Tu crias vers celui qui péchait de peur. Avec la poitrine qui te faisait mal, tu crias que ce n'était pas toi qui étais trahie, mais que c'était l'Amour. Tu connus la silencieuse et impuissante réalité de celui qui fuyait ton aspect de volonté et de lumière, ton insoutenable regard.

L'un retournait aux petites femmes qui, de leurs lèvres rouges disent des mots honteux-ne te montra-t-il pas écrites les paroles de l´une d´elles, et ne te sembla-t-il pas assister, contrainte…? Et pourtant, vous étiez entourées de statues, créées, ébauchées par son pouce, une atmosphère de travail, l'inquiétude de la matière transformée en vie.-Un autre se renfermait dans une haineuse ironie.

Dons que je n´eus pas, ruse, astuce, habileté! Vertus subtiles qui me manquâtes! Parfois, j´en viens à vous désirer, à chercher si jamais vous avez été, inertes, dans ma substance, si jamais, avec la force même de mes passions qui ne veulent pas se résigner, je pourrais vous susciter à leur secours, pour leur victoire. Ingénuité suprême, ô mon âme exilée de je ne sais quels plus arides rivages, âme qui as des ailes, mais non pas d´armes, destinée à planer sur toutes tes faillites…

Personne jamais n´a sacrifié rien pour moi.

Petite qui s´appelait Rina. Comme si j'avais encore son visage et son pur pressentiment d'adolescente, ma vie est libre du poids de quelque bien qui eût coûté à quelqu'un un renoncement vrai ou faux. Ni une épouse ni une maîtresse, ni un vice ni une théorie. Et personne ne s'est tué ou n'a tué pour moi, même en sentant en son coeur qu'un crime ainsi commis aurait peut-être été sanctifié.

Peut-être. A celui qui me demandait aigre et misérable, si je voulais son sang, "peut-être", fut la réponse.

Sauvage?

Je vis, comme j'écris, dans un ravissement lucide.

Et si ton tempérament, homme, a de l'affinité avec le mien par gentillesse ou généreuse folie, mais s'il est languissant alors que le mien défie toute usure, comment veux-tu que je ne m'effarouche pas devant ta lamentable parole? Tu répètes: "Trop tard." Je dénoue mes tresses et avec elles je fouette la perpétuelle chimère. Tes veines ne se sont-elles jamais ouvertes entièrement? Ne se sont-elles vraiment jamais renouvelées? Tu t'es épuisé en de médiocres expériences, avec des semblants d'âmes, renonçant à l'absolu de la ferveur et de la foi: ton coeur supporte un poids lourd, la condamnation que tu subis et que tu voudrais me faire subir. Ne t'attesté-je rien, ainsi bouleversée et terrible? Je vois des démons, là où devrait agir Dieu: et je me rebelle, oh! éclatant désespoir! Puis la voix te crie: "Je meurs d'amour!" Peux-tu nier que j'agonise, même si tu sais et si, blême, tu dis que d'autres fois, pour d'autres, j'ai déjà cru mourir? d'autres fois, c'est vrai, c'est vrai. Comme maintenant, je me donnais toute, jusqu'à mon dernier souffle. Peut-être seulement pour cela, j'ai pu toujours renaître. J'offrais en holocauste à la créature mon esprit plein de désir et de douleur, j'offrais mon spasme de création, celui qui s'élève éternellement neuf dans le temps, comme le psaume du croyant.

Je sers la vie avec mon agonie plus que toi qui te résignes, en ton engourdissement.

Plus chère que toute autre à la vie est la parole que soulève contre elle, inassouvi, mon amour.

Inassouvi, bien que chaque fois je renaisse.

Les mains jointes, étendue à terre, l'heure me trouve toujours, imprévisible, imprévue, où je me sens allégée de toute ma volonté et aussi de toute mon espérance, l'heure où mes lèvres prononcent en un souffle: "Ainsi soit-il!" Les mains jointes, ô forces secrètes de l'univers, ayant fait tout ce qui était en mon pouvoir, et plus.

Je suis alors secourue par des choses qui semblent rivaliser avec mon état de légèreté, avec ma respiration qui s'entend à peine, par les choses les plus ténues: pétales, arômes, ombres d'ailes. Parfois, par de pauvres gens ignares, qui m'ont apporté une tasse de tilleul en un village de Provence, un broc d'eau pour me rafraîchir le visage, dans lequel ils avaient fait macérer pendant la nuit étoillée de Pentecôte, à Capo di Sorrento, des feuilles de roses; une petite branche fleurie, au bord d'un lac lombard; par des gens qui, me voyant arriver solitaire et repartir pensive, font instinctivement autour de moi le silence; et le geste des mains rudes se pliant à la gentillesse, produit inconsciemment le miracle dans l'instant exact passé lequel je n'endurais plus.

Je reprends, surprise, mon pas de tous les temps, rapide, agile, sûr. Quelqu'un sur la route, me dit: "Cent ans, cent ans de vie heureuse!" Pourquoi cette grâce mienne qui se fait toujours plus sûre, cette transparence de mon âme aussitôt que je la mets au-dessus de la cruauté du sort? Un vieux paysan m'a arrêtée un jour sur une route ombragée d'arbres: "Vous n'avez pas d'enfants? C'est donc que la semence était mauvaise", et il a secoué la tête, grave, avec un air de regret religieux.

Oui, peut-être aurais-je pu devenir la femme forte de l'Écriture.

Au contraire, je chemine dans le monde, cherchant l'expression d'un fantôme en me répétant à voix basse le motif heureux de quelqu'une de mes pages d'angoisse.

Si je me rencontrais moi-même je pleurerais peut-être.

Elle est loin, la pierre couverte de mousse et de pollens de pin, dans la forêt à l'ombre blonde où, m'étant étendue, une fois, je m'entendis m'ordonner à moi-même: "Arrête-toi, arrête une minute, une minute suffit pour attester que tu as vécu." Ils sont loin tous ces refuges que je me cherchais. Je les croyais des refuges, îles, vignes du Seigneur au milieu de la mer, et la vie, avec moi, y pénétrait. Avec moi, ma nécessité, avec moi, ma loi. Humble, comme l'humilité est dans les horizons qui s'évanouissent tacitement, humbles mais inaliénables. Il y pénétrait des idées et des imaginations et des réalités à agrandir ou à détruire. Partout il y avait un peu d'argile pour mes doigts. Et tout l'espace se remplissait de mon inquiétude. "Tout l'air autour de nous-me fut-il dit-ta bouche le respire". Des cercles de compréhension, des ondes d'harmonie, essayaient de se créer, certainement se créaient en ces éloignements volontaires de toute plage peuplée. Mais l'animation de ma volonté ne suffisait pas à les perpétuer. Ils sont loin, ces lieux qui, à qui me regardait, paraissaient hors du monde pleins de lumières sous les étoiles…

Roses ou bleus, les soirs solitaires descendent sur ma liberté.

Passent des voiles, allégories, passent des chansons. Les rochers dentelés lèchent le ciel et le font plus clair.

"Soir, soir doux et mien!"

Celui qui, lointain, soupira ainsi pour moi après m´avoir repoussée était sur le rivage de la mer triste comme un verset de l´Ecclésiaste, avec des yeux qui maintenant ne voient plus, les plus fébriles et les plus sombres qui m´aient regardée, yeux pour le don total de ma vie…

Pour lui qui, le premier jour que nous parlâmes, me livra, me sanglota son âme, se tordit sous le ciel comme une flamme, me suppliant de l'arracher à une femme qui depuis longtemps l´avilissait, je dis bien adieu à quelque chose qui aurait été presque la félicité, je la rendis à Dieu. Un enfant m´aimait, archange en exil, et je le vis, frappé, se soumettre, accepter le sort, accepter de disparaître. Pour l´homme malade et lié, pour l'enchantement de son regard avide de s'illusionner, d´aborder à des rives vertes, je ne pouvais pas faire un holocauste avec de plus tremblantes, adorantes mains, je ne pouvais rien donner de plus pur et de plus mien. Les baisers de l´enfant avaient suivi des frissons: vent, soleil, silences nocturnes: ils avaient fait converger la joie et la chanson en ma poitrine. Autour de nous, il y avait des myrtes parmi la dure lave. Ah! bien vite, j´escomptai l´orgueil d´un tel renoncement. Une heure unique, le monde parut se transfigurer pour l´obscure âme virile puisque je lui disais que j'étais sienne: les mers s´ouvrirent sans limites à son esprit, et dorées; nous fûmes une seule certitude, une seule prodigieuse attente. Et quelqu´un frappa à la porte. (Voici, tandis que j´évoque ce souvenir, je regarde sur une eau tranquille le vol d´une bande d´hirondelles; il est couleur de perle, mais, changeant, va se confondre avec l´eau grise. Quelqu´un, dans la nuit, revoulait sa proie.

Dans la chambre perdue d´hôtel meublé où je fus laissée seule, des cris convulsifs me parvinrent, d´une créature, d´une femme une soeur? Petit à petit, ils s´apaisèrent.

Les soirs descendent sur ma liberté.

Je violais, avec mon amour, la douleur de l´homme. J´ajoutais à son Dieu le mien.

Quand, à travers les âges, l´homme a dit qu´il aspirait à posséder l´éternel féminin, il s´est trompé lui-même: ce fut la plus grande et la plus belle erreur qui se soit formée dans sa conscience. Que peut-il faire d´une force créatrice intégrante, lui déjà si grevé et tourmenté? Noli me tangere . Un seul, oui, se mit réellement en posture d´écouter et de connaître, et Diotime lui répondit. Socrate était-il jeune, alors? Il y a un point, un moment de l´existence intacte, qui, unique, rend le mâle capable de m´accueillir comme esprit. L´initié adore toute la souffrance qui m´a faite riche; il peut l´adorer, tissée ainsi dans la douceur de ma chair et dans la dignité de ma pensée, j´exalte pour lui la plénitude de la vie, la sagesse dernière de la vie, et il sent que je m´appartiens, mon don et le sien peut-être nous surpassent…

Espaces ineffables!

Derrière nous restent toutes les choses qui se reproduiront, les choses âpres, les choses passionnées, les choses brûlantes.

Je retournerai à elles, j´y retournerai irrésistiblement, et vers elles se dirigera avec une dolente fierté le vierge jusqu´à hier, à la voix de cristal, qui ne me retiendra pas.

Désunis, esprits revenus pour toujours l´un de l´autre.

Plus que jamais, les tristes hommes accomplis diront à mon apparition "Trop tard!" Ils diront: "Nous t´avons trop attendue. Maintenant, nous nous vengerons sur toi de tout ce que nous n'avons pas reçu des autres." Et ils ajouteront, en manière d´aumône lasse: "Tu aurais dû naître homme, tu aurais été ou un saint, ou un châtiment de Dieu…"

Et, voici des croupes de montagnes brûlées, d´amples lignes simples, des passages et des passages, des saisons qui retardent et des saisons précoces. Voici des jardins, des fontaines, des magnolias en fleurs et aussi des rêves de pierres grises, des châteaux gris à travers les branches dépouillées étincelantes de pluie contre le soleil, comme de prodigieuses toiles d´araignée. Voici des fleuves sur lesquels naviguent insensiblement de grands nénuphars de glace. Et des routes, des routes, des routes.