré, d’en sortir pour changer de route.

Nous y voilà, arrive qui plante! Dans les rocs détachés et dans les éboulis, à travers les troncs d’arbres, pins, hêtres et mélèzes, arrachés, entraînés par la fureur des orages et qui, à tous les pas, entravaient notre marche, nous descendions, nous dévalions, quand, tout à coup, le lit du torrent, coupé à pic devant nos pas, montre à nos yeux, béant, un précipice de cent toises peut-être en contrebas.

Comment faire? Remonter? C’était fort difficile, d’autant plus que, sur nos têtes, nous voyions s’avancer de gros nuages noirs qui, s’ils eussent crevé, nous auraient submergés sous l’irruption des eaux… Il fallait donc, de façon ou d’autre, descendre par la gorge, cette épouvantable gorge où nous étions perdus. Et alors, dans l’abîme, nous jetâmes là-bas nos cabans et nos sacs et, ma foi, recommandant à Dieu notre vie, en rampant, en nous traînant, mais surtout par glissades, nous nous laissâmes couler sur la paroi presque verticale où, seules, quelques racines de buis ou de lavande nous empêchèrent de dégringoler, la tête la première.

Rendus au fond du précipice, nous croyions être hors de danger, et, remettant nos hardes, nous avions, guillerets, recommencé de descendre dans le ravin du torrent, lorsqu’une cataracte, encore plus forte et plus rapide, vint nous arrêter de nouveau, et, au péril de nos vies, il fallut de nouveau glisser en se cramponnant, et puis une troisième fois après les autres ci-dessus.

Au crépuscule, enfin nous atteignîmes Saint-Léger, pauvre petit village qui est au pied du Ventoux, habité par des charbonniers, tout jonché de lavande en guise de litière. Nous ne pûmes trouver à nous y héberger.

Malgré la nuit, haletants, harassés, il nous fallut encore marcher une couple d’heures jusqu’au village de Brantes, perché sur les rochers, en face du Ventoux, où nous fûmes fort heureux de pouvoir nous faire faire une omelette au lard et dormir, ensuite, au grenier à foin.

Le plus joli, – car il paraît qu’on n’avait pas très bonne mine, – fut que notre hôtelier, de peur qu’on n’emportât ses draps, nous avait enfermés sous clé… Aussi, le lendemain, ayant appris que c’était fête au village de Montbrun, et à peu près remis des suées de la veille, nous partîmes joyeux du pays qui branle sans vent (comme l’appellent ses voisins) et nous fîmes le tour des Ubacs du Ventoux par Savoillants et Reillanette.

Mais, pendant que, sur le bord de la rivière gazouilleuse qui a nom le Toulourenc, nous admirions la hauteur des escarpes effrayantes, des roches sourcilleuses qui touchaient les nuées, deux gendarmes, qui venaient sur la route après nous, et auxquels l’hôtelier de Brantes avait donné peut-être notre signalement, nous accostent:

– Vos papiers?

Nous avions échappé aux loups, aux orages, aux précipices; ais, croyez-m’en, qui que vous soyez, si vous êtes jamais forcé de vous garer devant les happe-chair, évitez toujours les routes.

– Vos papiers? D’où venez-vous? Où allez-vous, voyons?

Moi, je sortis de ma poche un gribouillage provençal et, pendant qu’un des archers, pour pouvoir déchiffrer ce que ça voulait dire, se désorbitait les yeux en tordant sa moustache:

– Nous sommes, disait Aubanel, des félibres, qui venons faire le tour du Ventoux.

– Et des artistes, ajoutait Grivolas, qui étudions la beauté du paysage…

– Ah! oui, c’est bon! nous faire accroire qu’on est venu dans le Ventoux pour étudier ses agréments! répliqua le gendarme qui essayait, mais vainement, de lire mon provençal; vous irez, mes farceurs, dire cela demain à M. le procureur impérial à Nyons… Et suivez-nous pour le quart d’heure.

Nous rappelant le mot du général Philopémen: «qu’il faut porter la peine de sa mauvaise mine», et, en effet, reconnaissant qu’avec nos grands chapeaux de feutre aux bords retroussés arrogamment, nos bâtons ferrés et nos havresacs, nous étions faits comme des brigands, – et comme d’autre part, cela nous amusait, nous suivîmes les chasse-coquins.

Chemin faisant, un bon fermier, portant la veste sur l’épaule, nous atteignit et nous dit:

– Que Dieu vous donne le bonjour! Ces messieurs vont, sans doute, à la fête de Montbrun?

– Ah! oui, une jolie fête! lui répondîmes-nous. Nous descendions du Ventoux, de la cime du mont Ventoux, pour voir s’il est réel que le soleil, en se levant, y fait trois sauts, comme on affirme, et voilà que les gendarmes, parce que nous avions oublié nos papiers, nous ont pris pour des voleurs et nous emmènent à Nyons…

– Par exemple! Mais ne voyez-vous pas, à leur façon de s’exprimer, dit aux gendarmes le brave homme, que ces messieurs ne sont pas de loin? qu’ils parlent provençal? qu’ils sentent leur bonne maison? Eh bien! je n’hésite pas, moi, à répondre pour eux et je les invite même, quand nous serons à Montbrun, à venir boire un coup à la maison, et vous aussi, messieurs du gouvernement, si vous voulez, pourtant, me faire cet honneur!

– En ce cas-là, nous dit la maréchaussée dauphinoise, après avoir délibéré, messieurs, vous pouvez aller. Et, mais, voyons, est-ce positif, ce que vous disiez tout à l’heure, que le soleil, là-haut, vu du sommet du Ventoux, fait trois sauts en se levant?

– Ça, répliquâmes-nous, il faut le voir pour le croire… Mais autrement, c’est vrai comme vous êtes de braves gens.

Et, les laissant sur ce goût (nous venions d’entrer à Montbrun), avec l’honnête paysan qui avait répondu pour nous, nous fûmes tout droit à l’auberge nous restaurer quelque peu.

Rien qui fasse plaisir, lorsqu’on cour le pays et qu’on est fatigué, comme une auberge indigène, où l’on arrive un jour de fête patronale. Or, songez qu’à Montbrun, dès notre entrée au cabaret, nos yeux virent par terre un monceau de poulardes, de poulets, de dindons, de lapins, de levrauts et de perdrix, vous dis-je, qui n’annonçaient pas misère! Qui plumait d’ici, qui saignait de là. Une paire de longues broches, toutes chargées de lardoires et de gibier odorant, tournaient et dégouttaient sur le carré des lèchefrites, doucettement, devant le feu. L’hôtelier, l’hôtelière, en mouvement, posaient sur chaque table les bouteilles, les couteaux, les fourchettes qu’il fallait. Et tout cela pour les premiers qui demanderaient à dîner, c’est-à-dire pour nous autres. Oh! coquin de bon sort! Une bénédiction. Et, chose pardessus qui ne coûtait pas davantage, les filles de l’hôtesse avaient si gentille accortise que nous restâmes là tant que dura la fête, rien que pour l’agrément d’être servis par elles.