Leur amour n’?tait point une passion ?go?ste. C’?tait une amiti? profonde, o? le corps voulait aussi sa part. Ils ne se g?naient pas. Chacun travaillait, de son c?t?. Le g?nie de Christophe, sa bont?, sa trempe morale, ?taient chers ? Fran?oise. Elle se sentait son a?n?e en certaines choses, et elle en avait un plaisir maternel. Elle regrettait de ne rien comprendre ? ce qu’il jouait: elle ?tait ferm?e ? la musique, sauf ? de rares moments o? elle ?tait prise d’une ?motion sauvage, qui tenait moins ? la musique qu’aux passions qui l’impr?gnaient alors, elle et tout ce qui l’entourait, le paysage, les gens, les couleurs et les sons. Mais elle n’en sentait pas moins le g?nie de Christophe au travers de cette langue myst?rieuse qu’elle ne comprenait pas. C’?tait comme si elle voyait jouer un grand acteur, en une langue ?trang?re. Son g?nie propre en ?tait raviv?. Et Christophe, quand il cr?ait une ?uvre, projetait ses pens?es, incarnait ses passions dans cette femme, sous cette forme ador?e; et il les voyait plus belles qu’elles n’?taient en lui. Richesse inappr?ciable que l’intimit? d’une telle ?me, si f?minine, faible, bonne, cruelle, et g?niale par ?clairs. Elle lui apprit beaucoup sur la vie et les hommes, – sur les femmes, qu’il connaissait bien mal, et qu’elle jugeait avec une clairvoyance aigu?. Surtout, il lui dut de comprendre mieux le th??tre; elle le fit p?n?trer dans l’esprit de cet art admirable, le plus parfait des arts, le plus sobre, le plus plein. Elle lui r?v?la cet instrument magique du r?ve humain; elle lui apprit qu’il ne fallait pas ?crire pour soi seul, comme c’?tait sa tendance, – (la tendance de trop d’artistes, qui, ? l’exemple de Beethoven, se refusent ? ?crire «pour un sacr? violon, lorsque l’Esprit leur parle »). – Un grand po?te dramatique ne rougit pas de travailler pour une sc?ne pr?cise, et d’adapter sa pens?e aux acteurs dont il dispose; il ne croit pas se rapetisser ainsi: car il sait que s’il est beau de r?ver, il est grand de r?aliser. Le th??tre, comme la fresque, c’est l’art ? sa juste place, – l’art vivant.

Les pens?es que Fran?oise exprimait ainsi s’accordaient avec celles de Christophe, qui tendait, ? ce moment de sa carri?re, vers un art collectif, en communion avec les autres hommes. L’exp?rience de Fran?oise lui faisait saisir la collaboration myst?rieuse qui se tresse entre le public et l’acteur. Si r?aliste que f?t Fran?oise, et d?nu?e d’illusions, elle percevait ce pouvoir de suggestion r?ciproque, ces ondes de sympathie qui relient l’acteur ? la foule, ce silence puissant des milliers d’?mes d’o? jaillit la voix de l’interpr?te unique. Certes, elle ne le ressentait que par lueurs intermittentes, rarissimes, jamais renouvel?es pour une m?me pi?ce, aux m?mes endroits. Le reste du temps, c’?tait le m?tier sans ?me, le m?canisme intelligent et froid. Mais ce qui compte, c’est l’exception, – l’?clair, qui, l’espace d’une seconde, illumine le gouffre, l’?me commune aux millions d’?tres dont la force s’exprime en un seul.

