Mais au nom de tout ce qu'il t'a donné, au nom de tout ce que, lui seul, il t'a enseigné, au nom de sa tendresse triste, de ces longues heures de silence que tu as appris à respecter, comme l'enfant apprend de lui-même à respecter les grandes églises désertes, au nom de la lumière pensive que tes deux filles n'auraient pas dans le regard si elles n'étaient pas nées de son amour, dis, dis, un désir ne t'a-t-il jamais oppressé le coeur, un désir désespéré de le savoir heureux, plus heureux que tu ne pouvais le rendre, un désir de lui donner plus que ton sourire et ton baiser et ta fidélité, un désir de mourir pour lui, de savoir que ta mort pourrait faire plus grande sa vie?

Non, peut-être, non.

Et n'as-tu jamais désiré qu'il te demandât, non de mourir, ce qui eût été encore peu, mais de vivre loin de lui, pour lui? Qu'il te le demandât, pour une nécessité de sa vie que tu ne pourrais même pas comprendre? N'as-tu jamais songé qu'il t'offrait de lui prouver ainsi ton amour? Même sans qu'il te le demandait, mais que tu le devinais et que tu t'en allais?

As-tu cru, vraiment que ton sourire et ton baiser et ta fidélité étaient ce que tu as de mieux à lui donner, étaient suffisants pour toujours, en échange de ce qu'il t'a donné? Ainsi, tu l'as aimé, tranquille dans la pensée de lui suffire pour toujours, sans t'effondrer dans la certitude de ne pouvoir être pour lui tout l'univers?

Tu voyais qu'il avait ses livres, sa musique, quelques amis; tu voyais qu'il caressait les cheveux et les yeux de ses fillettes d'une main encore plus légère et plus tendre que la tienne. Tu étais tranquille!

Ainsi le voulait-il lui, je le sais.

Écoute, car à présent je te dis la chose la plus cruelle, ce que tu n'as jamais soupçonné dans toutes les années de votre mariage. Il t'a épousée parce qu'il était las de la vie, parce qu'il voulait la paix, la paix qui est un principe de mort.

Je ne te dis pas des injures. Tu étais un coeur innocent, que pouvais-tu savoir? Et encore à présent, après tant de temps que tu respires auprès de lui, que sais-tu de ce que c'est que la vie et de ce que c'est que la mort? Ah! qu'il s'est bien gardé de t'enseigner cela!

Et peut-être lui-même ne sait-il pas combien il a été coupable envers toi. Peut-être même, dans la sombre volonté de sacrifice qui le presse à présent, y a-t-il la conscience exacte de sa coulpe ancienne.

Mais nous l'aimons et nous l'absolvons.

Tu as aimé la bonté de son coeur. J'ai aimé la douleur de son âme, la ténacité avec laquelle son âme sait souffrir, même quand elle est dans l'erreur.

Il n'y a pas eu un jour de sa vie, je crois, où il n'ait souffert.

Même quand tu l'as rendu amoureux, lui si triste, et maussade, et non beau, même le jour de vos noces, ne t'illusionne pas.

Il souffrait seul, il était seul avec sa peine, il n'en parlait à personne.

Il ne m'en a pas parlé à moi non plus. Mais j'ai senti que, sa douleur, je l'embrassais toute, en silence moi aussi.

Nous avons été heureux à cause de cela! Quelques heures, quelques jours d'un bonheur que nous ne devions connaître que l'un par l'autre, d'un bonheur douloureux et merveilleux comme la vie.

Il ne croyait pas, avant de m'avoir rencontrée, qu'une femme pouvait aimer la vie, la vie entière, la vie telle qu'elle est, grande et terrible. Et, découvrant cette puissance dans mon âme, il fut comme né une seconde fois, pour jouir et pour souffrir, pour connaître et pour chanter.

Je ne le caressais pas pour qu'il s'endormit, pour qu'il oubliât d'être homme, homme et enfant, avec une musique inexprimable dans le coeur, avec un torturant instinct de grandir sans cesse, et avec la perpétuelle vision de l'heure suprême, peut-être imminente, peut-être encore si lointaine, après laquelle l'âme ne peut plus grandir.

