Il vint des profondeurs de l’?me. Mme Arnaud sentit sourdre de son c?ur solitaire le besoin sublime et absurde de cr?er malgr? tout, malgr? tout de tisser sa toile ? travers l’espace, pour la joie de tisser, s’en remettant au vent, au souffle de Dieu, de la porter l? o? elle devait aller. Et le souffle de Dieu la rattacha ? la vie, lui trouva des appuis invisibles. Alors, le mari et la femme recommenc?rent tous deux de filer patiemment la magnifique et vaine toile de leurs songes, faite du plus pur de leur sang.

*

Mme Arnaud ?tait seule, chez elle… Le soir venait.

La sonnette de la porte retentit. Mme Arnaud, r?veill?e de sa songerie avant l’heure habituelle, tressaillit. Elle rangea soigneusement son ouvrage, et alla ouvrir. Christophe entre. Il ?tait tr?s ?mu. Elle lui prit affectueusement les mains.

– Qu’avez-vous, mon ami? demanda-t-elle.

– Ah! dit-il, Olivier est revenu.

– Revenu?

– Ce matin, il est arriv?, il m’a dit: «Christophe, viens ? mon secours!» Je l’ai embrass?. Il pleurait. Il m’a dit: «Je n’ai plus que toi. Elle est partie.»

Mme Arnaud, saisie, joignit les mains, et dit:

– Les malheureux!

– Elle est partie, r?p?ta Christophe. Partie avec son amant.

– Et son enfant? demanda Mme Arnaud.

– Mari, enfant, elle a tout laiss?.

– La malheureuse! redit Mme Arnaud.

– Il l’aimait, dit Christophe, il l’aimait uniquement. Il ne se rel?vera pas de ce coup. Il me r?p?te: «Christophe, elle m’a trahi… ma meilleure amie m’a trahi.» J’ai beau lui dire: «Puisqu’elle t’a trahi, c’est qu’elle n’?tait pas ton amie. Elle est ton ennemie. Oublie-la, ou tue-la!

– Oh! Christophe, que dites-vous! c’est horrible!

– Oui, je sais, cela vous para?t ? tous une barbarie pr?historique: tuer! Il faut entendre votre joli monde parisien protester contre les instincts de brute qui poussent le m?le ? tuer sa femelle qui le trompe, et pr?cher l’indulgente raison! Les bons ap?tres! Il est beau de voir s’indigner contre le retour ? l’animalit? ce troupeau de chiens m?l?s. Apr?s avoir outrag? la vie, apr?s lui avoir enlev? tout son prix, ils l’entourent d’un culte religieux… Quoi! cette vie sans c?ur et sans honneur, cette mati?re, un battement de sang dans un morceau de chair, voil? ce qui leur semble digne de respect! Ils n’ont pas assez d’?gards pour cette viande de boucherie, c’est un crime d’y toucher. Tuez l’?me, si vous voulez, mais le corps est sacr?…

– Les assassins de l’?me sont les pires assassins; mais le crime n’excuse pas le crime, et vous le savez bien.

– Je le sais, mon amie. Vous avez raison. Je ne pense pas ce que je dis… Qui sait! Je le ferais, peut-?tre.

– Non, vous vous calomniez. Vous ?tes bon.

– Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m’emporter!… Mais lorsqu’on voit pleurer un ami qu’on aime, comment ne pas ha?r qui le fait pleurer? Et sera-t-on jamais trop s?v?re pour une mis?rable qui abandonne son enfant pour courir apr?s un amant?

– Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas.

– Quoi! vous la d?fendez?

– Je la plains.

– Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir.

– Eh! croyez-vous qu’elle n’ait pas souffert, elle aussi? Croyez-vous que ce soit de gaiet? de c?ur qu’elle ait abandonn? son enfant, et d?truit sa vie? Car sa vie aussi est d?truite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l’ai vue que deux fois, et seulement en passant; elle ne m’a rien dit d’amical, elle n’avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant je la connais mieux que vous. Je suis s?re qu’elle n’est pas mauvaise. Pauvre petite! Je devine ce qui a pu se passer en elle…

– Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable!…

– Moi, Christophe. Oui, vous ne savez pas, vous ?tes bon, mais vous ?tes un homme, un homme dur, comme tous les hommes, malgr? votre bont?, – un homme durement ferm? ? tout ce qui n’est pas vous. Vous ne vous doutez pas de celles qui vivent aupr?s de vous. Vous les aimez, ? votre fa?on; mais vous ne vous inqui?tez pas de les comprendre. Vous ?tes si facilement satisfaits de vous-m?mes! Vous ?tes persuad?s que vous nous connaissez… H?las! Si vous saviez quelle souffrance c’est parfois pour nous de voir, non que vous ne nous aimez point, mais comment vous nous aimez, et que voil? ce que nous sommes pour ceux qui nous aiment le mieux! Il y a des moments, Christophe, o? nous nous enfon?ons les ongles dans la paume pour ne pas crier: «Oh! ne nous aimez pas, ne nous aimez pas! Tout, plut?t que de nous aimer ainsi!»… Connaissez-vous cette parole d’un po?te: «M?me dans sa maison, au milieu de ses enfants, la femme, entour?e d’honneurs simul?s, endure un m?pris mille fois plus lourd que les pires mis?res»? Pensez ? cela, Christophe…

– Ce que vous dites me bouleverse. Je ne comprends pas bien. Mais ce que j’entrevois… Alors, vous-m?me…

– J’ai connu ces tourments.

