– ?coute, veux-tu que je te donne des le?ons?

Elle fut transport?e, elle lui baisa les mains.

– Ah! dit-elle ? Christophe, comme je l’aurais aim?!

Mais tout de suite, il ajouta:

– Seulement, ma petite, tu sais, rien pour rien…

Elle ?tait vierge, elle avait toujours ?t? d’une pudeur farouche vis-?-vis des attaques dont on la poursuivait. Cette chastet? sauvage, ce d?go?t des actes malpropres, de la sensualit? ignoble, sans amour, elle les avait toujours eus, depuis l’enfance, par ?c?urement des tristes spectacles qui l’entouraient dans sa maison; – elle les avait encore… Ah! la malheureuse! elle avait ?t? bien punie!… Quelle d?rision du sort!…

– Alors, demanda Christophe, vous avez consenti?

– Ah! dit-elle, je me serais jet?e dans le feu, pour sortir de l?. Il mena?ait de me faire arr?ter comme voleuse. Je n’avais pas le choix. – C’est ainsi que j’ai ?t? initi?e ? l’art… et ? la vie.

– Le mis?rable! dit Christophe.

– Oui, je l’ai ha?. Mais depuis, j’en ai tant vus, qu’il ne me semble plus un des pires. Du moins lui, il m’a tenu parole. Il m’a appris ce qu’il savait – (pas grand’chose!) – de son m?tier d’acteur. Il m’a fait entrer dans la troupe. J’y ai ?t? d’abord domestique de tout le monde. Je jouais des bouts de r?le. Puis, un soir que la soubrette ?tait malade, on s’est risqu? ? me confier son r?le. Ensuite, j’ai continu?. On me trouvait impossible, burlesque, baroque. J’?tais laide, alors. Je le suis rest?e, jusqu’au jour o? l’on m’a d?cr?t?e sup?rieurement, id?alement femme… «la Femme»… Les imb?ciles! – Quant au jeu, on le jugeait incorrect, extravagant. Le public ne me go?tait pas. Les camarades se moquaient de moi. On me gardait, parce que je rendais service malgr? tout, et que je ne co?tais pas cher. Non seulement je ne co?tais pas cher, mais je payais. Chaque progr?s, chaque avancement, pas ? pas, je l’ai pay? de mon corps. Camarades, directeur, impr?sario, amis de l’impr?sario…

Elle se tut, bl?me, les l?vres serr?es, le regard sec; mais on sentait que son ?me pleurait des larmes de sang. En un ?clair, elle revivait toutes ces hontes pass?es et cette volont? d?vorante de vaincre qui l’avait soutenue, d’autant plus d?vorante ? chaque salet? nouvelle qu’il lui fallait endurer. Elle e?t souhait? de mourir; mais c’e?t ?t? trop abominable de succomber au milieu des humiliations. Se suicider avant, soit! Ou apr?s la victoire. Mais pas quand on s’est avili, sans en avoir eu le prix…

Elle se taisait. Christophe marchait avec col?re dans la chambre; il aurait voulu assommer ces hommes, qui avaient tortur?, qui avaient souill? cette femme. Puis, il la regarda avec piti?; et, debout aupr?s d’elle, il lui prit la t?te, les tempes entre ses mains, les serra affectueusement, et dit:

– Pauvre petit!

Elle fit un geste pour l’?carter: Il dit:

– N’ayez pas peur de moi. Je vous aime bien.

Alors, des larmes coul?rent sur les joues p?les de Fran?oise. Il s’agenouilla pr?s d’elle et baisa

la lunga man d’ogni belleza piena…

les belles mains longues, sur lesquelles deux larmes ?taient tomb?es.

Ensuite, il se rassit. Elle s’?tait ressaisie, et reprit avec calme la suite de son r?cit:

Un auteur enfin l’avait lanc?e. Il avait d?couvert en cette ?trange cr?ature, un d?mon, un g?nie, – mieux encore pour lui, «un type dramatique, une femme nouvelle, repr?sentative de l’?poque». Naturellement, il l’avait prise, apr?s tant d’autres. Et elle s’?tait laiss? prendre par lui, comme par tant d’autres, sans amour, et m?me avec le contraire de l’amour. Mais il avait fait sa gloire; et elle avait fait la sienne.

– Et maintenant, dit Christophe, les autres ne peuvent plus rien contre vous; c’est vous qui faites d’eux ce que vous voulez.

– Vous croyez cela? dit-elle am?rement.

Alors, elle lui raconta cette autre d?rision du sort, – la passion qu’elle avait pour un dr?le, qu’elle m?prisait: un litt?rateur qui l’avait exploit?e, qui lui avait arrach? ses plus douloureux secrets, qui en avait fait de la litt?rature, et puis, qui l’avait l?ch?e.

– Je le m?prise, dit-elle, comme la boue de mes souliers; et je tremble de fureur, quand je pense que je l’aime, qu’il suffirait qu’il me f?t signe pour que je coure ? lui, pour que je m’humilie devant ce mis?rable. Mais qu’y puis-je? J’ai un c?ur qui n’aime jamais ce que veut mon esprit. Et tour ? tour, il me faut sacrifier, humilier l’un ou l’autre. J’ai un c?ur. J’ai un corps. Et ils crient, ils crient, ils veulent leur part de bonheur. Et je n’ai pas de frein pour les tenir, je ne crois ? rien, je suis libre… Libre? Esclave de mon c?ur et de mon corps, qui veulent malgr? moi, souvent, presque toujours. Ils m’emportent, et j’ai honte. Mais qu’y puis-je?…

Elle se tut, remuant machinalement les cendres du feu avec la pincette.

