– Oh! Thérèse, me dit-il en rouvrant les yeux, on ne se figure point ces sensations; elles sont au-dessus de tout ce qu'on peut dire: qu'on fasse maintenant de moi ce que l'on voudra, je brave le glaive de Thémis. Tu vas me trouver encore bien coupable envers la reconnaissance, Thérèse, me dit Roland en m'attachant les mains derrière le dos, mais que veux-tu, ma chère, on ne se corrige point à mon âge… Chère créature, tu viens de me rendre à la vie, et je n'ai jamais si fortement conspiré contre la tienne; tu as plaint le sort de Suzanne, eh bien! je vais te réunir à elle; je vais te plonger vive dans le caveau où elle expira.

Je ne vous peindrai point mon état, madame, vous le concevez; j'ai beau pleurer, beau gémir, on ne m'écoute plus. Roland ouvre le caveau fatal, il y descend une lampe, afin que j'en puisse encore mieux discerner la multitude de cadavres dont il est rempli, il passe ensuite une corde sous mes bras, liés, comme je vous l'ai dit, derrière mon dos, et par le moyen de cette corde il me descend à vingt pieds du fond de ce caveau et à environ trente de celui où il était: je souffrais horriblement dans cette position, il semblait que l'on m'arrachât les bras. De quelle frayeur ne devais-je pas être saisie, et quelle perspective s'offrait à moi! Des monceaux de corps morts au milieu desquels j'allais finir mes jours et dont l'odeur m'infectait déjà! Roland arrête la corde à un bâton fixé en travers du trou, puis armé d'un couteau, je l'entends qui s'excite.

– Allons, Thérèse, me dit-il, recommande ton âme à Dieu, l'instant de mon délire sera celui où je te jetterai dans ce sépulcre, où je te plongerai dans l'éternel abîme qui t'attend; ah!… ah!… Thérèse, ah!…

Et je sentis ma tête couverte des preuves de son extase sans qu'il eût heureusement coupé la corde: il me retire.

– Eh bien! me dit-il, as-tu eu peur?

– Ah, monsieur!

– C'est ainsi que tu mourras, Thérèse, sois-en sûre, et j'étais bien aise de t'y accoutumer.

Nous remontâmes… Devais-je me plaindre, devais-je me louer? Quelle récompense de ce que je venais encore de faire pour lui! Mais le monstre n'en pouvait-il pas faire davantage? Ne pouvait-il pas me faire perdre la vie? Oh, quel homme!

Roland enfin prépara son départ. Il vint me voir la veille à minuit; je me jette à ses pieds, je le conjure avec les plus vives instances de me rendre la liberté et d'y joindre le peu qu'il voudrait d'argent pour me conduire à Grenoble.

– A Grenoble! Assurément non, Thérèse, tu nous y dénoncerais.

– Eh bien! monsieur, lui dis-je en arrosant ses genoux de mes larmes, je vous fais serment de n'y jamais aller, et pour vous en convaincre, daignez me conduire avec vous jusqu'à Venise; peut-être n'y trouverai-je pas des cœurs aussi durs que dans ma patrie, et une fois que vous aurez bien voulu m'y rendre, je vous jure sur tout ce qu'il y a de plus saint de ne vous y jamais importuner.

– Je ne te donnerai pas un secours, pas un sou, me répondit durement cet insigne coquin; tout ce qui tient à la pitié, à la commisération, à la reconnaissance, est si loin de mon cœur, que fussé-je trois fois plus riche que je ne le suis, on ne me verrait pas donner un écu à un pauvre: le spectacle de l'infortune m'irrite, il m'amuse, et quand je ne peux pas faire le mal moi-même, je jouis avec délices de celui que fait la main du sort. J'ai des principes sur cela dont je ne m'écarterai point, Thérèse; le pauvre est dans l'ordre de la nature: en créant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus du désir qu'elle avait que cette inégalité se conservât, même dans les changements que notre civilisation apporterait à ses lois; soulager l'indigent est anéantir l'ordre établi; c'est s'opposer à celui de la nature, c'est renverser l'équilibre qui est la base de ses plus sublimes arrangements; c'est travailler à une égalité dangereuse pour la société; c'est encourager l'indolence et la fainéantise; c'est apprendre au pauvre à voler l'homme riche, quand il plaira à celui-ci de refuser son secours, et cela par l'habitude où ces secours auront mis le pauvre de les obtenir sans travail.

– Oh! monsieur, que ces principes sont durs! Parleriez-vous de cette manière si vous n'aviez pas toujours été riche?

– Cela se peut, Thérèse; chacun a sa façon de voir, telle est la mienne, et je n'en changerai pas. On se plaint des mendiants en France: si l'on voulait, il n'y en aurait bientôt plus; on n'en aurait pas pendu sept ou huit mille que cette infâme engeance disparaîtrait bientôt. Le corps politique doit avoir sur cela les mêmes règles que le corps physique. Un homme dévoré de vermine la laisserait-il subsister sur lui par commisération? Ne déracinons-nous pas dans nos jardins la plante parasite qui nuit au végétal utile? Pourquoi donc, dans ce cas-ci, vouloir agir différemment?

