– Soit, répondis-je, madame, mais raisonnons un instant d'après vos principes mêmes; de quel droit prétendez-vous exiger que ma conscience soit aussi ferme que la vôtre, dès qu'elle n'a pas été accoutumée dès l'enfance à vaincre les mêmes préjugés? A quel titre exigez-vous que mon esprit, qui n'est pas organisé comme le vôtre, puisse adopter les mêmes systèmes? Vous admettez qu'il y a une somme de bien et de mal dans la nature, et qu'il faut en conséquence une certaine quantité d'êtres qui pratiquent le bien, et une autre qui se livrent au mal. Le parti que je prends est donc dans la nature; et d'où exigeriez-vous d'après cela que je m'écartasse des règles qu'elle me prescrit? Vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vous parcourez: eh bien! madame, d'où vient que je ne le trouverais pas également dans celle que je suis? N'imaginez pas d'ailleurs que la vigilance des lois laisse en repos longtemps celui qui les enfreint; vous venez d'en voir un exemple frappant; de quinze fripons parmi lesquels j'habitais, un se sauve, quatorze périssent ignominieusement…

– Et voilà donc ce que tu appelles un malheur? reprit la Dubois. Mais que fait cette ignominie à celui qui n'a plus de principes? Quand on a tout franchi, quand l'honneur à nos yeux n'est plus qu'un préjugé, la réputation une chose indifférente, la religion une chimère, la mort un anéantissement total, n'est-ce donc pas la même chose alors de périr sur un échafaud ou dans son lit? Il y a deux espèces de scélérats dans le monde, Thérèse: celui qu'une fortune puissante, un crédit prodigieux, met à l'abri de cette fin tragique, et celui qui ne l'évitera pas s'il est pris. Ce dernier, né sans bien, ne doit avoir qu'un seul désir, s'il a de l'esprit: devenir riche à quelque prix que ce puisse être; s'il réussit, il a ce qu'il a voulu, il doit être content; s'il est roué, que regrettera-t-il, puisqu'il n'a rien à perdre? Les lois sont donc nulles vis-à-vis de tous les scélérats, dès qu'elles n'atteignent pas celui qui est puissant, et qu'il est impossible au malheureux de les craindre, puisque leur glaive est sa seule ressource.

– Et croyez-vous, repris-je, que la Justice céleste n'attende pas dans un autre monde celui que le crime n'a pas effrayé dans celui-ci?

– Je crois, reprit cette femme dangereuse, que s'il y avait un Dieu, il y aurait moins de mal sur la terre; je crois que si ce mal y existe, ou ces désordres sont ordonnés par ce Dieu, et alors voilà un être barbare, ou il est hors d'état de les empêcher: de ce moment, voilà un Dieu faible, et dans tous les cas, un être abominable, un être dont je dois braver la foudre et mépriser les lois. Ah! Thérèse, l'athéisme ne vaut-il pas mieux que l'une ou l'autre de ces extrémités? Voilà mon système, chère fille, il est en moi depuis l'enfance, et je n'y renoncerai sûrement de la vie.

– Vous me faites frémir, madame, dis-je en me levant, pardonnez-moi de ne pouvoir écouter davantage et vos sophismes et vos blasphèmes.

– Un moment, Thérèse, dit la Dubois en me retenant, si je ne peux vaincre ta raison, que je captive au moins ton cœur. J'ai besoin de toi, ne me refuse pas ton secours; voilà mille louis, ils t'appartiennent dès que le coup sera fait.

N'écoutant ici que mon penchant à faire le bien, je demandai tout de suite à la Dubois ce dont il s'agissait, afin de prévenir, si je le pouvais, le crime qu'elle s'apprêtait à commettre.

– Le voilà, me dit-elle: as-tu remarqué ce jeune négociant de Lyon qui mange ici depuis quatre ou cinq jours?

– Qui? Dubreuil?

– Précisément.

– Eh bien?

– Il est amoureux de toi, il m'en a fait la confidence; ton air modeste et doux lui plaît infiniment, il aime ta candeur, et ta vertu l'enchante. Cet amant romanesque a huit cent mille francs en or ou en papier dans une petite cassette auprès de son lit; laisse-moi faire croire à cet homme que tu consens à l'écouter: que cela soit ou non, que t'importe? Je l'engagerai à te proposer une promenade hors de la ville, je lui persuaderai qu'il avancera ses affaires avec toi pendant cette promenade; tu l'amuseras, tu le tiendras dehors le plus longtemps possible, je le volerai dans cet intervalle, mais je ne fuirai pas; ses effets seront déjà à Turin, que je serai encore dans Grenoble. Nous emploierons tout l'art possible pour le dissuader de jeter les yeux sur nous, nous aurons l'air de l'aider dans ses recherches; cependant mon départ sera annoncé, il n'étonnera point; tu me suivras, et les mille louis te seront comptés en touchant les terres du Piémont.

– J'accepte, madame, dis-je à la Dubois, bien décidée à prévenir Dubreuil du vol que l'on voulait lui faire; mais réfléchissez-vous, ajoutai-je pour mieux tromper cette scélérate, que si Dubreuil est amoureux de moi, je puis, en le prévenant, ou en me rendant à lui, en tirer bien plus que vous ne m'offrez pour le trahir?

– Bravo! me dit la Dubois, voilà ce que j'appelle une bonne écolière; je commence à croire que le ciel t'a donné plus d'art qu'à moi pour le crime. Eh bien! continua-t-elle en écrivant, voilà mon billet de vingt mille écus: ose me refuser maintenant.

– Je m'en garderai bien, madame, dis-je en prenant le billet, mais n'attribuez au moins qu'à mon malheureux état, et ma faiblesse et le tort que j'ai de me rendre à vos séductions.

