Il passa le reste de la nuit et de la journ?e suivante, incrust? dans son id?e fixe… Anna… Anna… Il revivait avec elle les derniers mois, jour par jour; il la voyait au travers d’un mirage passionn?. Toujours, il l’avait cr??e ? l’image de son d?sir, lui pr?tant une grandeur morale, une conscience tragique, dont il avait besoin pour l’aimer davantage. Ces mensonges de la passion redoublaient d’assurance, maintenant que la pr?sence d’Anna ne les contr?lait plus. Il voyait une saine et libre nature, opprim?e, qui se d?battait contre ses cha?nes, qui aspirait ? une vie franche, large au plein air de l’?me, et puis, qui en avait peur, qui combattait ses instincts, parce qu’ils ne pouvaient s’accorder avec sa destin?e et qu’ils la lui rendaient plus douloureuse encore. Elle lui criait: «? l’aide!» Il ?treignait son beau corps. Ses souvenirs le torturaient; il trouvait un plaisir meurtrier ? redoubler leurs blessures. ? mesure que la journ?e avan?ait, le sentiment de tout ce qu’il avait perdu lui devint si atroce qu’il ne pouvait plus respirer.

Sans savoir ce qu’il faisait, il se leva, sortit, paya l’h?tel, et reprit le premier train qui revenait ? la ville d’Anna. Il arriva, dans la nuit; il alla droit ? la maison. Un mur s?parait la ruelle du jardin contigu ? celui de Braun. Christophe escalada le mur, sauta dans le jardin ?tranger, passa de l? dans le jardin de Braun. Il se trouvait devant la maison. Tout ?tait dans le noir, sauf une lueur de veilleuse qui teintait d’un reflet d’ocre une fen?tre, – la fen?tre d’Anna. Anna ?tait l?. Elle souffrait l?. Il n’avait plus qu’un pas ? faire pour entrer. Il avan?a la main vers la poign?e de la porte. Puis, il regarda sa main, la porte, le jardin; il prit soudain conscience de son acte; et, s’?veillant de l’hallucination qui le poss?dait depuis sept ? huit heures, il fr?mit, il s’arracha par un sursaut ? la force d’inertie qui le rivait les pieds au sol; il courut au mur, le repassa et s’enfuit.

Dans la m?me nuit, il quittait la ville, pour la seconde fois; et le lendemain, il allait se terrer dans un village de montagnes, sous les rafales de neige… Ensevelir son c?ur, endormir sa pens?e, oublier, oublier!…

*

–  «E per? leva su, vinci l’ambascia

con l’animo che vince ogni battaglia,

se col suo grave corpo non s’accascia…»

Leva’mi allor, monstrandomi fomito

meglio di lena ch’io non mi sentia;

e dissi: «Va, ch’io son forte ed ardito

INF. XXIV.
*

Mon Dieu, que t’ai-je fait? Pourquoi m’accables-tu? D?s l’enfance, tu m’as donn? pour lot la mis?re, la lutte. J ’ai lutt? sans me plaindre. J’ai aim? ma mis?re. J’ai t?ch? de conserver pure cette ?me que tu m’avais donn?e, de sauver ce feu que tu avais mis en moi… Seigneur, c’est toi, c’est toi qui t’acharnes ? d?truire ce que tu avais cr??, tu as ?teint ce feu, tu as souill? cette ?me, tu m’as d?pouill? de tout ce qui me faisait vivre. J’avais deux seuls tr?sors au monde: mon ami et mon ?me. Je n’ai plus rien, tu m’as tout pris. Un seul ?tre ?tait mien dans le d?sert du monde, tu me l’as enlev?. Nos c?urs n’en faisaient qu’un, tu les as d?chir?s, tu ne nous as fait conna?tre la douceur d’?tre ensemble que pour nous faire mieux conna?tre l’horreur de nous ?tre perdus. Tu as creus? le vide autour de moi, en moi. J’?tais bris?, malade, sans volont?, sans armes, pareil ? un enfant qui pleure dans la nuit. Tu as choisi cette heure pour me frapper. Tu es venu ? pas sourds, par derri?re, comme un tra?tre, et tu m’as poignard?; tu as l?ch? sur moi la passion, ton chien f?roce; j’?tais sans force, tu le savais, et je ne pouvais lutter; elle m’a terrass?, elle a tout saccag? en moi, tout sali, tout d?truit… J’ai le d?go?t de moi. Si je pouvais au moins crier ma douleur et ma honte! ou bien les oublier, dans le torrent de la force qui cr?e! Mais ma force est bris?e, ma cr?ation dess?ch?e. Je suis un arbre mort… Mort, que ne le suis-je! ? dieu, d?livre-moi, romps ce corps et cette ?me, arrache-moi ? la terre, d?racine-moi de la vie, ne me laisse pas sans fin me d?battre dans la fosse! Je crie gr?ce… Tue-moi!