– Est-ce possible?… N’importe! Vous ne me ferez pas croire que vous eussiez jamais agi comme cette femme.

– Je n’ai pas d’enfant, Christophe. Je ne sais pas ce que j’aurais fait, ? sa place.

– Non, cela ne se peut pas, j’ai foi en vous, je vous respecte trop, je jure que cela ne se peut pas.

– Ne jurez pas! J’ai ?t? bien pr?s de faire comme elle… J’ai de la peine de d?truire la bonne id?e que vous avez de moi. Mais il faut que vous appreniez un peu ? nous conna?tre, si vous ne voulez pas ?tre injuste. – Oui, j’ai ?t? ? deux doigts d’une folie pareille. Et si je ne l’ai point faite, vous y ?tes pour quelque chose. Il y a de cela deux ans. J’?tais dans une p?riode de tristesse qui me rongeait. Je me disais que je ne servais ? rien, que personne ne tenait ? moi, que personne n’avait besoin de moi, que mon mari aurait pu se passer de moi, que c’?tait pour rien que j’avais v?cu… J’?tais sur le point de me sauver, de faire Dieu sait quoi! Je suis mont?e chez vous… Est-ce que vous vous souvenez?… Vous n’avez pas compris pourquoi je venais. Je venais vous faire mes adieux… Et puis, je ne sais pas ce qui s’est pass?, je ne sais pas ce que vous m’avez dit, je ne me rappelle plus exactement… mais je sais qu’il y a certains mots de vous… (vous ne vous doutiez pas…)… ils m’ont ?t? une lumi?re… il suffisait de la moindre chose, ? ce moment, pour me perdre ou me sauver… Quand je suis sortie de chez vous, je suis rentr?e chez moi, je me suis enferm?e, j’ai pleur? tout le jour… Et apr?s, c’?tait bien: la crise ?tait pass?e.

– Et aujourd’hui, demanda Christophe, vous le regrettez?

– Aujourd’hui? dit-elle! Ah! si j’avais fait cette folie, je serais au fond de la Seine. Je n’aurais pu supporter cette honte, et le mal que j’aurais fait ? mon pauvre homme.

– Alors vous ?tes heureuse?

– Oui, autant qu’on peut ?tre heureux, en cette vie. C’est une chose si rare, d’?tre deux qui se comprennent, qui s’estiment, qui savent qu’ils sont s?rs l’un de l’autre, non par une simple croyance d’amour qui est souvent une illusion, mais par l’exp?rience d’ann?es pass?es ensemble, d’ann?es grises, m?diocres, m?me avec – surtout avec le souvenir de ces dangers que l’on a surmont?s. ? mesure que l’on vieillit, cela devient meilleur.

Elle se tut, et brusquement rougit.

– Mon Dieu, comment ai-je pu raconter?… Qu’est-ce que j’ai fait?… Oubliez, Christophe, je vous en prie! Personne ne doit savoir…

– Ne craignez rien, dit Christophe, en lui serrant la main. C’est une chose sacr?e.

Mme Arnaud, malheureuse d’avoir parl?, se d?tourna un moment. Puis, elle dit:

– Je n’aurai pas d? vous raconter… Mais voyez-vous, c’?tait pour vous montrer que m?me dans les m?nages les plus unis, m?me chez les femmes… que vous estimez, Christophe… il y a de ces heures, non pas seulement d’aberration, comme vous dites, mais de souffrance r?elle, intol?rable, qui peuvent conduire ? des folies et d?truire toute une vie, voire deux. Il ne faut pas ?tre trop s?v?re. On se fait bien souffrir, m?me quand on s’aime le mieux.

– Faut-il donc vivre seuls, chacun de son c?t??

