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O Magali, ma tant aimée,

Mets ta tête à la fenêtre.

Écoute un peu cette aubade

De tambourins et de violons:

Le ciel est là-haut plein d’étoiles,

Le vent est tombé…

Mais les étoiles pâliront

En te voyant.

C’est quelque temps après que, première brouée de ma claire jeunesse, j’eus la douleur de perdre mon père. Aux dernières Calendes (1), – lui que la fête de Noël emplissait toujours de joie, maintenant devenu aveugle, nous l’avions vu d’une tristesse qui nous fit mal augurer. C’est en vain que, sur la table et sur la nappe blanche, luisaient, comme d’usage, les chandelles sacrées; en vain, je lui avais offert le verre de vin cuit pour entendre de sa bouche le sacramentel: «Allégresse!» En tâtonnant, hélas! avec ses grands bras maigres, il s’était assis sans mot dire. Ma mère eut beau lui présenter, un après l’autre, les mets de Noël: le plat d’escargots, le poisson du Martigue, le nougat d’amandes, la galette à l’huile. Le pauvre vieux, pensif, avait soupé dans le silence. Une ombre avant-courrière de la mort était sur lui. Ayant totalement perdu la vue, il dit:

(1) Nom de la Noël, en Provence.

– L’an passé, à la Noël, je voyais encore un peu le mignon des chandelles; mais cette année, rien, rien! Soutenez-moi, ô sainte Vierge!

A l’entrée de septembre de 1855, il s’éteignit dans le Seigneur, et, lorsqu’il eut reçu les derniers sacrements avec la candeur, la foi, la bonne foi des âmes simples, et que, toute la famille, nous pleurions autour du lit:

– Mes enfants, nous dit-il, allons! moi je m’en vais… et à Dieu je rends grâce pour tout ce que je lui dois: ma longue vie et mon bonheur, qui a été béni.

Ensuite, il m’appela et me dit:

– Frédéric, quel temps fait-il?

– Il pleut, mon père, répondis-je.

– Eh bien! dit-il, s’il pleut, il fait beau temps pour les semailles.

Et il rendit son âme à Dieu. Ah! quel moment! On releva sur sa tête le drap. Près du lit, ce grand lit où, dans l’alcôve blanche, j’étais né en pleine lumière, on alluma un cierge pâle. On ferma à demi les volets de la chambre. On manda aux laboureurs de dételer tout de suite. La servante, à la cuisine, renversa sur la gueule les chaudrons de l’étagère. Autour des cendres du foyer, qu’on éteignit, toute la maisonnée, silencieusement, nous nous assîmes en cercle. Ma mère au coin de la grande cheminée, et, selon la coutume des veuves de Provence, elle avait, en signe de deuil, mis sur la tête un fichu blanc; et toute la journée, les voisins, les voisines, les parents, les amis vinrent nous apporter le salut de condoléance en disant, l’un après l’autre:

– Que Notre Seigneur vous conserve!

Et, longuement, pieusement eurent lieu les complaintes en l’honneur du «pauvre maître».

Le lendemain, tout Maillane assistait aux funérailles. En priant Dieu pour lui, les pauvres ajoutaient:

– Autant de pains il nous donna, autant d’anges puissent-ils l’accompagner au ciel!

Derrière le cercueil, porté à bras avec des serviettes, et le couvercle enlevé pour qu’une dernière fois les gens vissent le défunt, les mains croisées, dans son blanc suaire, – Jean Roussière portait le cierge mortuaire qui avait veillé son maître.

Et moi, pendant que les glas sonnaient dans le lointain, j’allai verser mes larmes, tout seul, au milieu des champs, car l’arbre de la maison était tombé. Le Mas du Juge, le Mas de mon enfance, comme s’il eût perdu son ombre haute, maintenant, à mes yeux était désolé et vaste. L’ancien de la famille, maître François mon père, avait été le dernier des patriarches de Provence, conservateur fidèle des traditions et des coutumes, et le dernier, du moins pour moi, de cette génération austère, religieuse, humble, disciplinée, qui avait patiemment traversé les misères et les affres de la Révolution et fourni à la France les désintéressés de ses grands holocaustes et les infatigables de ses grandes armées.

Une semaine après, au retour du service, le partage se fit. Les denrées et les feurres, bêtes de trait, brebis, oiseaux de basse-cour, tout cela fut loti. Le mobilier, nos chers vieux meubles, les grands lits à quenouilles, le pétrin à ferrures, le coffre du blutoir, les armoires cirées, la huche au pain sculptée, la table, le verrier, que, depuis ma naissance, j’avais vus à demeure autour de ces murailles; les douzaines d’assiettes, la faïence fleurie, qui n’avait jamais quitté les étagères du dressoir; les draps de chanvre, que ma mère de sa main avait filés; l’équipage agricole, les charrettes, les charrues, les harnais, les outils, ustensiles et objets divers, de toute sorte et de tout genre: tout cela déplacé, transporté au dehors dans l’aire de la ferme, il fallut le voir diviser, en trois parts, à dire d’expert.

