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Derrière moi, embéguinée dans sa mante de laine, il y avait une jeunesse qu’on appelait Alarde et qui, sur un matelas blottie avec sa mère, me tenait ses pieds dans le dos. Mais n’ayant pas fait encore connaissance avec nos voisines, qui entre elles babillaient, nous causions, Mathieu et moi, avec le charretier.

– Ainsi, vous autres, d’où êtes-vous, s’il n’y a pas d’indiscrétion? commença maître Lamouroux.

Nous répondîmes:

– De Maillane.

– Ho! vous n’êtes donc pas de loin… Je l’avais bien vu à votre parler. Charretier de Maillane verse en pays de plaine.

– Mais pas tous, mon bonhomme.

– Allons, fit Lamouroux, c’est un dicton pour plaisanter… Et tenez, j’ai connu, quand j’allais sur la route, un roulier de Maillane qui était équipé, vraiment, comme saint Georges: on l’appelait l’Ortolan.

– Vous parlez de quelques années!

– Ah! messieurs, je vous parle de l’époque du roulage, avant, que les mangeurs, avec leurs chemins de fer, nous eussent tous ruinés. Je vous parle, moi, de quand la foire de Beaucaire était dans sa splendeur, de quand la première tartane qui arrivait à la foire gagnait la prime du mouton dont la peau était pendue par les mariniers vainqueurs au bout du grand mât du navire; je vous parle, moi, de quand les chevaux de halage étaient insuffisants pour remonter sur le Rhône les monceaux de marchandises qui à Beaucaire se vendaient, et du temps où les charretiers, – vous ne vous en souvenez pas, vous qui êtes jeunes, – les rouliers, les voituriers, qui baffaient les grandes routes et s’en croyaient les maîtres, faisaient claquer leur fouet de Marseille à Paris et de Paris à Lille en Flandre!

Et Lamouroux, une fois lancé sur le chapitre du roulage, pendant qu’au clair de lune sa bête cheminait tout doux, nous en tint de taillé jusqu’au lever du soleil.

– Ah! disait-il, il fallait voir, vers le Pont de Bon-Pas ou à la Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de large, il fallait voir ces files de charrettes chargées, de carrioles bâchées, de haquets bien garrottés, lesquels se touchaient tous, ces rangées d’attelages superbes, équipages de trois, de quatre, de six bêtes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur Paris, charriant le blé, le vin, les poches d’avoine, les ballots de morues, les barils d’anchois ou les pains de savon, cahin-caha, bredi-breda, et à la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres de voiture!

Et quand nous traversions un village, messieurs, des tas de polissons se pendaient au barreau de la queue de la charrette et s’y faisaient traînasser, pendant que criaient les autres:

«Derrière, derrière, charretier!»

De loin en loin, le long de la route, il y avait pour le dîner, pour le souper ou le coucher une auberge célèbre avec sa belle hôtesse au visage riant, avec sa grande cuisine et sa grande cheminée où la broche tournait des porcs entiers sut les landiers, avec sa porte large ouverte, avec ses écuries vastes comme des églises, où deux rangées de crèches allaient se prolongeant et où sur la muraille était collée l’image coloriée de saint Eloi. Ces cabarets s’appelaient: la Graille (en français la Corneille ), Saint-Martin, le Lion- d’Or, le Cheval-Blanc, la Mule-Noire, le Chapeau-Rouge, la Belle-Hôtesse, le Grand-Logis, que sais-je, moi? et il se parlait d’eux à cent lieues à l’entour.

De loin en loin, le long de la route, il y avait des bourreliers qui mettaient en montre un collier neuf, des charrons qui au besoin pouvaient réparer les roues, des forgerons mâchurés qui pour enseigne avaient un fer à cheval, de petits boutiquiers qui, derrière leurs vitres, exposaient des paquets de cordelette à fouet ainsi que des chapeaux de pipe; et de petites buvettes qui avaient devant leur porte un treillage blanchi par la poussière du chemin – où venaient les charretiers siroter pour un sou leur goutte d’eau-de-vie.

Tanguant du dos, réglant leur pas sur le cahot des attelages, et saluant du fouet tout ce monde connu, les fameux charretiers marchaient arrogamment, une main à la rêne et de l’autre le fouet, avec la blouse bleue, la culotte de velours, le bonnet multicolore, la limousine au vent, aux jambes les houseaux, tantôt criant: «Hue!» tantôt criant: «Dia!» tantôt criant: «Hurhau!» Et quand la route était luisante et que le voyage allait bien et que les roues claquaient aux boîtes des moyeux, ils chantaient, au pas des bêtes et au tintement des grelots, la chanson des rouliers:

Un roulier qui est bien monté

Doit avoir des roues

De six pouces, à la Marlborough:

Ça, c’est à la mode!

Un essieu de dix empans

Et un petit bidet blanc

Pour le gouvernage

De son équipage.

Comment ne pas chanter? La voiture se payait bien: d’Arles à Lyon, sept livres par quintal… Franc d’accident, un charretier avec sa couple pouvait gagner sans peine son louis d’or par jour.