– J’ai lu, dit-elle, que les acteurs ne sentent rien. Et, en v?rit?, ceux que je vois sont de grands enfants vaniteux, qui ne sont gu?re tourment?s que de petites questions d’amour-propre. Je ne sais pas si ce sont eux qui ne sont pas de vrais com?diens, ou si c’est moi. Je crois bien que c’est moi. En tout cas, je paye pour les autres.

Elle s’arr?ta de parler. Il ?tait trois heures de la nuit. Elle se leva pour partir. Christophe lui dit d’attendre au matin, pour rentrer; il lui proposa de s’?tendre sur son lit. Elle pr?f?ra rester dans le fauteuil pr?s du feu ?teint, continuant de causer, dans le silence de la maison.

– Vous serez fatigu?e demain.

– J’ai l’habitude. Mais vous… Que faites-vous demain?

– Je suis libre. Une le?on vers onze heures… Et puis, je suis solide.

– Raison de plus pour solidement dormir.

– Oui, je dors comme une masse. Pas de peine qui y r?siste. Je suis furieux parfois de si bien dormir. Tant d’heures perdues!… Je suis enchant? de me venger du sommeil, pour une fois, de lui voler une nuit.

Ils continu?rent de causer, ? mi-voix, avec de longs silences. Et Christophe s’endormit. Fran?oise sourit, lui appuya la t?te, pour qu’il ne tomb?t point… Elle r?vassait, assise pr?s de la fen?tre, et regardant le jardin obscur, qui bient?t s’?claira. Vers sept heures, elle ?veilla doucement Christophe, et lui dit au revoir.

Dans le cours du mois, elle revint, ? des heures o? Christophe ?tait sorti: elle trouva porte close. Christophe lui remit une clef de l’appartement, afin qu’elle p?t entrer, quand elle voudrait. Plus d’une fois, en effet, elle vint lorsque Christophe n’?tait pas l?. Elle laissait sur la table un petit bouquet de violettes, ou quelques mots sur une feuille de papier, un griffonnage, un croquis, une caricature, – comme signe de son passage.

Et un soir, au sortir du th??tre, elle vint chez Christophe, pour renouveler leur bonne causerie. Elle le trouva au travail; ils caus?rent. D?s les premiers mots, ils sentirent qu’ils n’?taient ni l’un ni l’autre dans les dispositions bienfaisantes de la derni?re fois. Elle voulut repartir; mais il ?tait trop tard. Non que Christophe l’en emp?ch?t. C’?tait sa volont? ? elle qui ne le lui permettait plus. Ils rest?rent donc, sentant le d?sir qui montait.

Et ils se prirent.

*

? la suite de cette nuit, elle disparut, pour des semaines. Lui, en qui cette nuit avait rallum? une ardeur sensuelle, qui depuis des mois dormait, il ne put se passer d’elle. Elle lui avait fait d?fense de venir dans sa maison; il alla au th??tre. Il ?tait aux derni?res places, cach?; et il ?tait br?l? d’amour et d’?motion; il frissonnait jusqu’aux moelles; la fi?vre tragique qu’elle mettait ? ses r?les le consumait avec elle. Il finit par lui ?crire:

– «Mon amie, vous m’en voulez donc? Pardonnez-moi, si je vous ai d?plu.»

Au re?u de cet humble mot, elle accourut chez lui, elle se jeta dans ses bras.

– C’e?t ?t? mieux, de rester bons amis, simplement. Mais puisque c’?tait impossible, inutile de r?sister ? l’in?vitable. Advienne que pourra!

Ils m?l?rent leur vie. Chacun d’eux conservait pourtant son appartement et sa libert?. Fran?oise e?t ?t? incapable de se plier ? une cohabitation r?guli?re avec Christophe. D’ailleurs, sa situation ne s’y pr?tait gu?re. Elle venait chez Christophe, passait avec lui une partie des journ?es et des nuits; mais chaque jour, elle retournait chez elle, et elle y passait aussi des nuits.

Pendant des mois de vacances, o? le th??tre ?tait ferm?, ils lou?rent ensemble une maison, aux environs de Paris, du c?t? de Gif. Ils y v?curent des jours heureux, malgr? quelques voiles de tristesse. Jours de confiance et de travail. Ils avaient une belle chambre claire, haut perch?e, avec un large horizon libre, au-dessus des champs. La nuit, par les carreaux, ils voyaient, de leur lit, les ombres ?tranges des nuages passer sur le ciel d’une clart? mate et sombre. Dans les bras l’un de l’autre, ? demi endormis, ils entendaient les grillons ivres de joie chanter, les pluies d’orage tomber; l’haleine de la terre d’automne – ch?vrefeuille, cl?matite, glycine, herbe fauch?e, – p?n?trait la maison et leurs corps. Silence de la nuit. Sommeil ? deux. Silence. Tr?s loin, les aboiements des chiens. Chants des coqs. L’aube point. L’ang?lus gr?le tinte au clocher lointain, dans le petit-jour gris et froid, qui fait frissonner les corps dans la ti?deur du nid et les fait se serrer plus amoureusement. R?veil des cris d’oiseaux dans la treille agripp?e au mur. Christophe ouvre les yeux, retient son souffle, et, le c?ur attendri, regarde aupr?s de lui le cher visage las de l’amie endormie, et sa p?leur d’amour…