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Il y avait une fumée! C’était rempli de paysans, de Graveson, de Saint-Remy, d’Eyrague et de Maillane. Mais on n’entendait pas une mauvaise parole. Ils ne faisaient que dire:

– Comme elle est jolie! le galant biais! Elle chante comme un orgue, et elle n’est pas de loin, elle n’est que de Monteux!

Il est vrai que Rose ne chantait que de belles chansons. Elle parlait de patrie, de drapeau, de bataille, de liberté, de gloire, et cela avec une passion, une flamme, un tron de l’air, qui faisaient tressaillir toutes ces poitrines d’hommes. Puis, quand elle avait fini, elle criait:

– Vive saint Gent!

Des applaudissements à démolir la salle. La petite descendait, faisait, toute joyeuse, la quête autour des tables; les pièces de deux sous pleuvaient dans la sébile et, riante et contente comme si elle avait cent mille francs, elle versait l’argent dans la guitare de son homme, en lui disant:

– Tiens! vois; si cela dure, nous serons bientôt riches…

II

Quand Mme Bordas eut fait toutes les fêtes de notre voisinage, l’envie lui vint de s’essayer dans les villes.

Là, comme au village, la Montelaise fit florès. Elle chantait la Pologne avec son drapeau à la main; elle y mettait tant d’âme, tant de frisson, qu’elle faisait frémir.

En Avignon, à Cette, à Toulouse, à Bordeaux, elle était adorée du peuple. Tellement qu’elle se dit:

– Maintenant, il n’y a plus que Paris!

Elle monta donc à Paris. Paris est l’entonnoir qui aspire tout. Là comme ailleurs, et plus encore, elle fut l’idole de la foule.

Nous étions aux derniers jours de l’Empire; la châtaigne commençait à fumer, et Mme Bordas chanta la Marseillaise . Jamais cantatrice n’avait dit cet hymne avec un tel enthousiasme, une telle frénésie; les ouvriers des barricades crurent voir, devant eux, la liberté resplendissante, et Tony Réveillon, un poète de Paris, disait, dans la journal:

Elle nous vient de la Provence,

Où soufflent les vents de la mer,

Où l’on respire l’éloquence,

Tout enfant, en respirant l’air.

Tous les bras sont tendus vers elle…

Nous te saluons, ô Beauté:

Pour suivre tes pas, immortelle,

Nous quitterons notre Cité.

Tu nous mèneras aux frontières,

A ton moindre geste soumis,

Car tous les peuples sont nos frères,

Et les tyrans nos ennemis.

III

Hélas! à la frontière, trop vite il fallut aller. La guerre, la défaite, la révolution, le siège s’amoncelèrent coup sur coup. Puis vint la Commune et son train du diable.

La folle Montelaise, éperdue là-dedans comme un oiseau dans la tempête, ivre d’ailleurs de fumée, de tourbillonnement, de popularité, leur chanta Marianne comme un petit démon. Elle aurait chanté dans l’eau; encore mieux dans le feu!

Un jour, l’émeute l’enveloppa dans la rue et l’emporta comme une paille dans le palais des Tuileries.

La populace reine se donnait une fête dans les salons impériaux. Des bras noirs de poudre saisirent Marianne – car Mme Bordas était pour eux Marianne – et la campèrent sur le trône, au milieu des drapeaux rouges.

– Chante-nous, lui crièrent-ils, la dernière chanson que vont entendre les voûtes de ce palais maudit!

Et la petite de Monteux, avec le bonnet rouge coiffant ses cheveux blonds, leur chanta… la Canaille.

Un formidable cri: «Vive la République!» suivit le dernier refrain. Seulement, une voix perdue dans la foule répondit:

– Vivo sant Gent!

La Montelaise n’y vit plus, deux larmes brillèrent dans ses yeux bleus, et elle devint pâle comme une morte.

– Ouvrez, donnez-lui de l’air! cria-t-on en voyant que le cœur lui manquait…

Ah! non, pauvre Rose! ce n’était pas l’air qui lui manquait: c’était Monteux, c’était saint Gent dans la montagne, et l’innocente joie des fêtes de Provence.

La foule, cependant, avec ses drapeaux rouges, s’écoulait en hurlant par les portails ouverts.

Sur Paris, de plus en plus, tonnait la canonnade: des bruits sombres, sinistres couraient dans les rues, de longues fusillades s’entendaient au lointain, l’odeur du pétrole vous coupait l’haleine, et quelques heures après, le feu des Tuileries montait jusqu’aux nues.

Pauvre petite Montelaise: nul n’en a plus ouï parler.

(Almanach Provençal de 1873.)