C’?tait cette ?me commune, que devait incarner le grand artiste. Son id?al ?tait le vivant objectivisme de l’a?de, qui se d?pouille de soi, pour v?tir les passions collectives qui soufflent sur le monde. Fran?oise en ?prouvait d’autant plus le besoin qu’elle ?tait incapable de ce d?sint?ressement: car elle se jouait toujours elle-m?me. – La floraison d?sordonn?e du lyrisme individuel a, depuis un si?cle et demi, quelque chose de maladif. La grandeur morale consiste ? beaucoup sentir et ? beaucoup dominer, ? ?tre sobre de discours et chaste avec sa pens?e, ? ne la point ?taler, ? parler d’un regard, d’une parole profonde, sans exag?rations d’enfant, sans effusions de femme, pour ceux qui savent comprendre ? demi-mot, pour les hommes. La musique moderne qui parle tant de soi et fait ? tout venant ses confidences indiscr?tes est un manque de pudeur et un manque de go?t. Elle ressemble ? ces malades qui ne se lassent point de parler de leurs maladies aux autres, avec des d?tails r?pugnants et risibles. Fran?oise, qui n’?tait pas musicienne, n’?tait pas loin de voir un signe de d?cadence, dans le d?veloppement de la musique aux d?pens de la po?sie, comme un polype qui la d?vore. Christophe protestait; mais, ? la r?flexion, il se demandait s’il n’y avait pas l? quelque vrai. Les premiers lieder ?crits sur des po?sies de G?the ?taient sobres et exacts; bient?t Schubert y m?le sa sentimentalit? romanesque; Schumann, ses langueurs de petite demoiselle; et, jusqu’? Hugo Wolf, le mouvement s’accentue vers une d?clamation appuy?e, des analyses ind?centes, une pr?tention de ne plus laisser un seul recoin de son ?me sans lumi?re. Tout voile est d?chir? sur les myst?res du c?ur. Ce qui ?tait dit sobrement par un Sophocle drap? du Latran, est hurl? par des M?nades impudiques, qui montrent leur nudit?.

Christophe avait un peu honte de cet art, dont il se sentait lui-m?me contamin?; et, sans vouloir revenir au pass?, – (d?sir absurde et contre nature) – il se retrempait dans l’?me des ma?tres qui avaient eu la discr?tion hautaine de leur pens?e et le sens d’un grand art collectif: il relisait Haendel, qui, d?daigneux du pi?tisme larmoyant de sa race, ?crivait ses Anthems colossaux et ses oratorios ?piques, chants des peuples pour des peuples. Le difficile ?tait de trouver des sujets d’inspiration qui pussent, comme la Bible au temps de Haendel, ?veiller des ?motions communes chez les peuples d’aujourd’hui. L’Europe d’aujourd’hui n’avait plus un livre commun: pas un po?me, pas une pri?re, pas un acte de foi qui f?t le bien de tous. ? honte qui devrait ?craser tous les ?crivains, les artistes, les penseurs d’aujourd’hui! Pas un n’a ?crit, pas un n’a pens? pour tous. Le seul Beethoven a laiss? quelques pages d’un nouvel ?vangile consolateur; mais les musiciens seuls peuvent le lire, et la plupart des hommes ne l’entendront jamais. Wagner a tent? d’?lever sur la colline de Bayreuth un art religieux, qui relie tous les hommes. Mais sa grande ?me ?tait trop marqu?e de toutes les tares de la musique et de la pens?e d?cadentes de son temps: sur la colline sacr?e, ce ne sont pas les p?cheurs de Galil?e qui sont venus, ce sont les pharisiens.

Christophe sentait bien ce qu’il fallait faire; mais il lui manquait un po?te, il devait se suffire ? lui-m?me, se restreindre ? la seule musique. Et la musique, quoi qu’on dise, n’est pas une langue universelle: il faut l’arc des mots pour faire p?n?trer la fl?che des sons dans l’esprit de tous.