– C’est encore pis pour nous. La vie de la femme qui doit vivre seule, lutter comme l’homme (et souvent contre l’homme), est quelque chose d’affreux, dans une soci?t? qui n’est pas faite ? cette id?e, et qui y est, en grande partie, hostile…

Elle resta silencieuse, le corps l?g?rement pench? en avant, les yeux fix?s sur la flamme du foyer; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voil?e, qui h?sitait par instants, s’arr?tait, puis continuait son chemin:

– Pourtant, ce n’est pas notre faute: quand une femme vit ainsi, ce n’est pas par caprice, c’est qu’elle y est forc?e; elle doit gagner son pain et apprendre ? se passer de l’homme, puisqu’il ne veut pas d’elle quand elle est pauvre. Elle est condamn?e ? la solitude, sans en avoir aucun des b?n?fices: car, chez nous, elle ne peut, comme l’homme, jouir de son ind?pendance, le plus innocemment, sans ?veiller le scandale: tout lui est interdit. – J’ai une petite amie, professeur dans un lyc?e de province. Elle serait enferm?e dans une ge?le sans air qu’elle ne serait pas plus seule et plus ?touff?e. La bourgeoisie ferme ses portes ? ces femmes qui s’efforcent de vivre en travaillant; elle affiche pour elles un d?dain soup?onneux; la malveillance guette leurs moindres d?marches. Leurs coll?gues du lyc?e de gar?ons les tiennent ? l’?cart, soit parce qu’ils ont peur des cancans de la ville, soit par hostilit? secr?te, ou par sauvagerie, l’habitude du caf?, des conversations d?braill?es, la fatigue apr?s le travail du jour, le d?go?t, par sati?t?, des femmes intellectuelles. Elles-m?mes, elles ne peuvent plus se supporter, surtout si elles sont forc?es de loger ensemble, au coll?ge. La directrice est souvent la moins capable de comprendre les jeunes ?mes affectueuses, que d?couragent les premi?res ann?es de ce m?tier aride et cette solitude inhumaine; elle les laisse agoniser en secret, sans chercher ? les aider; elle trouve qu’elles sont des orgueilleuses. Nul ne s’int?resse ? elles. Leur manque de fortune et de relations les emp?che de se marier. La quantit? de leurs heures de travail les emp?che de se cr?er une vie intellectuelle qui les attache et les console. Quand une telle existence n’est pas soutenue par un sentiment religieux ou moral exceptionnel, – (je dirai m?me, anormal, maladif: car il n’est pas naturel de se sacrifier totalement), – c’est une mort vivante… – ? d?faut du travail de l’esprit, la charit? offre-t-elle plus de ressources aux femmes? Que de d?boires elle r?serve ? celles qui ont une ?me trop sinc?re pour se satisfaire de la charit? officielle ou mondaine, des parlotes philanthropiques, de ce m?lange odieux de frivolit?, de bienfaisance et de bureaucratie, de cette fa?on de jouer avec la mis?re, entre deux flirts, en papotant! Quand l’une d’elles, ?c?ur?e, a l’incroyable audace de se risquer seule au milieu de cette mis?re qu’elle ne conna?t que par ou?-dire, quelle vision pour elle! presque impossible ? supporter! C’est un enfer. Que peut-elle pour y venir en aide? Elle s’est noy?e dans cet oc?an d’infortunes. Elle lutte cependant, elle s’efforce de sauver quelques-uns de ces malheureux, elle s’?puise pour eux, elle se noie avec eux. Trop heureuse, si elle a r?ussi ? en sauver un ou deux! Mais elle, qui la sauvera? Qui s’inqui?te de la sauver? Car elle souffre, elle aussi, de la souffrance des autres et de la sienne; ? mesure qu’elle donne sa foi, elle en a moins pour elle; toutes ces mis?res s’accrochent ? elle; et elle n’a rien ? quoi se tenir. Personne ne lui tend la main. Et parfois, on lui jette la pierre… Vous avez connu, Christophe, cette femme admirable [10] qui s’?tait donn?e ? l’?uvre de charit? la plus humble et la plus m?ritoire: elle recueillait chez elle les prostitu?es des rues qui viennent d’accoucher, les malheureuses filles dont l’Assistance publique ne veut pas, ou qui ont peur de l’Assistance publique; elle s’effor?ait de les gu?rir physiquement et moralement, de les garder avec leurs enfants, de r?veiller chez elles le sentiment maternel, de leur refaire un foyer, une vie de travail honn?te. Elle n’avait pas trop de toutes ses forces pour cette t?che sombre, pleine de d?boires et d’amertume, – (on en sauve si peu, si peu veulent ?tre sauv?es! Et tous ces petits enfants qui meurent! Ces innocents, condamn?s en naissant!…) – Cette femme qui avait pris sur elle toute la douleur des autres, cette innocente qui expiait volontairement le crime de l’?go?sme humain, – comment croyez-vous qu’on la juge?t, Christophe? La malveillance publique l’accusait de gagner de l’argent avec son ?uvre, et m?me avec ses prot?g?es. Elle dut quitter le quartier, partir, d?courag?e… – Jamais vous n’imaginerez assez la cruaut? de la lutte qu’ont ? livrer les femmes ind?pendantes contre la soci?t? d’aujourd’hui, conservatrice et sans c?ur, qui est moribonde, et qui d?pense le peu d’?nergie qui lui reste ? emp?cher les autres de vivre.