– Je voulais en faire un mérite à ton esprit, me dit la Dubois: tu aimes mieux que j'en accuse ton malheur, ce sera comme tu le voudras; sers-moi toujours, et tu seras contente.

Tout s'arrangea; dès le même soir, je commençai à faire un peu plus beau jeu à Dubreuil, et je reconnus effectivement qu'il avait quelque goût pour moi.

Rien de plus embarrassant que ma situation: j'étais bien éloignée sans doute de me prêter au crime proposé, eût-il dû s'agir de dix mille fois plus d'or; mais dénoncer cette femme était un autre chagrin pour moi; il me répugnait extrêmement d'exposer à périr une créature à qui j'avais dû ma liberté dix ans auparavant. J'aurais voulu trouver le moyen d'empêcher le crime sans le faire punir, et avec toute autre qu'une scélérate consommée comme la Dubois, j'y serais parvenue. Voilà donc à quoi je me déterminai, ignorant que les manœuvres sourdes de cette femme horrible, non seulement dérangeraient tout l'édifice de mes projets honnêtes, mais me puniraient même de les avoir conçus.

Au jour prescrit pour la promenade projetée, la Dubois nous invite l'un et l'autre à dîner dans sa chambre; nous acceptons, et le repas fait, Dubreuil et moi descendons pour presser la voiture qu'on nous préparait; la Dubois ne nous accompagnant point, je me trouvai seule un instant avec Dubreuil avant que de partir.

– Monsieur, lui dis-je fort vite, écoutez-moi avec attention; point d'éclat, et observez surtout rigoureusement ce que je vais vous prescrire; avez-vous un ami sûr dans cette auberge?

– Oui, j'ai un jeune associé sur lequel je puis compter comme sur moi-même.

– Eh bien, monsieur, allez promptement lui ordonner de ne pas quitter votre chambre une minute de tout le temps que nous serons à la promenade.

– Mais j'ai la clé de cette chambre; que signifie ce surplus de précaution?

– Il est plus essentiel que vous ne croyez, monsieur usez-en, je vous en conjure, ou je ne sors point avec vous; la femme chez qui nous avons dîné est une scélérate: elle n'arrange la partie que nous allons faire ensemble que pour vous voler plus à l'aise pendant ce temps-là; pressez-vous, monsieur, elle nous observe, elle est dangereuse; remettez votre clé à votre ami; qu'il aille s'établir dans votre chambre, et qu'il n'en bouge que nous ne soyons revenus. Je vous expliquerai tout le reste dès que nous serons en voiture.

Dubreuil m'entend, il me serre la main pour me remercier, vole donner des ordres relatifs à l'avis qu'il reçoit, et revient. Nous partons; chemin faisant, je lui dénoue toute l'aventure, je lui raconte les miennes, et l'instruis des malheureuses circonstances de ma vie qui m'ont fait connaître une telle femme. Ce jeune homme honnête et sensible me témoigne la plus vive reconnaissance du service que je veux bien lui rendre; il s'intéresse à mes malheurs, et me propose de les adoucir par le don de sa main.

– Je suis trop heureux de pouvoir réparer les torts que la Fortune a envers vous, mademoiselle, me dit-il; je suis mon maître, je ne dépends de personne; je passe à Genève pour un placement considérable des sommes que vos bons avis me sauvent, vous m'y suivrez; en y arrivant je deviens votre époux, et vous ne paraissez à Lyon que sous ce titre, ou si vous l'aimez mieux, mademoiselle, si vous avez quelque défiance, ce ne sera que dans ma patrie même que je vous donnerai mon nom.

Une telle offre me flattait trop pour que j'osasse la refuser; mais il ne me convenait pas non plus de l'accepter sans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l'en faire repentir; il me sut gré de ma délicatesse, et ne me pressa qu'avec plus d'insistance… Malheureuse créature que j'étais! fallait-il que le bonheur ne s'offrît à moi que pour me pénétrer plus vivement du chagrin de ne jamais pouvoir le saisir! fallait-il donc qu'aucune vertu ne pût naître en mon cœur sans me préparer des tourments!

Notre conversation nous avait déjà conduits à deux lieues de la ville, et nous allions descendre pour jouir de la fraîcheur de quelques avenues sur le bord de l'Isère, où nous avions dessein de nous promener, lorsque tout à coup Dubreuil me dit qu'il se trouvait fort mal… Il descend, d'affreux vomissements le surprennent; je le fais aussitôt remettre dans la voiture, et nous revolons en hâte à la ville. Dubreuil est si mal qu'il faut le porter dans sa chambre; son état surprend son associé que nous y trouvons, et qui, selon ses ordres, n'en était pas sorti; un médecin arrive: juste ciel! Dubreuil est empoisonné! A peine apprends-je cette fatale nouvelle, que je cours à l'appartement de la Dubois; l'infâme! elle était partie; je passe chez moi, mon armoire est forcée, le peu d'argent et de hardes que je possède est enlevé; la Dubois, m'assure-t-on, court depuis trois heures du côté de Turin. Il n'était pas douteux qu'elle ne fût l'auteur de cette multitude de crimes; elle s'était présentée chez Dubreuil; piquée d'y trouver du monde, elle s'était vengée sur moi, et elle avait empoisonné Dubreuil, en dînant, pour qu'au retour, si elle avait réussi à le voler, ce malheureux jeune homme, plus occupé de sa vie que de poursuivre celle qui dérobait sa fortune, la laissât fuir en sûreté, et pour que l'accident de sa mort arrivant pour ainsi dire dans mes bras, je pusse en être plus vraisemblablement soupçonnée qu'elle; rien ne nous apprit ses combinaisons, mais était-il possible qu'elles fussent différentes?