Christophe projetait d’?crire une suite de symphonies, inspir?es de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, ? sa fa?on, qui n’?tait pas celle de Richard Strauss. Il n’y mat?rialisait pas en un tableau cin?matographique la vie de famille, au moyen d’un alphabet conventionnel, o? des th?mes musicaux expriment, par la volont? de l’auteur, des personnages divers. Jeu docte et enfantin de grand contrepointiste!… Il ne cherchait pas ? d?crire des personnages ou des actions, mais ? dire des ?motions, qui fussent connues de chacun, et o? chacun p?t trouver un ?cho de son ?me propre. Le premier morceau exprimait le grave et na?f bonheur d’un jeune couple amoureux, sa tendre sensualit?, sa confiance dans l’avenir. Le second morceau ?tait une ?l?gie sur la mort d’un enfant. Christophe avait fui avec d?go?t toute recherche id?aliste dans l’expression de la douleur; les figures individuelles disparaissaient; il n’y avait qu’une grande mis?re, – la v?tre, la mienne, celle de tout homme, en face d’un malheur qui est ou qui peut ?tre le lot de tous. L’?me atterr?e par le deuil se relevait peu ? peu, par un douloureux effort, pour offrir sa peine en sacrifice. Elle reprenait courageusement son chemin, dans le morceau suivant qui s’encha?nait au second, – une fugue volontaire, dont le dessin intr?pide et le rythme obstin? finissaient par s’emparer de l’?tre, et menaient, au milieu des luttes et des larmes, ? une marche puissante, pleine d’une foi indomptable. Le dernier morceau peignait le soir de la vie. Les th?mes du commencement reparaissaient avec leur confiance touchante et leur tendresse qui ne pouvait vieillir, mais plus m?rs, un peu meurtris, ?mergeant des ombres de la douleur, couronn?s de lumi?re, et poussant vers le ciel, comme une riche floraison, un hymne de religieux amour ? la vie infinie.

Christophe cherchait aussi dans les livres du pass? de grands sujets simples et humains, parlant au c?ur de tous. Il en choisissait deux: Joseph et Niob? . Mais l?, Christophe se heurtait ? la question p?rilleuse de l’union de la po?sie et de la musique. Ses conversations avec Fran?oise le ramenaient aux projets, esquiss?s autrefois avec Corinne [7] , d’une forme de drame musical tenant le milieu entre l’op?ra r?citatif et le drame parl?, – l’art de la parole libre unie ? la musique libre, – art dont ne se doute presque aucun artiste d’aujourd’hui, et que nie la critique routini?re, imbue de tradition wagn?rienne. ?uvre neuve: car il ne s’agit pas de marcher dans les traces de Beethoven, de Weber, de Schumann, de Bizet, quoiqu’ils aient pratiqu? le m?lodrame avec g?nie; il ne s’agit pas de plaquer une d?clamation quelconque sur une musique quelconque et de produire, co?te que co?te, avec des tr?molos, de grossiers effets sur des publics grossiers; il s’agit de cr?er un genre nouveau, o? des voix musicales se marient ? des instruments apparent?s ? ces voix et m?lent discr?tement ? leurs stances harmonieuses l’?cho des r?veries et des plaintes de la musique. Une telle forme ne saurait s’appliquer qu’? un ordre limit? de sujets, ? des moments de l’?me, intimes et recueillis, afin d’en ?voquer le parfum po?tique. Nul art qui doive ?tre plus discret et plus aristocratique. Il est donc naturel qu’il ait peu de chances de fleurir dans une ?poque qui, en d?pit des pr?tentions des artistes, sent la vulgarit? fonci?re de parvenus.

Peut-?tre Christophe n’?tait-il pas mieux fait que les autres pour cet art; ses qualit?s m?mes, sa force pl?b?ienne, y faisaient obstacle. Il ne pouvait que le concevoir, et en r?aliser quelques ?bauches avec l’aide de Fran?oise.

Il mit ainsi en musique des pages de la Bible, presque litt?ralement transcrites, – la sc?ne immortelle o? Joseph se fait reconna?tre par ses fr?res, et, apr?s tant d’?preuves, n’en pouvant plus d’?motion et de tendresse, murmure tout bas ces mots qui ont arrach? des larmes au vieux Tolstoy: