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– Allons, il faut descendre! femmes, filles, à terre toutes, si vous ne voulez coucher au milieu des tamaris!

– Mais il faut donc marcher dans l’eau?

– Marchant nu-pieds, les belles, vous gagnerez le Grand Pardon: car vous en avez besoin, et vos péchés diablement pèsent!

Jeunes et vieux, filles et femmes, tout le monde descendit. Avec des rires, des cris aigus, chacun pour patauger se déchaussa et se troussa. Les charretiers prirent les enfants sur les épaules à califourchon, et Mathieu, tendant le dos à la mère du tendron de notre charretée!

– Tenez, mettez-vous là brave femme, lui fit-il, je vous porterai à la chèvre-morte.

Celle-ci, une dondon qui avait peine à cheminer, ne dit non.

– Et toi, ajouta-t-il en me guignant de l’œil, charge-toi d’Alarde, hein? Puis, pour nous soulager, nous changerons de temps en temps.

Et du coup, sur le dos, sans plus de formalité nous primes chacun la nôtre, et tous les gars du pèlerinage ayant comme nous autres endossé chacun la sienne, figurez-vous la bonne farce!

Mathieu et sa gagui riaient comme des fous. Moi, autour de mon cou, sentant ces bras frais et ronds, ces bras d’Alarde qui sur nos têtes tenait ouvert le parapluie, quand j’eus sur les deux hanches, les mollets de la petite qui, pauvrette, par pudeur n’osait pas les serrer, je n’aurais pas donné (je l’avoue aujourd’hui encore), pas donné pour beaucoup notre voyage de Camargue avec la pluie et le gâchis.

– Mon Dieu! répétait Alarde, si mon cadet me voyait ainsi! mon cadet qui ne me veut plus, mon beau cadet! mon beau cadet!

J’avais beau, moi, lui parler, lui faire en tapinois mes, petits compliments, elle n’entendait pas et ne me voyait pas… Mais sa bouche haletait sur mon cou, sur mon épaule et je n’aurais eu vraiment qu’à tourner un peu la tête pour lui faire un baiser; sa chevelure effleurait la mienne; l’odeur tiède de sa chair, de sa chair jeune, m’embaumait; tremblante, sa poitrine était agitée sur moi; et, m’illusionnant comme elle qui était toute à son cadet, moi je croyais, comme Paul, porter aussi ma Virginie.

Au meilleur de mon rêve, Mathieu qui s’éreintait sous sa grosse maman, me dit: «Changeons un peu! je n’en puis plus, mon cher!» Et, au pied d’une agachole (c’est le nom qu’en Camargue on donne aux tamaris laissés en baliveaux) ayant fait pose tous les deux, Mathieu reprit la fille et moi hélas! la mère. Et c’est ainsi qu’on pataugea avec de l’eau jusqu a mi-jambes, durant plus d’une lieue, sans éprouver trop de fatigue, et tour à tour nous délassant de la façon que je vous dis, avec la rêverie d’une intrigue idéale.

A la longue pourtant, nous parvînmes en vue du château d’Avignon: la grosse pluie cessa, le temps se mit au clair, le chemin se ressuya; on remonta sur les charrettes et, par là, vers les quatre heures, nous vîmes tout à coup s’élever, dans l’azur de la mer et du ciel, avec les trois baies de son clocher roman, ses merlons roux, ses contreforts, l’église des Saintes-Maries.

Il n’y eut qu’un cri: «O grandes Saintes!» car ce sanctuaire perdu, là-bas au fond du Vacarés, dans les sables du littoral, est, comme on dirait, la Mecque de tout le golfe du Lion. Et ce qui frappe là, par sa grandeur harmonieuse, par sa voûte incommensurable, c’est cette ample surface de terre et de mer où l’œil, mieux que partout ailleurs, peut embrasser le cercle de l’horizon terrestre, l’orbis terrarum des anciens.

Et Lamouroux nous dit:

– Nous arriverons à temps pour descendre les châsses, car, messieurs, vous le savez, c’est nous, les Beaucairois, qui avons, avant tous, le droit de tourner le treuil pour la descente des Saintes.

Ce propos se rapporte à l’usage que voici:

Les reliques vénérées de Marie Jacobé, de Marie Salomé, et de Sara leur servante sont renfermées, sous la voûte du chœur et de l’abside, dans une chapelle haute, d’où, par un orifice qui donne dans l’église, la veille de la fête et au moyen d’un câble, on les descend lentement sur la foule enthousiaste.

Dès qu’on eut dételé, au milieu des dunes couvertes d’arroches et de tamaris, qui entourent le bourg, nous courûmes à l’église.

«Éclaire-les, ces Saintes chéries!» criaient des Montpelliéraines qui vendaient, devant la porte, des cierges, des bougies, des images et des médailles.

L’église était bondée de gens du Languedoc, de femmes du pays d’Arles, d’infirmes, de bohémiennes, tous les uns sur les autres. Ce sont d’ailleurs les bohémiens qui font brûler les plus gros cierges, mais exclusivement à l’autel de Sara, qui, d’après leur croyance, était de leur nation. C’est même aux Saintes-Maries que ces nomades tiennent leurs assemblées annuelles, y faisant de loin en loin l’élection de leur reine.

