Je revolai chez Dubreuil: on ne me laisse plus approcher de lui; je me plains de ces refus, on m'en dit la cause. Le malheureux expire, et ne s'occupe plus que de Dieu. Cependant il m'a disculpée; je suis innocente, assure-t-il; il défend expressément que l'on me poursuive; il meurt. A peine a-t-il fermé les yeux, que son associé se hâte de venir me donner des nouvelles, en me conjurant d'être tranquille. Hélas! pouvais-je l'être? pouvais-je ne pas pleurer amèrement la perte d'un homme qui s'était si généreusement offert à me tirer de l'infortune? pouvais-je ne pas déplorer un vol qui me remettait dans la misère, dont je ne faisais que de sortir? Effroyable créature! m'écriai-je; si c'est là que conduisent tes principes, faut-il s'étonner qu'on les abhorre, et que les honnêtes gens les punissent! Mais je raisonnais en partie lésée, et la Dubois qui ne voyait que son bonheur, son intérêt, dans ce qu'elle avait entrepris, concluait sans doute bien différemment.

Je confiai tout à l'associé de Dubreuil, qui se nommait Valbois, et ce qu'on avait combiné contre celui qu'il perdait, et ce qui m'était arrivé à moi-même. Il me plaignit, regretta bien sincèrement Dubreuil et blâma l'excès de délicatesse qui m'avait empêchée de m'aller plaindre aussitôt que j'avais été instruite des projets de la Dubois. Nous combinâmes que ce monstre, auquel il ne fallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, y serait plus tôt que nous n'aurions avisé à la faire poursuivre; qu'il nous en coûterait beaucoup de frais; que le maître de l'auberge, vivement compromis dans la plainte que nous ferions, et se défendant avec éclat, finirait peut-être par m'écraser moi-même, moi… qui ne semblais respirer à Grenoble qu'en échappée de la potence. Ces raisons me convainquirent et m'effrayèrent même tellement que je me résolus de partir de cette ville sans prendre congé de M. S***, mon protecteur. L'ami de Dubreuil approuva ce parti; il ne me cacha point que si toute cette aventure se réveillait, les dépositions qu'il serait obligé de faire me compromettraient, quelles que fussent ses précautions, tant à cause de mon intimité avec la Dubois, qu'en raison de ma dernière promenade avec son ami; qu'il me conseillait donc, d'après cela, de partir tout de suite sans voir personne, bien sûre que de son côté il n'agirait jamais contre moi qu'il croyait innocente, et qu'il ne pouvait accuser que de faiblesse dans tout ce qui venait d'arriver.

En réfléchissant aux avis de Valbois, je reconnus qu'ils étaient d'autant meilleurs, qu'il paraissait aussi certain que j'avais l'air coupable, comme il était sûr que je ne l'étais pas; que la seule chose qui parlât en ma faveur, la recommandation faite à Dubreuil à l'instant de la promenade, mal expliquée, m'avait-on dit, par lui à l'article de la mort, ne deviendrait pas une preuve aussi triomphante que je devais y compter; moyennant quoi je me décidai promptement. J'en fis part à Valbois.

– Je voudrais, me dit-il, que mon ami m'eût chargé de quelques dispositions favorables pour vous, je les remplirais avec le plus grand plaisir, je voudrais même qu'il m'eût dit que c'était à vous qu'il devait le conseil de garder sa chambre; mais il n'a rien fait de tout cela; je suis donc contraint à me borner à la seule exécution de ses ordres. Les malheurs que vous avez éprouvés pour lui me décideraient à faire quelque chose de moi-même, si je le pouvais, mademoiselle, mais je commence le commerce, je suis jeune, ma fortune est bornée, je suis obligé de rendre à l'instant les comptes de Dubreuil à sa famille; permettez donc que je me restreigne au seul petit service que je vous conjure d'accepter: voilà cinq louis, et voilà une honnête marchande de Chalon-sur-Saône, ma patrie; elle y retourne après s'être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon où l'appellent quelques affaires; je vous remets entre ses mains. Mme Bertrand, continua Valbois, en me conduisant à cette femme, voici la jeune personne dont je vous ai parlé; je vous la recommande, elle désire de se placer. Je vous prie avec les mêmes instances que s'il s'agissait de ma propre sœur, de vous donner tous les mouvements possibles pour lui trouver dans notre ville quelque chose qui convienne à son personnel, à sa naissance et à son éducation; qu'il ne lui en coûte rien jusque-là, je vous tiendrai compte de tout à la première vue. Adieu, mademoiselle, continua Valbois en me demandant la permission de m'embrasser; Mme Bertrand part demain à la pointe du jour; suivez-la, et qu'un peu plus de bonheur puisse vous accompagner dans une ville où j'aurai peut-être la satisfaction de vous revoir bientôt.

L'honnêteté de ce jeune homme, qui foncièrement ne me devait rien, me fit verser des larmes. Les bons procédés sont bien doux quand on en éprouve depuis si longtemps d'odieux. J'acceptai ses dons en lui jurant que je n'allais travailler qu'à me mettre en état de pouvoir les lui rendre un jour. Hélas! pensai-je en me retirant, si l'exercice d'une nouvelle vertu vient de me précipiter dans l'infortune, au moins, pour la première fois de ma vie, l'espérance d'une consolation s'offre-t-elle dans ce gouffre épouvantable de maux, où la vertu me précipite encore.

