Et ce sourire subitement ?voqua en Christophe un souvenir disparu de sa petite enfance… Il avait six ? sept ans, il ?tait ? l’?cole, il ?tait malheureux, il venait d’?tre humili? et battu par des camarades plus ?g?s et plus forts, tous se moquaient de lui, et le ma?tre l’avait injustement puni; accroupi dans un coin, d?laiss?, tandis que les autres jouaient, il pleurait tout bas. Une petite fille m?lancolique qui ne jouait pas avec les autres, – (il la revoyait en ce moment, lui qui n’y avait jamais pens?, depuis: elle ?tait courte de taille, la t?te grosse, les cheveux et les cils d’un blond tout ? fait blanc, les yeux d’un bleu tr?s p?le, les joues larges et bl?mes, les l?vres gonfl?es, la figure un peu bouffie, et de petites mains rouges), – elle ?tait venue pr?s de lui, elle s’?tait arr?t?e, son pouce dans sa bouche, et l’avait regard? pleurer; puis, elle avait mis sa menotte sur la t?te de Christophe, et elle lui avait dit, timidement, pr?cipitamment, avec le m?me sourire compatissant:

– Ne pleure pas!…

Alors, Christophe n’y avait plus tenu, il avait ?clat? en sanglots, appuyant son nez contre le tablier de la petite qui r?p?tait, d’une voix tremblante et tendre:

– Ne pleure pas…

Elle ?tait morte, quelques semaines apr?s; quand avait lieu cette sc?ne, elle devait ?tre d?j? sous la main de la mort… Pourquoi pensait-il ? elle, en ce moment? Il n’y avait aucun rapport entre cette petite morte oubli?e, humble fillette du peuple en une lointaine ville allemande, et l’aristocratique jeune dame qui le regardait maintenant. Mais il n’est qu’une seule ?me pour tous; et bien que les millions d’?tres semblent diff?rents entre eux comme les mondes qui roulent dans le ciel, c’est le m?me ?clair d’amour qui resplendit, ? la fois, dans les c?urs s?par?s par les si?cles. Christophe venait de retrouver la lueur qu’il avait vu passer sur les l?vres d?color?es de la petite consolatrice…

Cela ne dura qu’une seconde. Un flot de monde bloqua la porte et cacha ? Christophe la vue de l’autre salon. Il se renfon?a dans l’ombre, hors de l’atteinte du miroir; il craignait que son trouble ne f?t remarqu?. Mais quand il fut plus calme, il voulut la revoir. Il avait peur qu’elle ne f?t partie. Il entra dans le salon; et, au milieu de la foule, il la retrouva aussit?t, quoiqu’elle ne f?t plus de m?me qu’elle lui ?tait apparue dans la glace. Maintenant, il la voyait de profil, assise dans un cercle de dames ?l?gantes; un coude sur le bras du fauteuil, le corps un peu pench?, la t?te appuy?e sur sa main, elle ?coutait les causeries, avec un sourire intelligent et distrait; elle avait les traits du jeune saint Jean, les yeux ? demi ferm?s, souriant ? sa pens?e, dans la Dispute de Rapha?l…

Alors, elle leva les yeux, le vit, et ne fut pas ?tonn?e. Et il vit que son sourire ?tait pour lui. Il la salua, ?mu, et il s’approcha d’elle.

– Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.

? cet instant, il la reconnut.

– Grazia… dit-il [11] .

Au m?me moment, l’ambassadrice, qui passait, se f?licitait que la rencontre, depuis longtemps cherch?e, se f?t enfin produite; et elle pr?sentait Christophe ? «la comtesse B?r?ny». Mais Christophe ?tait si ?mu qu’il n’entendait m?me pas; et il ne remarquait point ce nom ?tranger. C’?tait toujours pour lui sa petite Grazia.

*

Grazia avait vingt-deux ans. Elle ?tait mari?e, depuis un an, ? un jeune attach? d’ambassade autrichien, noble, de grande famille, apparent? ? un premier ministre de l’empereur, snob, viveur, ?l?gant, pr?matur?ment us?, dont elle s’?tait sinc?rement ?prise, et qu’elle aimait encore, tout en le jugeant. Son vieux papa ?tait mort. Son mari avait ?t? nomm? ? l’ambassade de Paris. Par les relations du comte B?r?ny, par son charme et son intelligence propre, la timide fillette qu’un rien effarouchait ?tait devenue une des jeunes femmes le plus en vue, dans la soci?t? parisienne, sans faire aucun effort pour cela, et sans en ?tre g?n?e. C’est une grande force d’?tre jeune et jolie, et de plaire, et de savoir qu’on pla?t. Et c’est une force non moins grande d’avoir un c?ur tranquille, tr?s sain et tr?s serein, qui trouve son bonheur dans l’accord harmonieux de ses d?sirs et de sa destin?e. La belle fleur de vie s’?tait ?panouie; mais elle n’avait rien perdu de la calme musique de son ?me latine, nourrie de la lumi?re et de la paix puissante de la terre italienne. Tout naturellement, elle avait pris dans le monde de Paris un ascendant: elle ne s’en ?tonnait point, et savait en user pour les ?uvres artistiques ou charitables qui recouraient ? elle; de ces ?uvres elle laissait ? d’autres le patronage officiel: car, bien qu’elle s?t tenir son rang, elle avait conserv? de son enfance un peu sauvage dans la villa solitaire au milieu des champs, une secr?te ind?pendance, que le monde fatiguait tout en l’amusant, mais qui savait d?guiser son ennui sous l’aimable sourire d’un c?ur bon et courtois.

Elle n’avait pas oubli? son grand ami Christophe. L’enfant, que br?lait en silence un innocent amour, sans doute n’existait plus. La Grazia d’? pr?sent ?tait une femme tr?s sens?e et nullement romanesque. Elle avait une douce ironie pour les exag?rations de sa tendresse enfantine. Elle ne laissait pourtant point d’?tre ?mue par ces souvenirs. La pens?e de Christophe ?tait associ?e aux heures les plus pures de sa vie. Elle n’entendait pas son nom sans plaisir; et chacun de ses succ?s la r?jouissait, comme si elle y avait part: car elle les avait pressentis. D?s son arriv?e ? Paris, elle avait cherch? ? le revoir. Elle l’avait invit?, en ajoutant sur la lettre d’invitation son ancien nom de jeune fille. Christophe n’y avait pas fait attention, et il avait jet? l’invitation au panier, sans r?pondre. Elle ne s’en ?tait pas offens?e. Elle avait continu? de suivre, sans qu’il le s?t, ses travaux et m?me un peu sa vie. C’?tait elle, dont la main bienfaisante l’avait secouru, dans la campagne r?cente men?e contre lui par les journaux. La proprette Grazia n’avait gu?re de rapports avec le monde de la presse; mais quand il s’agissait de rendre service ? un ami, elle ?tait capable d’enj?ler, avec une malicieuse rouerie, les gens qu’elle aimait le moins. Elle invita le directeur du journal qui menait la meute des aboyeurs, et, en moins de rien, elle lui tourna la t?te; elle sut flatter son amour-propre; elle le s?duisit si bien, tout en lui en imposant, qu’elle n’eut besoin que de quelques mots, n?gligemment jet?s, d’?tonnement m?prisant sur les attaques dont Christophe ?tait l’objet, pour que la campagne s’arr?t?t net. Le directeur supprima l’article injurieux qui allait para?tre le lendemain; et quand le chroniqueur s’informa des motifs de la suppression, il lui lava la t?te. Il fit plus: il donna ordre ? un de ses gens-?-tout-faire de fabriquer dans la quinzaine un article enthousiaste sur Christophe; l’article fut fabriqu?, enthousiaste et stupide, ? souhait. Ce fut aussi Grazia qui eut l’id?e d’organiser ? l’ambassade des auditions d’?uvres de son ami, et qui, sachant qu’il patronnait C?cile, aida la jeune chanteuse ? se faire conna?tre. Enfin, par ses relations avec le monde diplomatique allemand, elle commen?a tout doucement, avec une habilet? tranquille, ? ?veiller l’int?r?t du pouvoir pour Christophe banni d’Allemagne; et peu ? peu elle d?termina un mouvement d’opinion afin d’obtenir de l’Empereur un d?cret qui rouvr?t les portes de son pays ? un grand artiste qui l’honorait. S’il ?tait pr?matur? d’attendre pour l’instant cet acte de gr?ce, elle r?ussit du moins ? ce qu’on ferm?t les yeux sur le voyage de quelques jours qu’il fit dans sa ville natale.

Et Christophe, qui sentait planer sur lui la pr?sence de l’invisible amie, sans pouvoir d?couvrir qui elle ?tait, venait de la reconna?tre dans la figure du jeune saint Jean qui lui souriait dans le miroir.

*

Ils causaient du pass?. Ce qu’ils disaient, Christophe ne le savait gu?re. Pas plus qu’on ne la voit, on n’entend celle qu’on aime. Et quand on l’aime bien, on ne songe m?me point qu’on l’aime. Christophe ne s’en doutait pas. Elle ?tait l?: c’?tait assez. Le reste n’existait plus…

Grazia s’arr?ta de parler. Un jeune homme tr?s grand, assez beau, ?l?gant, la figure ras?e, la t?te chauve, l’air ennuy? et m?prisant, consid?rait Christophe ? travers son monocle, et, d?j?, s’inclinait avec une politesse hautaine.

– Mon mari, dit-elle.

Le bruit du salon reparut. La lumi?re int?rieure s’?teignit. Christophe, glac?, se tut, et r?pondant au salut, il se retira aussit?t.

Ridicules et d?vorantes exigences de ces ?mes d’artistes et des lois enfantines qui r?gissent leur vie passionn?e! Cette amie, qu’il avait n?glig?e jadis quand elle l’aimait, et ? qui il n’avait plus pens? depuis des ann?es, ? peine la retrouvait-il qu’il lui semblait qu’elle ?tait ? lui, qu’elle ?tait son bien, et que si un autre l’avait prise, c’est qu’on la lui avait vol?e: elle-m?me n’avait pas le droit de se donner ? un autre. Christophe ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui. Mais son d?mon cr?ateur s’en rendait compte pour lui, et enfanta, ces jours-l?, certains de ses plus beaux chants de douloureux amour.

Assez longtemps il resta sans la revoir. La peine et la sant? d’Olivier l’obs?daient. Un jour enfin, retrouvant l’adresse qu’elle lui avait laiss?e, il se d?cida.

En montant l’escalier, il entendit des marteaux d’ouvriers qui clouaient. L’antichambre ?tait en d?sordre, encombr?e de caisses et de malles. Le valet r?pondit que la comtesse n’?tait pas visible. Mais comme Christophe d??u se retirait apr?s avoir remis sa carte, le domestique courut apr?s lui, et le fit rentrer en s’excusant. Christophe fut introduit dans un salon, dont les tapis ?taient enlev?s et roul?s. Grazia vint au-devant de lui, avec son lumineux sourire, la main tendue dans un ?lan de joie. Toutes les sottes rancunes s’?vanouirent. Il saisit cette main dans le m?me ?lan de bonheur, et il la baisa.