– Ah! dit-elle, je suis heureuse que vous soyez venu! je craignais tant de partir, sans vous avoir revu!

– Partir, vous allez partir.

L’ombre, de nouveau, retomba.

– Vous le voyez, dit-elle, montrant le d?sordre de la chambre; ? la fin de la semaine, nous aurons quitt? Paris.

– Pour longtemps?

Elle fit un geste:

– Qui le sait?

Il fit effort pour parler. Sa gorge ?tait contract?e.

– O? allez-vous?

– Aux ?tats-Unis. Mon mari est nomm? premier secr?taire d’ambassade.

– Et ainsi, ainsi, fit-il… (Ses l?vres tremblaient)… c’est fini?

– Mon ami! dit-elle, ?mue de son accent… Non, ce n’est pas fini.

– Je vous ai retrouv?e seulement pour vous perdre!

Il avait les larmes aux yeux.

– Mon ami, r?p?ta-t-elle.

Il mit la main sur ses yeux, et se d?tourna, pour cacher son ?motion.

– Ne soyez pas triste, dit-elle, en lui posant la main sur sa main.

? ce moment encore, il pensa ? la petite fille d’Allemagne. Ils se turent.

– Pourquoi ?tes-vous venu si tard? demanda-t-elle enfin. J’ai cherch? ? vous voir. Vous n’avez jamais r?pondu.

– Je ne sais point, je ne savais point, fit-il… Dites-moi, c’est vous qui tant de fois m’?tes venue en aide, sans que j’aie pu deviner?… C’est ? vous que je dois d’avoir pu retourner en Allemagne? C’est vous qui ?tiez mon bon ange, qui veilliez sur moi?

Elle dit:

– J’?tais heureuse de pouvoir quelque chose pour vous. Je vous dois tant!

– Quoi donc? demanda-t-il. Je n’ai rien fait pour vous.

– Vous ne savez pas, dit-elle, ce que vous avez ?t? pour moi.

Elle parla du temps o?, fillette, elle le rencontra chez son oncle Stevens, et o? elle eut, par lui, par sa musique, la r?v?lation de tout ce qu’il y a de beau dans le monde. Et peu ? peu, s’animant doucement, elle lui raconta, par br?ves allusions transparentes et voil?es, ses ?motions d’enfant, la part qu’elle avait prise aux chagrins de Christophe, le concert o? il avait ?t? siffl? et o? elle avait pleur?, et la lettre qu’elle lui ?crivit et ? laquelle il ne r?pondit jamais: car il ne l’avait pas re?ue. Et Christophe, en l’?coutant, de bonne foi projetait dans le pass? son ?motion pr?sente et la tendresse qui le p?n?trait pour le tendre visage qui ?tait pench? vers lui.

Ils causaient innocemment, avec une joie affectueuse. Et Christophe, en parlant, prit la main de Grazia. Et brusquement, ils s’arr?t?rent tous deux: car Grazia s’aper?ut que Christophe l’aimait. Et Christophe s’en aper?ut aussi…

Autrefois, Grazia avait aim? Christophe sans que Christophe s’en souci?t. Maintenant, Christophe aimait Grazia; et Grazia n’avait plus pour lui qu’une paisible amiti?: elle aimait un autre. Comme il arrive souvent, il avait suffi que l’une des deux horloges de leurs vies f?t en avance sur l’autre pour que toute leur vie, ? tous deux, f?t chang?e…

Grazia retira sa main, que Christophe ne retint point. Et ils rest?rent, un moment, interdits, sans parler.

Et Grazia dit:

– Adieu.

Christophe r?p?ta sa plainte:

– Et ainsi, c’est fini?

– C’est mieux sans doute, que les choses soient ainsi.

– Ne nous reverrons-nous pas, avant votre d?part?

– Non, dit-elle.

– Quand nous reverrons-nous?

Elle fit un geste de doute m?lancolique.

– Alors, ? quoi bon, dit Christophe, ? quoi bon nous ?tre revus?

Mais au reproche de ses yeux, il r?pondit aussit?t:

– Non pardon, je suis injuste.

– Je penserai toujours ? vous, dit-elle.

– H?las! fit-il, je ne puis m?me pas penser ? vous. Je ne sais rien de votre vie.

Tranquillement, elle lui d?crivit en quelques mots sa vie habituelle, et comment ses journ?es se passaient. Elle parlait d’elle et de son mari, avec son beau sourire affectueux.

– Ah! dit-il jalousement, vous l’aimez?

– Oui, dit-elle.

Il se leva.

– Adieu.