*

Ainsi la douleur de Christophe appelait un Dieu, ? qui sa raison ne croyait pas.

Il s’?tait r?fugi? dans une ferme, isol?e, du Jura suisse. La maison, adoss?e aux bois, se dissimulait dans le repli d’un haut plateau bossu?. Des renflements de terrain la prot?geaient des vents du Nord. Par devant, d?valaient des prairies, de longues pentes bois?es; la roche, brusquement, s’arr?tait, tombait ? pic; des sapins contorsionn?s s’accrochaient au bord; des h?tres aux larges bras se rejetaient en arri?re. Ciel ?teint. Vie disparue. Une ?tendue abstraite aux lignes effac?es. Tout dormait sous la neige. Seuls, la nuit, dans la for?t, les renards glapissaient. C’?tait fa fin de l’hiver. Hiver tardif. Interminable hiver. Lorsqu’il semblait fini, il recommen?ait toujours.

Cependant, depuis une semaine, la vieille terre engourdie sentait son c?ur rena?tre. Un premier printemps trompeur s’insinuait dans l’air et sous l’?corce glac?e. Des branches de h?tres ?tendues comme des ailes qui planent, la neige s’?gouttait. Au travers du manteau blanc qui couvrait les prairies, d?j? quelques fils d’herbe d’un vert tendre pointaient; autour de leurs fines aiguilles, par les d?chirures de la neige, comme par de petites bouches, le sol noir et humide respirait. Quelques heures par jour, la voix de l’eau engourdie dans sa robe de glace, de nouveau murmurait. Dans le squelette des bois, quelques oiseaux sifflaient de clairs chants aigrelets.

Christophe ne remarquait rien. Tout ?tait le m?me pour lui. Il tournait ind?finiment dans sa chambre. Ou il marchait, dehors. Impossible de rester en repos. Son ?me ?tait ?cartel?e par les d?mons int?rieurs. Ils s’entre-d?chiraient. La passion, refoul?e, continuait de battre furieusement les parois de la maison. Le d?go?t de la passion n’?tait pas moins enrag?; ils se mordaient ? la gorge; et dans leur lutte, ils lac?raient le c?ur. Et c’?taient en m?me temps le souvenir d’Olivier, le d?sespoir de sa mort, la hantise de cr?er qui ne pouvait se satisfaire, l’orgueil qui se cabrait devant le trou du n?ant. Tous les diables en lui. Pas un instant de r?pit. Ou, s’il se produisait une menteuse accalmie, si les flots soulev?s retombaient un moment, il se retrouvait seul, et il ne retrouvait plus rien de lui: pens?e, amour, volont?, tout avait ?t? tu?.

