Jacqueline avait cru passionn?ment, nagu?re, ? l’union conjugale, fond?e sur une foi commune, au bonheur de lutter, de peiner et d’?difier ensemble. Mais cette fois, elle n’y avait cru que lorsque le soleil de l’amour la dorait; ? mesure que le soleil tombait la foi lui apparaissait comme une montagne aride, sombre, dress?e sur le ciel vide; et Jacqueline se sentait sans force, pour poursuivre la route: ? quoi bon atteindre au sommet? Qu’y avait-il de l’autre c?t?? Quelle immense duperie! Jacqueline ne pouvait plus comprendre comment Olivier continuait de se laisser duper par ces chim?res qui d?voraient la vie; et elle se disait qu’il n’?tait ni tr?s intelligent, ni tr?s vivant. Elle ?touffait dans son atmosph?re, irrespirable pour elle; et l’instinct de conservation la poussait, pour se d?fendre, ? l’attaquer. Elle travaillait ? r?duire en poussi?re ces croyances ennemies de celui qu’elle aimait encore; elle usait de toutes ses armes d’ironie et de volupt?; elle l’enla?ait des lianes de ses d?sirs et de ses menus soucis; elle aspirait ? faire de lui un reflet d’elle-m?me,… d’elle-m?me qui ne savait plus ce qu’elle voulait, ce qu’elle ?tait! Elle se trouvait humili?e de ce qu’Olivier, ne r?uss?t point; et il ne lui importait plus que ce f?t ? tort ou ? raison: car elle en venait ? croire qu’en fin de compte ce qui distingue le rat? de l’homme de talent, c’est le succ?s. Olivier sentait peser sur lui ces doutes, et il en perdait le meilleur de ses forces. Cependant, il luttait de son mieux, comme tant d’autres ont lutt? et lutteront, vainement pour la plupart, dans cette lutte in?gale o? l’instinct ?go?ste de la femme s’appuie, contre l’?go?sme intellectuel de l’homme, sur la faiblesse de l’homme, sur ses d?ceptions et sur son sens commun, qui est le nom dont il couvre l’usure de la vie et sa propre l?chet?. – Du moins, Jacqueline et Olivier ?taient sup?rieurs ? la plupart des combattants. Car Olivier n’e?t jamais trahi son id?al, comme ces milliers d’hommes qui se laissent entra?ner par les sollicitations de leur paresse, de leur vanit?, et de leur amour m?l?s, ? renier leur ?me ?ternelle. Et s’il l’e?t fait, Jacqueline l’e?t m?pris?. Mais, dans son aveuglement, elle s’acharnait ? d?truire cette force d’Olivier, qui ?tait aussi la sienne, leur sauvegarde ? tous deux; et par une strat?gie instinctive, elle minait les amiti?s sur lesquelles cette force s’appuyait.

Depuis l’h?ritage, Christophe ?tait d?pays? dans la compagnie du jeune m?nage. L’affectation de snobisme et d’esprit pratique un peu plat, que Jacqueline malignement exag?rait, dans ses conversations avec lui, arrivait ? ses fins. Il se r?voltait parfois, et disait des choses dures, qui ?taient mal prises. Elles n’eussent pourtant jamais amen? une brouille entre les deux amis: ils ?taient trop attach?s l’un ? l’autre. Pour rien au monde, Olivier n’e?t voulu sacrifier Christophe. Mais il ne pouvait l’imposer ? Jacqueline; et faible par amour, il ?tait incapable de lui faire de la peine. Christophe, qui vit ce qui se passait en lui, lui facilita le choix, en se retirant lui-m?me. Il avait compris qu’il ne pouvait rendre aucun service ? Olivier, en restant: il lui nuisait plut?t. Il trouva des pr?textes pour s’?loigner de lui; et la faiblesse d’Olivier accepta ses mauvaises raisons; mais il devinait le sacrifice de Christophe, et il ?tait d?chir? de remords.

Christophe ne lui en voulait pas. Il pensait qu’on n’a pas tort de dire que la femme est la moiti? de l’homme. Car un homme mari? n’est plus qu’une moiti? d’homme.

*

Il t?cha de r?organiser sa vie, en se passant d’Olivier. Mais il avait beau se persuader que la s?paration ne serait que momentan?e: malgr? son optimisme, il eut de tristes heures. Il avait perdu l’habitude d’?tre seul. Certes, il l’avait ?t?, pendant le s?jour d’Olivier en province; mais alors, il pouvait se faire illusion; il se disait que l’ami ?tait loin, mais qu’il reviendrait. Maintenant, l’ami ?tait revenu, et il ?tait plus loin que jamais. Cette affection, qui avait rempli sa vie pendant plusieurs ann?es, lui manquait tout d’un coup: c’?tait comme s’il avait perdu le meilleur de ses raisons d’agir. Depuis qu’il aimait Olivier, il avait pris l’habitude de l’associer ? tout ce qu’il pensait. Le travail ne pouvait suffire ? combler le vide: car Christophe s’?tait accoutum? ? m?ler au travail l’image de l’ami. Et maintenant que l’ami se d?sint?ressait de lui, Christophe ?tait comme quelqu’un qui a perdu son ?quilibre: afin de le r?tablir, il cherchait une autre affection.

