– Mais terrasse-moi donc! Pourquoi ne me terrasses-tu pas?

*

Les jours pass?rent. Christophe sortit de l?, vid? de sa vie. Il persistait pourtant ? se tenir debout, il sortait, il marchait. Heureux ceux qu’une race forte soutient, dans les ?clipses de leur vie! Les jambes du p?re et du grand-p?re portaient le corps du fils pr?t ? s’?crouler; la pouss?e des robustes anc?tres soulevait l’?me bris?e, comme le cavalier mort que son cheval emporte.

Il allait, par un chemin de cr?te, entre deux ravins; il descendait l’?troit sentier aux pierres aigu?s, entre lesquelles serpentaient les racines noueuses de petits ch?nes rabougris; sans savoir o? il allait, et plus s?r de ses pas que si une volont? lucide l’e?t men?. Il n’avait pas dormi; ? peine avait-il mang? depuis plusieurs jours. Il avait un brouillard devant les yeux. Il descendait vers la vall?e. – C’?tait la semaine de P?ques. Jour voil?. Le dernier assaut de l’hiver ?tait vaincu. Le chaud printemps couvait. Des villages d’en bas, les cloches mont?rent. De l’un d’abord, nid blotti dans un creux, au pied de la montagne, avec ses toits de chaumes bariol?s, noirs et blonds, rev?tus de mousse ?paisse, comme velours. Puis, d’un autre, invisible, sur l’autre versant du mont. Puis, d’autres dans la plaine, au del? d’une rivi?re. Et le bourdon, tr?s loin d’une ville qui se perdait dans la brume… Christophe s’arr?ta. Son c?ur ?tait pr?s de d?faillir. Ces voix semblaient lui dire:

– Viens avec nous! Ici est la paix. Ici, la douleur est morte. Morte, avec la pens?e. Nous ber?ons l’?me si bien qu’elle s’endort dans nos bras. Viens, et repose-toi, tu ne t’?veilleras plus…

Comme il se sentait las! Qu’il e?t voulu dormir! Mais il secoua la t?te et dit:

– Ce n’est pas la paix que je cherche, c’est la vie.

Il se remit en marche. Il parcourait des lieues, sans s’en apercevoir. Dans son ?tat de faiblesse hallucin?e, les sensations les plus simples avaient des r?sonances inattendues. Sa pens?e projetait, sur la terre et dans l’air, des lueurs fantastiques. Une ombre qui courait devant lui, sans qu’il en v?t la cause, sur la route blanche et d?serte au soleil, le fit tressaillir.

Au d?bouch? d’un bois, il se trouva pr?s d’un village. Il rebroussa chemin: la vue des hommes lui faisait mal. Il ne p?t ?viter pourtant de passer pr?s d’une maison isol?e, au-dessus du hameau; elle ?tait adoss?e au flanc de la montagne; elle ressemblait ? un sanatorium; un grand jardin, expos? au soleil, l’entourait; quelques ?tres erraient, ? pas incertains, par les all?es sabl?es. Christophe n’y prit pas garde; mais ? un d?tour du sentier, il se trouva face ? face avec un homme aux yeux p?les, figure grasse et jaune, qui regardait devant lui, affaiss? sur un banc, au pied de deux peupliers. Un autre homme ?tait assis, apr?s; ils se taisaient tous deux. Christophe les d?passa. Mais apr?s quatre pas, il s’arr?ta: ces yeux lui ?taient connus. Il se retourna. L’homme n’avait pas boug?, il continuait de fixer, immobile, un objet devant lui. Mais son compagnon regardait Christophe, qui lui fit signe. Il vint.

– Qui est-ce? demanda Christophe.

– Un pensionnaire de la maison de sant?, dit l’homme, montrant l’habitation.

– Je crois le conna?tre, dit Christophe.

– C’est possible, fit l’autre. Il ?tait un ?crivain, tr?s connu en Allemagne.

Christophe dit un nom. – Oui, c’?tait bien ce nom-l?. – Il l’avait vu jadis, au temps o? il ?crivait dans la revue de Mannheim. Alors, ils ?taient ennemis; Christophe ne faisait que d?buter, l’autre ?tait d?j? c?l?bre. C’?tait un homme fort, s?r de lui, m?prisant de tout ce qui n’?tait pas lui, un romancier fameux, dont l’art r?aliste et sensuel dominait la m?diocrit? des productions courantes. Christophe, qui le d?testait, ne pouvait s’emp?cher d’admirer la perfection de cet art mat?riel, sinc?re et born?.

– ?a l’a pris, il y a un an, dit le gardien. On l’a soign?, on l’a cru gu?ri, il est reparti chez lui. Et puis, ?a l’a repris. Un soir, il s’est jet? de sa fen?tre. Dans les premiers temps qu’il ?tait ici, il s’agitait et il criait. Maintenant, il est bien tranquille. Il passe ses journ?es, comme vous le voyez, assis.

– Que regarde-t-il, dit Christophe.

Il s’approcha du banc. Il contempla avec piti? la bl?me figure du vaincu, les grosses paupi?res qui retombaient sur les yeux; l’un d’eux ?tait presque ferm?. Le fou ne semblait pas savoir que Christophe ?tait l?. Christophe l’appela par son nom, lui prit la main, – la main molle et humide, qui s’abandonnait comme une chose morte; il n’e?t pas le courage de la garder dans ses mains: l’homme leva, un instant, vers Christophe ses yeux chavir?s, puis se remit ? regarder devant lui, avec son sourire h?b?t?. Christophe demanda:

– Qu’est-ce que vous regardez?