Elle se leva aussi. Alors seulement, il remarqua qu’elle ?tait enceinte. Et cela lui fit au c?ur une impression inexprimable de d?go?t, de tendresse, de jalousie, de piti? passionn?e. Elle l’accompagna jusqu’? l’entr?e du petit salon. ? la porte, il se retourna, s’inclina vers les mains de l’amie, et les baisa longuement. Elle ne bougeait point, les yeux ? demi ferm?s. Enfin, il se releva, et, sans la regarder, il sortit rapidement.

*

… E chi allora m’avesse domandato

di cosa alcuna, la mia risposione

sarebbe stata solamente AMORE,

con viso vestito d’humilt?…

*

Jour de la Toussaint. Lumi?re grise et vent froid, au dehors. Christophe ?tait chez C?cile. C?cile ?tait pr?s du berceau de l’enfant, sur lequel se penchait Mme Arnaud, qui ?tait venue, en passant. Christophe r?vait. Il sentait qu’il avait manqu? le bonheur; mais il ne songeait pas ? se plaindre: il savait que le bonheur existait… Soleil, je n’ai pas besoin de te voir pour t’aimer! Pendant ces longs jours d’hiver o? je grelotte dans l’ombre, mon c?ur est plein de toi; mon amour me tient chaud: je sais que tu es l?…

Et C?cile aussi r?vait. Elle contemplait l’enfant, et finissait par croire que c’?tait son enfant. ? pouvoir b?ni du r?ve, imagination cr?atrice de la vie! La vie… Qu’est-ce que la vie? Elle n’est pas ce que la froide raison et ce que nos yeux la voient. La vie est ce que nous la r?vons. La mesure de la vie, c’est l’amour.

Christophe regardait C?cile, dont le visage rustique aux larges yeux rayonnait de la splendeur de l’instinct maternel, – plus m?re que la vraie m?re. Et il regardait la tendre figure fatigu?e de Mme Arnaud. Il lisait sur ces traits, comme en un livre ?mouvant, les douceurs et les souffrances cach?es de cette vie d’?pouse, qui, sans que l’on en soup?onne rien, est parfois aussi riche en douleurs et en joies que l’amour de Juliette ou d’Ysolde. Mais avec plus de grandeur religieuse…

Socia rei human? atque divin?

Et il pensait que, pas plus que la foi ou le manque de foi, ce ne sont les enfants ou le manque d’enfants qui font le bonheur ou le malheur de celles qui se marient et de celles qui ne se marient pas. Le bonheur est le parfum de l’?me, l’harmonie du c?ur qui chante. Et la plus belle des musiques de l’?me, c’est la bont?.

Olivier entra. Ses mouvements ?taient calmes; une s?r?nit? nouvelle ?clairait ses yeux bleus. Il sourit ? l’enfant, serra la main ? C?cile et ? Mme Arnaud, et se mit ? causer tranquillement. Ils l’observaient avec un ?tonnement affectueux. Il n’?tait plus le m?me. Dans l’isolement o? il ?tait enferm? avec son chagrin, comme la chenille dans le nid qu’elle s’est fil?, apr?s un dur travail il avait r?ussi ? d?pouiller sa peine comme une coque vide. Nous raconterons, plus loin, comment il avait cru trouver une belle cause ? laquelle faire le don de sa vie, qui ne l’int?ressait plus que pour la sacrifier; et, comme c’est la loi, du jour o? il avait fait dans son c?ur un acte de renoncement ? la vie, elle s’?tait rallum?e. Ses amis le regardaient. Ils ne savaient point ce qui s’?tait pass?, et ils n’osaient le lui demander; mais ils sentaient qu’il s’?tait d?livr?, et qu’il n’y avait plus en lui ni regret, ni amertume, pour quoi que ce f?t, contre qui que ce f?t.

Christophe, se levant, alla au piano, et dit ? Olivier:

– Veux-tu que je te chante une m?lodie de Brahms?

– De Brahms? dit Olivier. Tu joues maintenant de ton vieil ennemi?

– C’est la Toussaint, dit Christophe. Jour de pardon pour tous.

Il chanta, ? mi-voix, pour ne pas r?veiller l’enfant, quelques phrases d’un vieux lied populaire de Souabe:

… F?r die Zeit, wo du g’liebt mi hast

Da dank’i dir sch?n,

Und i w?nsch’, dass dir’s anderswo

Besser mag geh’n…

(«Pour le temps o? tu m’as aim?, je te remercie, et je souhaite qu’ailleurs ce soit mieux pour toi…»)

– Christophe! dit Olivier.

Christophe le serra sur sa poitrine.

– Va, mon petit, lui dit-il, nous avons le bon lot.

Ils ?taient assis tous les quatre, pr?s de l’enfant qui dormait. Ils ne parlaient point. Et ? qui leur e?t demand? quelle ?tait leur pens?e, – le visage v?tu d’humilit?, ils eussent r?pondu seulement:

– Amour

(1910)

[1] La Foire sur la Place.