Ils l´ont pressée, chair de jeune biche. Ils lui ont cueilli en de blonds sentiers des mûres sauvages. Ils l´ont repoussée. Loin, avec ses cheveux moites sur les tempes, l´une est allée par les forêts rougissant au couchant, l´appelant, l´appelant, s´est jetée à terre, a cru sentir émerger des tapis de pins la forme adorée, pour toujours loin. L´autre oh! l´autre, dans son écorce plus enfermée…

Forêts, forêts incendiées sur la cime des îles: et tous les aspects bouleversés de la beauté: rires de déments, chants de forçats: vie sauvage, irréductible férocité, vie qui mord, qui étrangle, vie des flots et des volcans, cacheuse de justice!

Caché, incompréhensible, tout "pour- quoi?".

Pourquoi mon enfant, qui était mien comme aucun enfant n´a été enfant de mère, pourquoi me fut-il ravi non pas mort, mais avec tous ses membres sains, avec ses yeux ouverts et sa bouche changée qui me renie, qui dit qu´il ne me veut plus?

Et comme pour lui, que je ne cherche plus, qui n´est plus seulement que le souvenir d´un déchirement de mes chairs, d´une douleur dans mes chairs lacérées, quand elles souffrent de tout autre chose; de même pour l´homme qui ne voulut pas me garder comme soeur, qui me repoussa de son ombre.

Des forces me répondent, qui n'ont pas de noms, des voix d´immense volume, élevées, mais semblant aussi souterraine. Tout mon délire, tout mon martyre ne suffisent pas pour les interpréter. Dispersées comme des arômes. Dispersées comme des arômes.

Mais elles répondent. Elles existent. Je les entends, Je n´ai plus d´explication à demander.

L'âme qui s´est aventurée est perdue, mon âme, elles la soulèvent, elles l´abîment. Presque arôme, elle aussi. Centre, rayon, je ne sais pas, elles ne savent pas.

Ou peut-être pollen?

Où, où me poserais-je?

Et la volonté enflammée qu´en moi j´appelais volonté d´amour, tendait-elle à cela?

L´élan dépassa le but. Il n'y a plus de noms.

C´était l´amour. Avec quel frémissement de touche! avec quelle fureur de don!

Qui, maintenant, féconderai-je?

Les arômes sont lourds de soleil éternel.

LES NUITS

Une nuit. A Cogne, blanche comme les neiges des montagnes admirées le jour précèdent.

A travers les étroites parois de bois, des échos de torrents.

Nuit prophétique.

Années à venir, mystérieuses, avec les mouvements libres, avec d'intenses repos. Prochaines ou très lointaines, pourtant miennes. Ce n'est pas le désir qui les suscitait, mais, étrangement, cette vide insomnie, cette lente attente d'aube, ces fantômes demandant à se graver dans la mémoire. Les cimes de glaciers vues sous le soleil et le sentier pour y parvenir, sapins et mélèzes, mélèzes et sapins, puis herbes et petits cercles d'eau azurée, yeux d'azur, et mes larmes, nouvelles, veines d´alpe, séchées là-haut, où Prométhée, ses chaînes brisées, restait arrêté, apaisé mais non rassasié-tout cela, concrétion lumineuse, avait précédé. La nuit était blanche et prophétique.

Années à venir, marquées invraisemblablement de ritournelles de rires, rires ingénus comme certaines galopades de carmin à travers l´obscurité des nuages dans les ciels marins, inattendues. Tant de pays, tant de visages! D´enfants, de vieillards, d´amants, de lassés. Et des violettes innombrables à mes pieds pour quand personne ne me verra, pour moi. "Tu seras parfaite chaque fois que tu voudras l´être pour toi seule." Âme qu´Héraclite disait humide! qui lui donnera donc ce que la mort lui a refusé? La solitude, avec tous ses cheveux parfumés?

Ah! doux, doux, de se lever, d´aller vers la joie des prairies émaillées! douce sur le front, la bande radieuse du matin, là-haut!

Ah! fort, fort, le cours de la Dora, verte, écumante, entre ses rives de roc. Et là-haut, son lac, le beau Combal, un instant en arrête le vierge tumulte et l´absorbe dans un calme mystère, lui enseigne la saveur profonde de la terre.

Ah! pur, pur dans le soir le haut autel de glace et les sept étoiles au-dessus!

Pur de haine, mon coeur.

Et pure sans plus de voiles, l´idée de la douleur humaine.

Je crus, comme déjà précédemment, devant le torse de Psyché, pouvoir la contempler impassible. A l´instant même je me raccrochai à la vie, et l´instant d´après, l´idée s´évanouissait déjà dans le ciel, je recommençais à me battre contre l´opaque réalité, à tenter de la transformer en violentant avec mon amour les secrets divins.

Je parle de moi comme d´une sans nom ni terre.

Je n´ai pas souvenir de moi, je n´en ai que la vision.

J´ai quelque valeur si je réussis à vous susciter, comme si j´étais une action silencieuse, une silencieuse heure dense qui regorge de caresses à faire pâmer: l´étreinte vous laisse forts et émerveillés, les espaces s´assombrissent, luisent, scintillent, la persuasion y plane avec ses ailes morbides.

Lorsque j´eus redescendu le cours de la verte rivière, au bord de laquelle gisaient tant de troncs de bouleaux, comme torses nus de nymphes gracieuses, on crut, en bas, que je revenais de toucher en rêve quelque méchant royaume payen.

Les nuées restèrent, elles, serrées.

Sur mon visage, la couleur perdit sa lumière.

Quelle luxure de brutalité, luxure bestiale, parmi les gens de la plaine! Ils ne savent imaginer des rayons, ils ne savent entendre les réalités hautaines, les vastes, sincères innocences, ils foulent, ils foulent le sol, ils sentent uniquement ce peu de poussière à quoi ils adhèrent tout entiers.

Quelque chose de définitif se produisit, bien que sourdement.

Le monde de qui, déjà autrefois, je m'étais détachée et qui ensuite avait, avec des moyens lents et obliques, dressé autour de moi ses apparences protectrices, maintenant tout à coup murmurait en me voyant de nouveau transfuge, murmurait et s´indignait.

Mais cette fois le pacte de liberté était sans rémission. Je ne rentrerais plus jamais dans la bouffonne arabesque de la Société- (la Société qui, à l'ombre de son crucifix, veut à perpétuité que tu mentes et qui te laisse mourir si tu ne voles ni ne vends… Cet aïeul, eut-il les ongles d´un voleur, de qui me vinrent les quatre sous qui m´aidèrent à vivre jusqu´à hier? Aujourd'hui, puisque je ne consentirai jamais à faire marché de mon baiser, et que je ne puis plus plier ma main aux dures besognes, je devrai tirer mon pain de ce dont je suis peut-être encore plus jalouse que du don de ma chair, de ces miennes paroles, masse pitoyable…)

Si le jugement du monde ne t´atteint plus, ô mon âme, qu´est-ce donc que cette aspiration à comprendre encore, à comprendre, et cet espoir qui persiste toujours de rencontrer une autorité que tu puisses vénérer?

Tu veux continuer à croire aux individus, et certes, ils existent; mais même les meilleurs, les raffinés, les savants, ne sont que des fragments gâtés de la voûte céleste. Ne te lasseras-tu jamais? Tu devras aussi croire au paradoxe, à des volontés masquées, à des complaisances malignes et tortueuses, à des expressions bâtardes. Puisque tu es bien née, puisque dès l´enfance tu as grandi dans un jardin, mon âme,-et dans les nuits inconscientes, certainement quelque rossignol accompagnait ta respiration-il se peut que ta perfection ne puisse maintenant se réaliser, si tu ne connais, si tu n´admets les destins à toi opposés, les créatures qui procèdent de l´incertain, racines qui connurent la soif; et donc, une fois encore, humilie-toi, l´humilité et l´orgueil sont si voisins; ainsi Dieu s´amuse. Fini, le temps de te confesser. Tu dois écouter les confessions des autres, et sans, trembler. L´homme, surprenant justificateur, veut être absous mille fois pour une qu´il t´aura absoute. Il ne peut supporter le visage de la femme baigné de larmes, ni son profond regard et l´histoire de ta douleur, il ne l´accueillera jamais comme un don, toujours dans son coeur, et parfois avec une voix dure, il te reprochera d´avoir pesé sur son âme avec tout ton être; mais il demande tes yeux ouverts sur les mille plaies que lui font en un seul jour d´infinis pantins, sur les modes innombrables de son chagrin, sur ce sordide abîme de la vie physique, au milieu du fleuve de sa spiritualité, sur sa chair qu´il déteste, saine ou blessée, et dont, tout en la détestant, il subit toujours l´âpre domination. Regarde, admets, marche. Plus tard, ces années te paraîtront des instants. Pleins de signification. Il y eut un matin de mai; les rues de la ville étaient grouillantes et deux êtres allant sans se toucher et, regardant fixement le sol, se parlaient. De quelle délirante somme de paroles non dites, et de paroles vaines ou hésitantes, ou obscures, venait cette heure? Une cloche sonnait dans le lointain. "Qui veut la vérité ne veut pas la vie." Mais l´un des deux, la femme, voyait plus loin. Magnifique, le mot viril, logique et stoïque. Comment donc les voies terrestres continuaient-elles à être si ardentes, tout autour?

Dans les yeux de Sibilla, il ne saurait y avoir de cynisme. Vouloir le miracle, voilà sa constante vertu. Ne pas mourir, au-delà de toute connaissance, s´offrir, offrir la tentation et le pardon, l´ombre que ses beaux membres font à l´esprit, et chaque fois disparaître, sans mourir. Personne ne s´en doute.

Les grands voyageurs disent qu´ils reconnaissent les pays en en regardant le ciel.

Et quand à l´improviste, tu retrouves, par le chemin de la vie, les hommes que ton tragique instinct avait élus pour un temps, tes souvenirs sont seulement d´en haut, dessins de nuages ou de cimes, velums de turquoise, intenses ou pâles, qui s´imprimèrent dans ta rétine comme en aucune autre-et cela est ta gloire.

Femme de foi.

Plus d´un fut, envers toi-et envers lui-même?-sans pité. Il te dit "Va sur tes jambes, chemine, tu sais aller seule, va!" Plus d´un, qui avait eu des sourires enchanteurs au son de ta voix, et la joie avait été belle dans vos regards, la seule chose encore qui existait en dehors de l'unique étreinte de feu.

"Pars, travaille".

Le viatique, oui. Ce qu'on ne donne pas aux autres femmes, l'adieu.

Il y en eut un qui te couvrit le front, sur ton front tira les boucles de tes cheveux murmurant: "Il est trop vaste."

Mais toi-même, un hiver, en une ville de noir brouillard-le froid piquant mettait autour de tes yeux des ombres encore jamais vues-ne te lamentas-tu pas devant un miroir? La vie que tu n'avais pas redoutée transformait ton visage, qui avait été de roses, en pierre, et y laissait en grand artisan, un frisson d'éternité.