"Tu ne peux pas savoir ", disait la créature aux yeux d´or.

Elle se croyait en possession d´un coeur viril et elle s´était vraiment façonnée suivant une étrange ambiguïté sur le simple indice peut-être du timbre de sa voix, peut-être de sa silhouette rigide. Elle s´était façonnée et agissait. Avec une volonté d´homme ou d'ange rebelle, avec une force, presque, de damné-mais moi, personne ne pourra jamais juger si plus démente ou plus voyante, j´étais touchée, au contraire, de ce qui en elle permanait d´identique à ma substance. Je tentais de la persuader de mon côté. "Tu ne sais pas combien ton amour est différent, quoi que tu fasses, de l´amour que les hommes peuvent me donner. Comme ta caresse est légère. Tu ne me pénètres pas, mais tu m´approches-comme jamais aucun homme. Je te cède avec une crainte sincère, tu as un petit nom qui sonne comme le mien d´autrefois, et une tendre rougeur sur la joue, si tu te recueilles à mes pieds. Tu te lèves, chose vivante, et tes lèvres ne se glacent pas, comme à celui qui me désire. Tu es tissée de chaleur et tu es encore semblable à une colonne d´eau transparente, attirante. Tu ne sais pas combien nôtre est cette allégresse et combien nôtre cette mélancolie, ainsi absolue, que nous gouvernons, parce que nous avons des ailes…"

Nous nous agitions sous l´immense cloche aveuglante du ciel; notre réciproque initiation nous donnait de clairs yeux héroïques.

J´appris, amour, que ton mystère n´est pas dans la loi qui perpétue l´espèce.

Plus haut, indifférent, extatique.

Je baise une créature parce que ce m´est une joie de la savoir belle sous le ciel, parce qu´elle m´arrête un moment dans ma marche, dans ma pensée, et que, pendant un moment, tout ce que je suis je le lui donne en la baisant.

Et celle-là était le symbole de l´enfance et de la course et de la ravisseuse Echo.

La vilenie mentale de tout être vivant autour de moi me fit horreur. Et je la sentis en même temps fatale, je pleurai. J´avais 1´âge de celui qui pleura dans le jardin de Getsémané. La passion s´aggrava, l´or de la fable s´élargit en pourpre.

Sang, angoisse tourbillonnante, sang, qui me sauvera?

Et les veines pesantes, brûlantes, implorent un soulagement.

Rien de plus saint qu´une nudité qui brûle et frissonne et se tend comme le manteau des saisons.

Fais-moi mourir!

Fais-moi mourir, qui que tu sois. C´est l´heure que ma chair ne pouvait plus supporter davantage, l'heure qui se préparait mais que je n´attendais pas-les cadavres fermentent là-bas dans les ruines, et une statue resplendit comme un phare.-Fais-moi mourir, qui que tu sois; indicible est cette nécessité que tu me couvres, ô chaleur, ô frisson, près, plus près! Tu as raison, même si tu te trompes, qui que ce soit a raison, que sa main soit lourde ou légère, qui, me cueillant à cette heure, me soumet et me console, nudité contre nudité, frisson stérile et vaste, c'est l´heure, les sens se dissolvent enfin, ils jouissent et se pâment non plus asservis à la nature, mais nature eux-mêmes ineffablement, sous les ailes d´aigles de l´oubli et de la folie.

Plus haut que tout rocher, des ailes suspendues pour le salut.

Cela se nomme oubli et folie, là où est la terre et sa souffrance: où moi-même je languis, fille de femme, pour que toutes ces créatures se comprennent (hélas!) et je fonds en larmes vaines, et les vallées et les lacs pourtant ne se remplissent pas, et je tords mes bras cruellement jusqu´à désirer de ne plus jamais voir les étoiles, jusqu´à blêmir si une moisson de lys tombe sur mes chairs, moisson gélide qui se dressait sous le soleil pour la joie de tous et de personne. Oubli et folie sur la terre. Où le bois flambe dans les cheminées, où il y a des forêts et de rudes fruits de pins, où il y a des tombes. Tombes blanches parmi de grands buissons de fleurs rouges tout le long des chemins déserts des îles vertes et dorées, ou près des cèdres et des oliviers. Cimetières parfumés de romarins, bourdonnants de guêpes, profil d´un peu de monde gris sur un peu de ciel limpide. Où il y a des journées de vent lucide, et sur la dune hurlante, le sable tourbillonne parmi les chardons bleus. Et des temples, blonde pierre taillée et édifiée par des mains grecques, charme du traversin incrusté d´algues, temples dorés dans l´atmosphère mouillée qui resplendit comme un regard en délire, temples, cimes de beauté.

Terre, comme tu es belle! Les soirs où tu m´apparais impénétrable, avec ton sillage infiniment délicat, et en même temps infiniment violent, parole sans syllabe, les soirs que ta chaleur s´enténébrant dans les vallées et sur les lacs se rit, oh! exquisement, de toute humaine éloquence, ces soirs me donnent, eux certes, de pouvoir te saluer ainsi, âme suspendue à un baiser.

La terre veut des baisers, plage insuffisamment aimée.

Elle veut des chants d´heureuse légèreté et de forte charité.

Dyonisos! Dyonisos!

LES YEUX HÉROIQUES

Mais nous sommes pauvres.

La grande forme d´un cyprès qui s´élève sur un des bords de la rivière et coupe la montagne déjà brunie à moitié et à moitié rosée encore, dressé dans l´ouverture du ciel, ne suffit pas.

Nous sommes pauvres, nous sommes vils, et c´est fatal.

La passion empourprée devint livide.