Cr?er! c’?tait le seul recours. Abandonner aux flots l’?pave de sa vie! Se sauver ? la nage dans le r?ve de l’art!… Cr?er! Il le voulait… Il ne le pouvait plus…

Christophe n’avait jamais eu de m?thode de travail. Quand il ?tait fort et sain, il ?tait plut?t g?n? de sa surabondance qu’inquiet de la voir s’appauvrir; il suivait son caprice; il travaillait, ? sa fantaisie, au hasard des circonstances, sans aucune r?gle fixe. En r?alit?, il travaillait en tout lieu, ? tout moment; son cerveau ne cessait d’?tre occup?. Bien des fois, Olivier, moins riche et plus r?fl?chi, l’avait averti:

Prends garde. Tu te fies trop ? ta force. Torrent des montagnes. Plein aujourd’hui, demain peut-?tre ? sec. Un artiste doit capter son g?nie; il ne lui permet pas de s’?parpiller, au hasard. Canalise ta force. Contrains-toi ? des habitudes, ? une hygi?ne de travail quotidien, ? heures fixes. Elles sont aussi n?cessaires ? l’artiste que l’habitude des gestes et des pas militaires ? l’homme qui doit se battre. Viennent les moments de crise – (et il en vient toujours) – cette armature de fer emp?che l’?me de tomber. Je sais bien, moi! Si je ne suis pas mort, c’est qu’elle m’a sauv?.

Mais Christophe riait, et disait:

– Bon pour toi, mon petit! Pas de danger que je perde jamais le go?t de vivre! J’ai trop bon app?tit.

Olivier haussait les ?paules.

– Le trop am?ne le trop peu. Il n’est pas de pires malades que les trop bien portants.

La parole d’Olivier se v?rifiait maintenant. Apr?s la mort de l’ami, la source de vie int?rieure ne s’?tait pas tout de suite tarie; mais elle ?tait devenue ?trangement intermittente; elle coulait par brusques gorg?es, puis se perdait sous terre. Christophe n’y prenait pas garde; que lui importait? Sa douleur et la passion naissante absorbaient sa pens?e. – Mais apr?s qu’eut pass? l’ouragan, lorsqu’il chercha de nouveau la fontaine pour y boire, il ne trouva plus rien. Le d?sert. Pas un filet d’eau. L’?me ?tait dess?ch?e. En vain, il voulut creuser le sable, faire jaillir l’eau des nappes souterraines, cr?er ? tout prix: la machine de l’esprit refusait d’ob?ir. Il ne pouvait pas ?voquer l’aide de l’habitude, l’alli?e fid?le, qui, lorsque toutes les raisons de vivre nous ont fuis, seule, tenace et constante, demeure ? nos c?t?s, et ne dit pas un mot, et ne fait pas un geste, les yeux fixes, les l?vres muettes, mais de sa main tr?s s?re qui n’a jamais la fi?vre, nous conduit au travers du d?fil? dangereux jusqu’? ce que soient revenus la lumi?re du jour et le go?t ? la vie. Christophe ?tait sans aide; et sa main ne rencontrait aucune main dans la nuit. Il ne pouvait plus remonter ? la lumi?re du jour.

Ce f?t l’?preuve supr?me. Alors, il se sentit aux limites de la folie. Tant?t une lutte absurde et d?mente contre son cerveau, des obsessions de maniaque, une hantise de nombres: il comptait les planches du parquet, les arbres de la for?t; des chiffres et des accords, dont le choix lui ?chappait, se livraient dans sa t?te des batailles rang?es. Tant?t un ?tat de prostration, comme un mort.

Personne ne s’occupait de lui. Il habitait une aile de la maison, ? l’?cart. Il faisait lui-m?me sa chambre, – il ne la faisait pas, tous les jours. On lui d?posait sa nourriture, en bas; il ne voyait pas un visage humain. Son h?te, un vieux paysan, taciturne et ?go?ste, ne s’int?ressait pas ? lui. Que Christophe mange?t ou ne mange?t point, c’?tait son affaire. ? peine prenait-on garde si, le soir, Christophe ?tait rentr?. Une fois, il se trouva perdu dans la for?t, enfonc? dans la neige jusqu’aux cuisses; il s’en fallut de peu qu’il ne p?t revenir. Il cherchait ? se tuer de fatigue, pour ne pas penser. Il n’y r?ussissait pas. Seulement, de loin en loin, quelques heures de sommeil harass?.