Les domestiques, les serviteurs à l’année ou au mois, l’un après l’autre, s’en allèrent. Et au Mas paternel, qui n’était pas dans mon lot, il fallut dire adieu. Une après-midi, avec ma mère, avec le chien, – et Jean Roussière, qui sur le camion, charriait notre part, – nous vînmes, le cœur gros, habiter désormais la maison de Maillane qui, en partage, m’était échue. Et maintenant, ami lecteur, tu peux comprendre la nostalgie de ce vers de Mireille:

Comme au Mas, comme au temps de mon père, hélas! hélas!

CHAPITRE XVI: MIREILLE

Adolphe Dumas à Maillane. – Sa sœur Laure. – Mon premier voyage à Paris. Lecture de Mireille en manuscrit. – La lettre de Dumas à la Gazette de France. – Ma présentation à Lamartine. – Le quarantaine «Entretien de littérature». – Ma mère et l’étoile.

L’année suivante (1856) lors de la Sainte-Agathe, fête votive de Maillane, je reçus la visite d’un poète de Paris que le hasard (ou, plutôt, la bonne étoile des félibres) amena, à son heure, dans la maison de ma mère. C’était Adolphe Dumas: une belle figure d’homme de cinquante ans, d’une pâleur ascétique, cheveux longs et blanchissants, moustache brune avec barbiche, des yeux noirs pleins de flamme et, pour accompagner une voix retentissante, la main toujours en l’air dans un geste superbe. D’une taille élevée, mais boiteux et traînant une jambe percluse, lorsqu’il marchait, on aurait dit un cyprès de Provence agité par le vent.

– C’est donc vous, monsieur Mistral, qui faites des vers provençaux? me dit-il tout d’abord et d’un ton goguenard, en me tendant la main.

– Oui, c’est moi, répondis-je, à vous servir, monsieur!

– Certainement, j’espère que vous pourrez me servir. Le ministre, celui de l’Instruction publique, M. Fortoul, de Digne, m’a donné la mission de venir ramasser les chants populaires de Provence, comme le Mousse de Marseille, la Belle de Margoton, les Noces du Papillon, et, si vous en saviez quelqu’un, je suis ici pour les recueillir.

Et, en causant à ce propos, je lui chantai ma foi, l’aubade de Magali , toute fraîche arrangée pour le poème de Mireille.

Mon Adolphe Dumas, enlevé, épaté, s’écria:

– Mais où donc avez-vous pêché cette perle?

– Elle fait partie, lui dis-je, d’un roman provençal (ou, plutôt, d’un poème provençal en douze chants) que je suis en train d’affiner.

– Oh! ces bons Provençaux! Vous voilà bien toujours les mêmes, obstinés à garder votre langue en haillons, comme les ânes qui s’entêtent à longer le bord des routes pour y brouter quelque chardon… C’est en français, mon cher ami, c’est dans la langue de Paris que nous devons aujourd’hui, si nous voulons être entendus, chanter notre Provence. Tenez! écoutez ceci:

J’ai revu sur son roc, vieille, nue, appauvrie,

La maison des parents, la première patrie,

L’ombre du vieux mûrier, le banc de pierre étroit.

Le nid que l’hirondelle avait au bord du toit,

Et la treille, à présent sur les murs égarée,

Qui regrette son maître et retombe éplorée;

Et, dans l’herbe et l’oubli qui poussent sur le seuil,

J’ai fait pieusement agenouiller l’orgueil,

J’ai rouvert la fenêtre où me vint la lumière,

Et j’ai rempli de chants la couche de ma mère.

Mais allons, dites-moi, puisque poème il y a, dites-moi quelque chose de votre poème provençal.

Et je lui lus alors un morceau de Mireille, je ne me souviens plus lequel.

– Ah! si vous parlez comme cela, met fit Dumas après ma lecture, je vous tire mon chapeau, et je salue la source d’une poésie neuve, d’une poésie indigène dont personne ne se doutait. Cela m’apprend, à moi, qui, depuis trente ans, ai quitté la Provence et qui croyais sa langue morte, cela m’apprend, cela me prouve qu’en dessous de ce patois usité chez les farauds, les demi-bourgeois et les demi-dames existe une seconde langue, celle de Dante et de Pétrarque. Mais suivez bien leur méthode, qui n’a pas consisté, comme certains le croient, à employer tels quels, ni à fondre en macédoine les dialectes de Florence, de Bologne ou de Milan. Eux ont ramassé l’huile et en ont fait la langue qu’ils rendirent parfaite en la généralisant. Tout ce qui a précédé les écrivains latins du grand siècle d’Auguste, à l’exception de Térence, c’est le «Fumier d’Ennius». Du parler populaire ne prenez que la paille blanche avec le grain qui peut s’y trouver. Je suis persuadé qu’avec le goût, la sève de votre juvénile ardeur, vous êtes fait pour réussir. Et je vois déjà poindre la renaissance d’une langue provignée du latin, et jolie et sonore comme le meilleur italien.