Aussi on portait beau sur les routes de France! Nos rouliers étaient glorieux. Oh! les chevaux superbes! Quels mulets! Les gaillardes bêtes! Les limoniers, les brancardiers, les cordiers, les chefs de file, tout cela était garni, harnaché à faire plaisir. Les muselières avaient des franges, les licous avaient des clochettes, les bridons avaient des houppes de toutes les couleurs. Les colliers redressaient leurs chaperons cornus; les attelles des colliers, comme de grandes pennes, tenaient en l’air la longe dans des anneaux de verre bleu; la laine des housses moutonnait sur le dos de leurs bêtes; les couvertures brodées avaient des émouchettes; les surdos, les ventrières, les croupières, les harnais, tout était contrepointé, ajusté de main de maître…

Comment n’auraient-ils pas chanté?

En arrivant à Lyon,

Ils nous cherchent noise

Et nous font passer dessus

Le pont à bascule:

Tout cela, ce sont des gens

Qui ne demandent qu’argent

Pour faire des dentelles

A leur demoiselles.

De Marseille à Lyon, les charretiers marchaient à la gauche de leurs bêtes, ou, pour parler comme eux, à dia et de la main, parce qu’en ce temps-là la longe de la rêne se tenait du côté gauche. Ils nommaient hors la main l’autre côté de l’attelage.

Mais l’usage de Provence ne dépassait pas Lyon. A Lyon le climat, le parler, tout changeait. Il fallait donc changer de main et tenir la rêne à la droite. Ensuite la pluie venait, la laide pluie continuelle, avec sa fange et ses ornières, où il fallait cartayer, si vous ne vouliez pas vous perdre. Puis les employés des bascules qui vous cherchaient querelle en parlant franchimand … Alors en vouliez-vous des mauvaises paroles, des «tonnerres» des «Sacré Dieu»! Ils juraient, reniaient commue des charretiers: «Hue, Mouret! hue, Robin! hue, charogne! haïe donc, vieille rosse! ah monstre de brigand, la charrette est embourbée.»

Mais les renforts venaient, avec leurs conducteurs: on doublait l’attelage, on doublait, on triplait, et l’épaule à la roue, on dépêtrait la charrette… Nous voici à l’auberge. Au bruit des coups de fouet, l’hôtesse, la chambrière, et le valet d’écurie la lanterne à la main sortaient à la rencontre des charretiers crottés. On rentrait l’équipage; les bêtes dételées, les mangeoires garnies, on s’en venait souper.

Bénédiction de Dieu! avec trente sous par tête, on faisait, sur les routes, des crevailles! Les charretiers mangeaient les coudes sur la table. Sur la table bedonnait une bouteille de neuf pintes; et quand ils avaient bu, ils jetaient derrière eux la dernière goutte du verre. Au milieu du repas, ils se levaient, c était l’usage, pour abreuver leurs bêtes et leur donner l’avoine; puis ils s’attablaient de nouveau pour le rôti. Nous y voilà! Et vous ne vouliez pas qu’ils chantent:

Le matin à son lever La soupe au fromage:

C’est là un friand manger,

Qui aime le laitage.

Puis, ça nous réveillera,

Un verre de ratafia,

Et le long de la route

La petite goutte!

Ils appelaient cela «tuer le ver». Ayant battu la pierre à feu, ils allumaient alors la pipe, passaient leur rude main sous le joli menton de la gaie chambrière – qui attendait sur la porte, donnaient un tour de garrot à la liure du chargement, et derechef, en route!

Maintenant, s’il faut tout dire, la journée sur la route n’était pas toujours commode. Sans compter les fondrières avec la boue jusqu’aux moyeux, les montées à toute force, les descentes à enrayures, sans compter le bris des rais, les essieux qui rompaient, les gendarmes à moustaches qui épiaient la plaque des charretiers endormis et dressaient, leurs verbaux, des fois, pour épargner ou gagner du chemin, il fallait brûler l’étape, c’est-à-dire passer devant l’auberge sans manger.

D’autres fois, deux charretiers, têtus comme leurs mulets, se rencontraient sur la voie: «Coupe, toi! Coupe, moi! Tu ne veux pas couper, capon?» Vlan! sur le mufle du limonier un coup de fouet qui l’aveuglait et ruait la charrette contre un tas de cailloux! Alors de courir aux pieux, aux billots en bois d’yeuse; et il y avait sur la route des bagarres effroyables où, d’un coup de roulon, on vous décervelait un homme.

Pour la règle du train régnait pourtant un vieil usage qui était respecté de tous: le charretier dont le devant, la bête de devant, avait les quatre pieds blancs, à la montée comme à la descente, avait le droit, messieurs, de ne pas quitter la voie: «Qui a les quatre pieds blancs, comme on dit, peut passer partout.»

Enfin les charretiers arrivaient à Paris et allaient remiser à la Grand ’Pinte, quartier si populaire, disait mon père-grand, qu’avec un coup de sifflet le gouvernement, quand il veut, peut y lever cent mille hommes!