L’HOMME POPULAIRE

Le maire de Gigognan m’avait invité, l’autre année, à la fête de son village. Nous avions été sept ans camarades d’écritoire aux écoles d’Avignon, mais depuis lors, nous ne nous étions plus vus.

– Bénédiction de Dieu, s’écria-t-il en m’apercevant, tu es toujours le même: frais comme un barbeau, joli comme un sou, droit comme une quille… Je t’aurais reconnu sur mille.

– Oui, je suis toujours le même, lui répondis-je, seulement la vue baisse un peu, les tempes rient, les cheveux blanchissent et, quand les cimes sont blanches, les vallons ne sont guère chauds.

– Bah! me fit-il, bon garçon, vieux taureau fait sillon droit et ne devient pas vieux qui veut… Allons, allons dîner.

Vous savez comme on mange aux fêtes de village, et chez l’ami Lassagne, je vous réponds qu’il ne fait pas froid; il y eut un dîner qui se faisait dire «vous»: des coquilles d’écrevisses, des truites de la Sorgue, rien que des viandes fines et du vin cacheté, le petit verre du milieu, des liqueurs de toute sorte et, pour nous servir à table, un tendron de vingt ans qui… Je n’en dis pas plus.

Arrivés au dessert, nous entendons dans la rue un bourdonnement: vounvoun; vounvoun; c’était le tambourin. La jeunesse du lieu venait, selon l’usage, toucher l’aubade au consul.

– Ouvre la porte; Françonnette, cria mon ami Lassagne, va quérir les fouaces et, allons, rince les verres.

Cependant les ménétriers battaient leur tambourinade. Quand ils eurent fini, les abbés de la jeunesse, le bouquet à la veste, entrèrent dans la salle avec les tambourins, avec le valet de ville qui portait fièrement les prix des jeux au haut d’une perche, avec les farandoleurs et la foule des filles.

Les verres se remplirent de bon vin d’Alicante. Tous les cavaliers, chacun à son tour, coupèrent une corne de galette, on trinqua pêle-mêle à la santé de M. le maire, et puis, M. le maire, lorsque tout le monde eut bu et plaisanté un moment, leur adressa ces paroles:

– Mes enfants, dansez tant que vous voudrez, amusez-vous tant que vous pourrez, soyez toujours polis avec les étrangers; sauf de vous battre et de lancer des projectiles, vous avez toute permission.

– Vive monsieur Lassagne! s’écria la jeunesse.

On sortit et la farandole se mit en train. Lorsque tous furent dehors, je demandai à Lassagne:

– Combien y a-t-il de temps que tu es maire de Gigognan?

– Il y a cinquante ans, mon cher.

– Sérieusement? il y a cinquante ans?

– Oui, oui, il y a cinquante ans. J’ai vu passer, mon beau, onze gouvernements, et je ne crois pas mourir, si le bon Dieu m’aide, sans en enterrer encore une demi-douzaine.

– Mais comment as-tu fait pour sauver ton écharpe entre tant de gâchis et de révolutions?

– Eh! mon ami de Dieu, c’est là le pont aux ânes. Le peuple, le brave peuple, ne demande qu’à être mené. Seulement, pour le mener, tous n’ont pas le bon biais. Il en est qui te disent: il le faut mener raide. D’autres te disent: il le faut mener doux; et moi, sais-tu ce que je dis? il le faut mener gaiement.

«Regarde les bergers: les bons bergers ne sont pas ceux qui ont toujours le bâton levé; ce n’est pas non plus ceux qui se couchent sous un saule et dorment au talus des champs. Les bons bergers sont ceux qui, devant leur troupeau, tranquillement cheminent en jouant du chalumeau. Le bétail qui se sent libre, et qui l’est effectivement, broute avec appétit le pâturin et le laiteron. Puis lorsqu’il a le ventre plein et que vient l’heure de rentrer, le berger sur son fifre joue l’air de la retraite et le troupeau content reprend la route du bercail.

«Mon ami, je fais de même, je joue du chalumeau, mon troupeau suit.

– Tu joues du chalumeau: c’est bon à dire… Mais enfin, dans ta commune, tu as des blancs, tu as des rouges, tu as des têtus et tu as des drôles, comme partout! allons, et quand viennent les élections pour un député, par exemple, comment fais-tu?

– Comment je fais? Eh! mon bon, je laisse faire… Car, de dire aux blancs: «Votez pour la république» serait perdre sa peine et son latin, comme de dire aux rouges: «Votez pour Henri V.» autant cracher contre ce mur.

– Mais les indécis, ceux qui n’ont pas d’opinion, les pauvres innocents, toutes les bonnes gens qui louvoient où le vent les pousse?