L’homme immobile, dit, ? mi-voix:

– J’attends.

– Quoi?

– La R?surrection.

Christophe tressauta. Il partit pr?cipitamment. La parole l’avait p?n?tr? d’un trait de feu.

Il s’enfon?a dans la for?t, il remonta la pente, dans la direction de sa maison. Dans son trouble il perdit le chemin; il se trouva au milieu des grands bois de sapins. Ombre et silence. Quelques t?ches de soleil d’un blond roux, venues on ne savait d’o?, tombaient dans l’?paisseur de l’ombre. Christophe ?tait hypnotis? par ces plaques de lumi?re. Tout semblait nuit, autour. Il allait sur le tapis d’aiguilles, butant contre les racines qui saillaient comme des veines gonfl?es. Au pied des arbres, pas une plante, pas une mousse. Dans les branches, pas un chant d’oiseau. Les rameaux du bas ?taient morts. Toute la vie s’?tait r?fugi?e en haut, o? ?tait le soleil. Bient?t, cette vie m?me s’?teignit. Christophe entra dans une partie du bois que rongeait un mal myst?rieux. Des sortes de lichens longs et fins, comme des toiles d’araign?es, enveloppaient de leurs r?silles les branches de sapins rouges, les ligotaient des pieds ? la t?te, passaient d’un arbre ? l’autre, ?touffaient la for?t. On e?t dit des algues sous-marines aux tentacules sournoises. Et c’?tait le silence des profondeurs oc?aniques. En haut le soleil p?lissait. Des brouillards, qui s’?taient insidieusement gliss?s au travers de la for?t morte, cern?rent Christophe. Tout disparut; plus rien. Pendant une demi-heure, Christophe erra au hasard, dans le r?seau de brume blanche, qui peu ? peu se resserrait, noircissait, lui entrait dans la gorge; il croyait marcher droit, et il tournait en cercle sous les gigantesques toiles d’araign?es qui pendaient des sapins ?touff?s; le brouillard, en les traversant, y laissait attach?es des gouttes grelottantes. Enfin, les mailles se d?tendirent, une trou?e se fit, et Christophe r?ussit ? sortir de la for?t sous-marine. Il retrouva les bois vivants et la lutte silencieuse des sapins et des h?tres. Mais c’?tait toujours la m?me immobilit?. Ce silence qui couvait depuis des heures angoissait. Christophe s’arr?ta pour l’entendre…

Soudain, ce fut au loin une houle qui venait. Un coup de vent pr?curseur se levait du fond de la for?t. Comme un cheval au galop, il arriva sur les cimes des arbres, qui ondul?rent. Tel le Dieu de Michel-Ange, qui passe dans une trombe. Il passe au-dessus de la t?te de Christophe. La for?t et le c?ur de Christophe fr?mirent. C’?tait l’annonciateur…

Le silence retomba. Christophe en proie ? une terreur sacr?e, h?tivement rentra, les jambes flageolantes. Sur le seuil de la maison, comme un homme poursuivi, il jeta un coup d’?il inquiet derri?re lui. La nature semblait morte. Les for?ts qui couvraient les pentes de la montagne dormaient, appesanties sous une lourde tristesse. L’air immobile avait une transparence magique. Nul bruit. Seule, la musique fun?bre d’un torrent – l’eau qui ronge le roc – sonnait le glas de la terre. Christophe se coucha, avec la fi?vre. Dans l’?table voisine, les b?tes, inqui?tes comme lui, s’agitaient…

La nuit. Il s’?tait assoupi. Dans le silence, la houle de nouveau, lointaine, se leva. Le vent revenait, en ouragan cette fois, – le f?hn du printemps, qui r?chauffe de sa br?lante haleine la terre frileuse qui dort encore, le f?hn qui fond les glaces et amasse les pluies f?condes. Il grondait comme le tonnerre, de l’autre c?t? du ravin, dans les for?ts. Il se rapprocha, s’enfla, monta les pentes au pas de charge; la montagne enti?re mugit. Dans l’?table, un cheval hennit et les vaches meugl?rent. Christophe, dress? sur son lit, les cheveux h?riss?s, ?coutait. La rafale arriva, hulula, fit grincer les girouettes, fit voler des tuiles du toit, fit trembler la maison. Un pot de fleurs tomba et se brisa. La fen?tre de Christophe, mal ferm?e, s’ouvrit avec fracas. Et le vent chaud entra. Christophe le re?ut en pleine face et sur sa poitrine nue. Il sauta du lit, la bouche ouverte, suffoqu?. C’?tait comme si dans son ?me vide se ruait le Dieu vivant. La R?surrection!… L’air entrait dans sa gorge, le flot de vie nouvelle le p?n?trait jusqu’aux entrailles. Il se sentait ?clater, il voulait crier, crier de douleur et de joie; et il ne sortait de sa bouche que des sons inarticul?s. Il tr?buchait, il frappait les murs de ses bras, au milieu des papiers que l’ouragan faisait voler. Il s’abattit, au milieu de la chambre, en criant:

*

– ? toi, toi. Tu es enfin revenu!

– Tu es revenu, tu es revenu! ? toi, que j’avais perdu!… Pourquoi m’as-tu abandonn??

– Pour accomplir ma t?che, que tu as abandonn?e.

– Quelle t?che?

– Combattre.

– Qu’as-tu besoin de combattre? N’es-tu pas le ma?tre de tout?