Ma caresse lui disait que son propre tourment était en moi, ma caresse avait le même spasme intense que sa musique, suscitait dans son coeur, en même temps que la joie, en même temps que le doux délire, en même temps que la volupté, oui, toutes les voix de l'infini; et il sentait que ces voix avaient aussi leur écho en moi. Et s'il cherchait mes yeux, il les trouvait grands ouverts, et y voyait rayonner, je le sais, une attente profonde: la mort, la mort!

Écoute, écoute, si tu l'aimes, ne maudis pas ce qui est arrivé.

Il a mis ses mains dans les miennes, il a regardé dans mes yeux, il a écouté battre mon coeur dans la nuit et, pour la première fois depuis qu'il est homme, pour la première fois, entends-tu, il a compris ce que c'est que l'amour; il a senti dans l'amour s'exalter tout son être, et ses mains et ses yeux et sa poitrine lui sont apparus sacrés, comme son âme. Notre étreinte a été un sacrement.

Et toi, ne maudis pas.

Tu l'aimes encore, n'est-il pas vrai?

Tu ne penses plus à moi, je le vois, ce n'est pas pour ce qui s'est passé entre lui et moi qu'à présent tu sanglotes doucement, avec une désolation qui te semble ne devoir plus jamais avoir de fin.

Regarde dans le passé qui, d'un coup, vient d'être rendu si lointain. Regarde loin. Oui, c'est alors, qu'il t'a trompée, qu'il t'a trahie: quand il t'a dit que tu le faisais heureux alors que ce n'était pas vrai; qu'il te baisait pour la joie de vivre, pour remercier la vie, fier d'être homme et créateur, et qu'au contraire il se sentait intimement une chose méprisable, une chose vile… Il baisait ta bouche, il étreignait ton corps comme qui est pris du vertige et n'a plus de conscience, comme qui se précipite dans le néant. Il ne te méprisait pas, entends-moi, mais il se méprisait lui, pour cette volupté dont jouissait son corps et qui ne lui touchait pas l'âme, à quoi son âme ne participait pas. Pourtant, il t'aimait. Mais cela était encore plus atroce. Parce qu'il t'aimait comme une petite fille douce, une petite créature à qui on adresse des petites paroles sans signification, de chères petites caresses et de tendres sourires, mais qui ne comprend pas encore notre langage.

Et tu n'as pas compris, en vérité, tu n'as pas compris son silence. Non parce que tu étais une enfant, mais parce que ton âme avait foi en l'homme qui t'avait recueillie. Tu étais une innocente, mais non pas une enfant: une femme, et ton amour était simple, mais entier et pur.

Il ne t'a jamais rien dit, tu ne pouvais deviner.

Pardonne-lui, vois-tu.

Sa faute, il l'a expiée.

Tu l'aimes encore, tu l'aimes autant, maintenant que tu le vois si différent de ce que tu le croyais; est-ce vrai?

Sens-tu, toi aussi, que la vie continue, malgré toute ta douleur?

Mais tu es lasse, tu désires que je me taise, tu caches ta tête dans tes mains, tu voudrais un sommeil long, un sommeil d'années et d'années… N'est-ce pas une de tes petites qui, quand quelque chose la fait souffrir, crie dans ses larmes: "J'ai sommeil, j'ai sommeil!" et va, toute seule, se jeter sur son petit lit?