Pour entrer ce fut difficile. Des commères de Nîmes embéguinées de noir, qui traînaient avec elles leurs coussins (le coutil pour coucher dans l’église, se disputaient les chaises:

«Je l’avais avant vous! – Moi je l’avais louée!» Un prêtre faisait baiser de bouche en bouche le Saint Bras; aux malades on donnait des verres d’eau saumâtre, de l’eau du puits des Saintes qui est au milieu de la nef et qui, à ce qu’on dit, ce jour-là devient douce. Certains, pour s’en servir en guise de remède, raclaient avec leurs ongles la poussière d’un marbre antique, sculpture encastrée dans le mur, qui fut «l’oreiller des Saintes». Une odeur, une touffeur de cierges brûlants, d’encens, d’échauffé, de faguenas, vous suffoquait. Et chaque groupe, à pleine voix et pêle-mêle, y chantait son cantique.

Mais en l’air, quand apparurent les deux châsses en forme d’arches, aïe! quels cris «Grandes Saintes Maries!» Et à mesure que la corde se déroulait dans l’espace, les cris aigus, les spasmes s’exaspéraient de plus belle. Les fronts, les bras levés, la foule pantelante attendait un miracle… Oh! du fond de l’église, soudain s’est élancée, comme si elle avait des ailes, une superbe jeune fille, blonde, déchevelée; et frôlant de ses pieds les têtes de la foule, elle vole, comme un spectre, au travers de la nef, vers les châsses flottantes et crie: «O Grandes Saintes! Rendez-moi, par pitié, l’amour de mon cadet!»

Tous se levèrent.»C’est Alarde «criaient les Beaucairois.»C’est sainte Madeleine qui vient visiter ses sœurs!» disaient d’autres effarés… Et en somme nous pleurions tous.

Pour finir, le lendemain, il y eut la procession sur le sable de la plage, au mugissement, au souffle des ondes blanchissantes qui s’y éclaboussaient. Au loin, sur la haute mer louvoyaient deux ou trois navires qui avaient l’air en panne et les gens se montraient une traînée resplendissante que le remous des vagues prolongeait sur la mer: «C’est ce chemin, disait-on, que les Saintes Maries, dans leur nacelle, tinrent pour aborder en Provence après la mort de Notre-Seigneur». Sur le rivage vaste, au milieu de ces visions qu’illuminait un soleil clair, il nous semblait vraiment que nous étions en paradis.

Alarde, la belle fille, un peu pâlie depuis la veille, portait sur les épaules, avec d’autres Beaucairoises, la «Nacelle des Saintes» et tous disaient: «Hélas! c’est une pauvre folle que son cadet a délaissée.»

Mais comme nous voulions aller voir Aigues-Mortes et qu’était de partance un omnibus qui y passait, aussitôt que les Saintes eurent (vers les quatre heures) remonté dans leur chapelle, nous nous embarquâmes de suite avec un troupeau de commères de Montpellier ou de Lunel, revendeuses et tripières à coiffes bouillonnées, qui, dès qu’ou fut en route, se mirent à chanter derechef à plein gosier:

Courons aux Saintes Maries

Pour leur donner notre foi;

Que nos cœurs se multiplient

Pour Jésus et pour sa croix!

et cet autre cantique si répété pendant la fête:

Désarmez le Christ, désarmez le Christ

Par vos prières

Désarmez le Christ, désarmez le Christ

Et soyez au ciel nos bonnes mères!

– C’est pourtant dame Roque, rien qu’elle et son mari, qui le firent, ce joli chant, disait une poissarde en achevant ses victuailles, et toute cette nuit on ne chante plus que ça.

Les femmes de Provence ne savaient rien chanter que les anciens cantiques de leur Ame dévote (1):

J’ai vu sous de sombres voiles

Onze étoiles,

La lune avec le soleil.

(1) Titre d’un recueil de cantiques fort populaires autrefois, œuvre d’un prêtre de Provence.

– Ah! combien sont plus beaux nos chants de Montpellier!

– Et les langues d’aller. Nous passâmes sur un banc le petit Rhône, à Sylve-Réal. Il y avait là un fort, un joli petit fort, doré par le soleil et bâti par Vauban, que le Génie très sottement a fait détruire depuis lors.

Nous traversâmes le désert et la pinède du Sauvage, et sur le soir enfin, du milieu des marais, nous vîmes émerger, noirs et farouches dans la pourpre du couchant, les gigantesques tours, les créneaux, les remparts de la ville d’Aigues-Mortes.

– N’importe! fit alors une des bonnes femmes, si, pendant le voyage de l’omnibus aux Saintes il y avait à Montpellier plus d’enterrements qu’il ne faut, les croque-morts, peut-être, seraient embarrassés.

– Eh bien! on porterait à bras.

– Oh! je crois qu’ils en ont deux, de voitures pour les morts…