Nous devînmes trois choses en détresse, moi, la jeune androgyne et l´homme qui, pendant des années et des années, m´avait donné la douceur de le rendre heureux.

Trois choses pitoyables, trois incompréhensions.

Comment était ma voix, quand je criais à André;

"Chasse-moi, jette-moi loin de toi!"

Quand je criais: "Ferme les fenêtres, je ne veux pas voir les étoiles!"

Ils se regardaient alors, avec un air de complicité, ils se haïssaient, mais se reconnaissaient complices devant mon coeur forcené.

Consternés, ils sentaient la réalité de mon double délire, de mon double déchirement, la puissance de mon esprit qui s'en enveloppait; puis quelque aspect de mon visage, un trait, un rien, une attente indicible des veines, les reconduisait à nier-ah! l´horreur, pour moi, de cette identité d´accent!

– "Non, disaient-ils, tu ne peux pas nous aimer tous les deux, c´est une absurdité monstrueuse, tu es à tenir dans le creux d´une main…"

André!

Qu´il m´entende, si ma voix le rejoint.

Il était tout en ombre.

Avec ses épaules courbées, qui paraissaient attester qu´elles avaient déjà fait tout l´effort dont elles étaient capables.

Je les vis regarder la mort et y répugner, la force astrale, le signe silencieux.

Je me rappelais la cruauté aiguë avec laquelle ses yeux avaient fixé l´espace quand je lui avais dit que je retranchais Félix de ma vie. Et ces mêmes pupilles ne s´étaient donc jamais posées sur quelque arbuste fleuri en un décor précoce ou sur quelque buisson de roses éperdu dans la chaleur de l´été, fragiles existences végétales pleines de pensée!

Un rire convulsif aussi s'insinuait dans le secret de mon âme, désolé plus que tout sanglot, me détachait, m´éloignait, rire voilé, spiritualisé, tandis que ces deux êtres que j´aimais se disputaient ce qui semblait ne devoir jamais s´arrêter, mes larmes impudiques.

M´aimaient-ils?

Non pas à ma mesure. Je l´affirme, me faisant justice comme devant l´échafaud.

Et ils m´ont perdue, parce qu´auparavant je les avais perdus. Tous les deux.

Sur la terre qui est si belle, si belle que même les tombes s´y dressent avec des spirales de lumière, ma plainte s´exhalait sans espoir.

"Aimez-moi. Je vous fais souffrir, je le sais. Comme une chose vécue, une chose passée. Aimez moi, je suis si lasse. Que je vous distingue, que tout ne se confonde pas.

Cette mienne masse de douleur retombe en éclats sur vous, les éclats vous déchirent, je le sais, la masse reste, plus nue…"

Je me relevais. Ce n´était pas vrai, je n´étais pas lasse.

Mais pouvoir étrangler le mal qui me serre la gorge, avant que ne s'enténèbrent les choses!

Nous croyions, n´est-il pas vrai? au bien.

En rêve, la nuit, je parlais à ma mère. Avec feu, mais la tendresse faisait fondre mon coeur. Ah! sa rigidité recueillie!

"Mère, t´es-tu jamais penchée sur un lit, tes joues contre une joue d´enfant ou d´homme, jusqu'à ce que l´enfant ou l´homme fût endormi dans une douce respiration?"

Torrents bourbeux, saules à l´envers, vent jaunâtre. Y a-t-il une bonté cachée dans les veines du monde!

Maintenant, je savais. Et ceux que j´avais aimés ardemment par un mystère de foi, que j´avais crus, sur toute autre virilité et toute autre jeunesse, riches de germes, attendant avidement que d´eux se détachât quelque nouveau mythe céleste, maintenant, je le voyais, je le savais, ils n´étaient pas différents des autres, c´était de moi qu´ils différaient, maintenant je savais…

Différents de moi, de ma substance ingénue. De ma transparence. Qui les avait attirés. Qui encore les émouvait dans un rutilement miraculeux. Ils ne pouvaient pas me haïr, ils ne pouvaient pas me tuer. Je les dépassais; ils tentaient vainement d´endiguer la crue de mes certitudes, nées avec moi, en déchaînant ce qu´ils avaient en eux-mêmes de plus secrètement obscur. Et, en cette suite hallucinée et innombrable de jours et de nuits comblées de mon âme, de mon balbutiement, de mon râle, pendant des mois et des saisons, tantôt l´un, tantôt l´autre, tombèrent à mes genoux un nombre incalculable de fois. La poésie désespérée qui ne voulait pas mourir en moi les créait-elle alors! Ils changeaient de couleur. Bénie, semblaient murmurer les sphères qui m´entouraient, bénie soit une si grande passion au delà de toute rancoeur et de tout tourment. Mon coeur ne s´est pas dérobé, mon coeur fait pour se donner, s´est donné, il ne se repentira jamais, il y a tant de grâces, même dans son dévouement! Que les clairs yeux héroïques ne s´offusquent pas. Les mains ont de suprêmes caresses…

Puis les traits se détendaient, toute voix se taisait, joue contre joue, retour maternel, protection sur le sommeil miséricordieux.

Ainsi, ils restent pour toujours: composés un léger souffle attristé, le mien, sur eux dormants.

Ainsi, dans des vallons d´oliviers, les vents se reposent et des ailes rasent doucement les frondaisons.

Ainsi, celle que je fus pour André et celle que je fus pour la femme dont je ne dis pas le nom reste pour toujours, pitoyable chose blanche, elle est là pour toujours, sauvée des furies, elle qui s´était abandonnée blanche aux furies, elle est là, je la vois maintenant, chose préludante; l´air à l´entour est soumis et doux.