Ferme les yeux, mais pense. Tu ne peux pas te sentir seule comme se sent en ces instants ta petite. Tu sais que tout, autour de toi, continue à vivre. Pense à lui, que tu aimes encore. Pense que quand il t'a rencontrée il y a si longtemps, il était encore plus las que tu ne l'es toi-même à présent. Il n'avait pas encore trente ans, il avait déjà conquis un premier sommet de son art, le monde lui avait donné la gloire: mais à son coeur n'en était venue aucune exaltation. Pense à lui avec amour, aime-le pour cette sombre et froide angoisse que sa jeunesse et son talent ne parvinrent pas à vaincre alors, qui lui fit désirer la mort, et puis qui, le jour où tes yeux brillèrent, rieurs devant lui, se transforma en un désir désespéré d'oubli. Sais-tu? Les hommes, même les plus grands, se lassent plus facilement que nous de la vie, désespèrent de la vie plus facilement que nous. Et toujours, vois-tu, les femmes ont été pour les hommes comme d'inertes planches aux naufragés, choses qui se présentent à l'heure horrible où ne survit plus seulement que l'instinct. Mais cherchons, cherchons à voir s'il n'y a pas un dessein caché, dans ce destin. Cherchons-le, nous qui aimons, qui aimons même encore quand, comme à présent, nous sommes si lasses, si blessées. Regarde: je veux, malgré tout, bénir l'heure où vous deux vous vous êtes rencontrés; je veux bénir ce que je sais avoir été en lui erreur et faute. Il n'avait peut-être plus la force de persévérer, il se serait peut-être tué, il aurait tué son corps, après son âme. Il a vécu. L'âme ensevelie, mais qu'importe, si tôt ou tard, elle devait renaître, rénovée? La vie est grande, la vie est miraculeuse. Sens-le, toi aussi, dis-le, toi aussi. Dans ton coeur aussi, quelque chose se transfigure en ce moment! Toi-même, tu te sens absoute de tu ne sais encore clairement quel péché, et malgré que je t'aie dit que tu as été innocente. C'est ainsi. Tu as également à supporter ta part de souffrance pour toute la félicité dont tu as joui et que tu n'avais pas conquise avec ton sang, qui t'était survenue comme une récompense, à toi à qui la vie n'avait encore rien demandé. Il n'est pas vrai que la vie soit injuste. Mais sa justice est plus haute et plus silencieuse que celle des hommes. Et il y a une telle miséricorde dans sa férocité! Elle nous veut forts, elle nous veut infatigables. Elle ne veut pas seulement que nous gagnions notre pain à la sueur de notre front, mais que nous acceptions autant d'heures de ténèbres que d'heures de lumière. Tous ses dons les plus merveilleux, l'amour, la beauté, le génie, elle veut que nous les payions. Et c'est juste, et c'est juste! Elle n'est jamais inerte, elle n'est jamais vide. Et si nous ne reconnaissons pas la grandeur de sa loi, nous sommes pareils à ces viles petites femmes qui, après un premier enfant, après le déchirement de leurs viscères, en une première maternité, se refusent à procréer encore…

Dis, toi, n'est-il pas vrai que toute nouvelle créature vaut que l'on souffre les douleurs de l'enfantement?

Moi aussi, j'ai été maman. Mon enfant, je l'ai perdu.

Viens ici, mets un moment ta main sur mon front.

Nous sommes deux femmes, nous sommes deux mères.

Restons un peu en silence.

Qu'as-tu pensé?

N'est-il pas miraculeux que tu aies, pendant quelques minutes, pensé seulement à moi, à mon sort?

Et maintenant, il te semble que tu es là, sur mon coeur, et tu pleures, tu pleures des larmes que tu trouves saintes…

Te souviendras-tu?

En tout ce temps de déchirement horrible, pour résister à la menace de la folie, pour ne pas céder à la tentation spasmodique de me jeter à terre et de me lacérer le visage, ou bien de fuir dans la nuit me briser contre les rochers, je me répétais, les mains jointes, de même qu'on priait autrefois: "Mais il est vivant… le bonheur, c'est qu'il soit vivant… Si je recevais demain l'avis de sa mort, je repenserais à ces heures où il était encore vivant, quoique absent, quoique non mien, comme à une félicité immense… Il est vivant. Et il pourrait être encore plus malheureux qu'il ne l'est. Si ses fillettes tombaient malades, si sa femme se tuait… Il a besoin qu'elles vivent. Il a besoin aussi que je vive, bien qu'il ait renoncé à moi. Il m'a écrit qu'il a besoin de ma force, qu'il a besoin de savoir qu'il est, même au loin, quelqu'un qui est plus fort que lui, quelqu'un qui résiste à une douleur plus grande que la sienne…"