– Mais la religion, m'écriai-je, monsieur, la bienfaisance, l'humanité!…

– Sont les pierres d'achoppement de tout ce qui prétend au bonheur, dit Roland; si j'ai consolidé le mien, ce n'est que sur les débris de tous ces infâmes préjugés de l'homme; c'est en me moquant des lois divines et humaines; c'est en sacrifiant toujours le faible quand je le trouvais dans mon chemin; c'est en abusant de la bonne foi publique; c'est en ruinant le pauvre et volant le riche, que je suis parvenu au temple escarpé de la divinité que j'encensais; que ne m'imitais-tu? La route étroite de ce temple s'offrait à tes yeux comme aux miens; les vertus chimériques que tu leur as préférées t'ont-elles consolée de tes sacrifices? Il n'est plus temps, malheureuse, il n'est plus temps, pleure sur tes fautes, souffre et tâche de trouver, si tu peux, dans le sein des fantômes que tu révères, ce que le culte que tu leur as rendu t'a fait perdre.

Le cruel Roland, à ces mots, se précipite sur moi et je suis encore obligée de servir aux indignes voluptés d'un monstre que j'abhorrais avec tant de raison; je crus cette fois qu'il m'étranglerait. Quand sa passion fut satisfaite, il prit le nerf de bœuf et m'en donna plus de cent coups sur tout le corps, m'assurant que j'étais bien heureuse de ce qu'il n'avait pas le temps d'en faire davantage.

Le lendemain, avant de partir, ce malheureux nous donna une nouvelle scène de cruauté et de barbarie, dont les annales des Andronic, des Néron, des Tibère, des Venceslas ne fournissent aucun exemple. Tout le monde croyait au château que la sœur de Roland partirait avec lui: il l'avait fait habiller en conséquence; au moment de monter à cheval, il la conduit vers nous.

– Voilà ton poste, vile créature, lui dit-il, en lui ordonnant de se mettre nue; je veux que mes camarades se souviennent de moi en leur laissant pour gage la femme dont ils me croient le plus épris; mais comme il n'en faut qu'un certain nombre ici, que je vais faire une route dangereuse dans laquelle mes armes me seront peut-être utiles, il faut que j'essaie mes pistolets sur l'une de ces coquines.

En disant cela, il en arme un, le présente sur la poitrine de chacune de nous, et revenant enfin à sa sœur:

– Va, lui dit-il, catin, en lui brûlant la cervelle, va dire au diable que Roland, le plus riche des scélérats de la terre, est celui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et la sienne!

Cette infortunée, qui n'expira pas tout de suite, se débattit longtemps sous ses fers: spectacle horrible que cet infâme coquin considère de sang-froid et dont il ne s'arrache enfin qu'on s'éloignant pour toujours de nous.

Tout changea dès le lendemain du départ de Roland. Son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit à l'instant relâcher.

– Ce n'est point là l'ouvrage d'un sexe faible et délicat, nous dit-il avec bonté; c'est à des animaux à servir cette machine: le métier que nous faisons est assez criminel, sans offenser encore l'Être suprême par des atrocités gratuites.

Il nous établit dans le château, et me mit, sans rien exiger de moi, en possession des soins que remplissait la sœur de Roland; les autres femmes furent occupées à la taille de pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont elles étaient pourtant récompensées, ainsi que moi, par de bonnes chambres et une excellente nourriture.

Au bout de deux mois, Dalville, successeur de Roland, nous apprit l'heureuse arrivée de son confrère à Venise: il y était établi, il y avait réalisé sa fortune, et il jouissait de tout le repos, de tout le bonheur dont il avait pu se flatter. Il s'en fallut bien que le sort de celui qui le remplaçait fût le même. Le malheureux Dalville était honnête dans sa profession: c'en était plus qu'il ne fallait pour être promptement écrasé.

Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître le travail, quoique criminel, s'y faisait pourtant avec gaieté, les portes furent enfoncées, les fossés escaladés, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de soixante cavaliers de la maréchaussée. Il fallut se rendre; il n'y avait pas moyen de faire autrement. On nous enchaîne comme des bêtes; on nous attache sur des chevaux et l'on nous conduit à Grenoble. Oh, ciel! me dis-je en y entrant, c'est donc l'échafaud qui va faire mon sort dans cette ville où j'avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi… Ô pressentiments de l'homme, comme vous êtes trompeurs!

Le procès des faux-monnayeurs fut bientôt jugé,; tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu'on vit la marque que je portais, on s'évita presque la peine de m'interroger, et j'allais être traitée comme les autres, quand j'essayai d'obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la sagesse et la bienfaisance graveront à jamais au temple de Thémis le nom célèbre en lettres d'or. Il m'écouta; convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna mettre à mon procès un peu plus d'attention que ses confrères… Ô grand homme, je te dois mon hommage, la reconnaissance d'une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu'elle t'offre, en faisant connaître ton cœur, sera toujours la plus douce jouissance du sien.