Il était de bonne heure: le besoin de respirer me fit descendre sur le quai de l'Isère, à dessein de m'y promener quelques instants; et, comme il arrive presque toujours en pareil cas, mes réflexions me conduisirent fort loin. Me trouvant dans un endroit isolé, je m'y assis pour penser avec plus de loisir. Cependant la nuit vint sans que je pensasse à me retirer, lorsque tout à coup je me sentis saisie par trois hommes. L'un me met une main sur la bouche, et les deux autres me jettent précipitamment dans une voiture, y montent avec moi, et nous fendons les airs pendant trois grandes heures, sans qu'aucun de ces brigands daignât ni me dire une parole ni répondre à aucune de mes questions. Les stores étaient baissés, je ne voyais rien. La voiture arrive près d'une maison, des portes s'ouvrent pour la recevoir, et se referment aussitôt. Mes guides m'emportent, me font traverser ainsi plusieurs appartements très sombres, et me laissent enfin dans un, près duquel est une pièce où j'aperçois de la lumière.

– Reste là, me dit un de mes ravisseurs en se retirant avec ses camarades, tu vas bientôt voir des gens de connaissance.

Et ils disparaissent, refermant avec soin toutes les portes. Presque en même temps, celle de la chambre où j'apercevais de la clarté s'ouvre, et j'en vois sortir, une bougie à la main… oh! madame, devinez qui ce pouvait être… la Dubois!… la Dubois elle-même, ce monstre épouvantable, dévoré sans doute du plus ardent désir de la vengeance.

– Venez, charmante fille, me dit-elle arrogamment, venez recevoir la récompense des vertus où vous vous êtes livrée à mes dépens… Et me serrant la main avec colère: Ah! scélérate, je t'apprendrai à me trahir!

– Non, non, madame, lui dis-je précipitamment, non, je ne vous ai point trahie: informez-vous, je n'ai pas fait la moindre plainte qui puisse vous donner de l'inquiétude, je n'ai pas dit le moindre mot qui puisse vous compromettre.

– Mais ne t'es-tu pas opposée au crime que je méditais? ne l'as-tu pas empêché, indigne créature? Il faut que tu en sois punie…

Et comme nous entrions, elle n'eut pas le temps d'en dire davantage. L'appartement où l'on me faisait passer était aussi somptueux que magnifiquement éclairé; au fond, sur une ottomane, était un homme en robe de chambre de taffetas flottante, d'environ quarante ans, et que je vous peindrai bientôt.

– Monseigneur, dit la Dubois en me présentant à lui, voilà la jeune personne que vous avez voulue, celle à laquelle tout Grenoble s'intéresse… la célèbre Thérèse, en un mot, condamnée à être pendue avec des faux-monnayeurs, et depuis délivrée à cause de son innocence et de sa vertu. Reconnaissez mon adresse à vous servir, monseigneur; vous me témoignâtes, il y a quatre jours, l'extrême désir que vous aviez de l'immoler à vos passions; et je vous la livre aujourd'hui. Peut-être la préférerez-vous à cette jolie pensionnaire du couvent des Bénédictines de Lyon, que vous avez désirée de même, et qui va nous arriver dans l'instant: cette dernière a sa vertu physique et morale, celle-ci n'a que celle des sentiments; mais elle fait partie de son existence, et vous ne trouverez nulle part une créature plus remplie de candeur et d'honnêteté. Elles sont l'une et l'autre à vous, monseigneur: ou vous les expédierez toutes deux ce soir, ou l'une aujourd'hui, l'autre demain. Pour moi, je vous quitte: les bontés que vous avez pour moi m'ont engagée à vous faire part de mon aventure de Grenoble. Un homme mort, monseigneur, un homme mort! je me sauve.

– Eh! non, non, femme charmante, s'écria le maître du lieu, non, reste et ne crains rien quand je te protège: tu es l'âme de mes plaisirs; toi seule possèdes l'art de les exciter et de les satisfaire, et plus tu redoubles tes crimes, plus ma tête s'échauffe pour toi… Mais elle est jolie, cette Thérèse… Et s'adressant à moi: Quel âge avez-vous, mon enfant?

– Vingt-six ans, monseigneur, répondis-je, et beaucoup de chagrins.

– Oui, des chagrins, des malheurs; je sais tout cela, c'est ce qui m'amuse, c'est ce que j'ai voulu; nous allons y mettre ordre, nous allons terminer tous vos revers; je vous réponds que dans vingt-quatre heures vous ne serez plus malheureuse… Et avec d'affreux éclats de rire: N'est-il pas vrai, Dubois, que j'ai un moyen sûr pour terminer les malheurs d'une jeune fille?

– Assurément, dit cette odieuse créature; et si Thérèse n'était pas de mes amies, je ne vous l'aurais pas amenée; mais il est juste que je la récompense de ce qu'elle a fait pour moi. Vous n'imagineriez jamais, monseigneur, combien cette chère créature m'a été utile dans ma dernière entreprise de Grenoble; vous avez bien voulu vous charger de ma reconnaissance, et je vous conjure de m'acquitter amplement.

L'obscurité de ces propos, ceux que la Dubois m'avait tenus en entrant, l'espèce d'homme à qui j'avais affaire, cette jeune fille qu'on annonçait encore, tout remplit à l'instant mon imagination d'un trouble qu'il serait difficile de vous peindre. Une sueur froide s'exhale de mes pores, et je suis prête à tomber en défaillance: tel est l'instant où les procédés de cet homme finissent enfin par m'éclairer. Il m'appelle, il débute par deux ou trois baisers où nos bouches sont forcées de s'unir; il attire ma langue, il la suce, et la sienne au fond de mon gosier semble y pomper jusqu'à ma respiration. Il me fait pencher la tête sur sa poitrine, et relevant mes cheveux, il observe attentivement la nuque de mon cou.