Celles de Mme Arnaud et de Philom?le lui restaient. Mais en ce moment, ces tranquilles amies ne pouvaient lui suffire.

Cependant, les deux femmes semblaient deviner le chagrin de Christophe, et elles sympathisaient en secret avec lui. Christophe fut bien surpris, un soir, de voir entrer chez lui Mme Arnaud. Elle ne s’?tait jamais hasard?e encore ? lui faire visite. Elle paraissait agit?e. Christophe n’y prit pas garde; il attribua ce trouble ? sa timidit?. Elle s’assit, et elle ne disait rien. Christophe, pour la mettre ? l’aise, fit les honneurs de sont appartement; on causa d’Olivier, dont les souvenirs remplissaient la chambre. Christophe en parlait gaiement, sans rien qui d?cel?t ce qui s’?tait pass?. Mais Mme Arnaud ne put s’emp?cher de le regarder avec un peu de piti? et de lui dire:

– Vous ne vous voyez presque plus?

Il pensa qu’elle ?tait venue pour le consoler; et il en eut de l’impatience: car il n’aimait point qu’on se m?l?t de ses affaires. Il r?pondit:

– Quand il nous pla?t.

Elle rougit, et dit:

– Oh! ce n’?tait pas une question indiscr?te!

Il regretta sa brusquerie, et il lui prit les mains:

– Pardon, dit-il. J’ai toujours peur qu’on ne l’attaque. Pauvre petit! Il en souffre autant que moi… Non, nous ne nous voyons plus.

– Et il ne vous ?crit pas?

– Non, fit Christophe un peu honteux…

– Comme la vie est triste! dit Mme Arnaud, apr?s un moment.

Christophe releva la t?te.

– Non, la vie n’est pas triste, dit-il. Elle a des heures tristes.

Mme Arnaud reprit avec une amertume voil?e:

– On s’est aim?, on ne s’aime plus. ? quoi cela a-t-il servi?

– On s’est aim?.

Elle dit encore:

– Vous vous ?tes sacrifi? ? lui. Si du moins votre sacrifice servait ? celui qu’on aime! Mais il n’en est pas plus heureux!

– Je ne me suis pas sacrifi?, dit Christophe avec col?re. Et si je me sacrifie, c’est que cela me fait plaisir. Il n’y a pas ? discuter. On fait ce qu’on doit faire. Si on ne le faisait pas, c’est pour le coup qu’on serait malheureux! Rien de stupide comme ce mot sacrifice! Je ne sais quels clergymen, avec leur pauvret? de c?ur, y ont m?l? une id?e de tristesse protestante, morose et engonc?e. Il semble que pour qu’un sacrifice soit bon, il faut qu’il soit emb?tant… Au diable! Si un sacrifice est une tristesse pour vous, non une joie, ne le faites pas, vous n’en ?tes pas digne. Ce n’est pas pour le roi de Prusse qu’on se sacrifie, c’est pour soi. Si vous ne sentez pas le bonheur qu’il y a ? vous donner, allez vous promener! Vous ne m?ritez pas de vivre.

Mme Arnaud ?coutait Christophe, sans oser le regarder. Brusquement, elle se leva, et dit:

– Adieu.

Alors, il pensa qu’elle ?tait venue pour lui confier quelque chose; et il dit:

– Oh! pardon, je suis un ?go?ste, je ne parle que de moi. Restez encore, voulez-vous?

Elle dit:

– Non, je ne peux pas… Merci…

Elle partit.

Ils rest?rent quelque temps, sans se voir. Elle ne lui donnait plus signe de vie; et il n’allait pas chez elle, non plus que chez Philom?le. Il les aimait bien; mais il craignait de s’entretenir des choses qui l’attristaient. Et puis, leur existence calme, m?diocre, leur air rar?fi?, ne lui convenaient pas, pour l’instant. Il avait besoin de voir des figures nouvelles; il lui fallait se ressaisir ? un int?r?t, ? un amour nouveau.

*

Pour sortir de soi, il se mit ? fr?quenter le th??tre, qu’il avait n?glig? depuis longtemps. Le th??tre lui semblait d’ailleurs une ?cole int?ressante pour le musicien qui veut observer et noter les accents des passions.

Ce n’?tait pas qu’il e?t plus de sympathie pour les pi?ces fran?aises qu’au d?but de son s?jour ? Paris. Sans parler de son peu de go?t pour leurs ?ternels sujets, fades et brutaux, de psycho-physiologie amoureuse, la langue th??trale des Fran?ais lui semblait archifausse, surtout dans le drame po?tique. Ni leur prose, ni leurs vers ne r?pondaient ? la langue vivante du peuple ? son g?nie. La prose ?tait un langage fabriqu?, de chroniqueur mondain chez les meilleurs, de feuilletoniste vulgaire chez les pires. La po?sie donnait raison ? la boutade de G?the:

«La po?sie est bonne pour ceux qui n’ont rien ? dire.»

Elle ?tait une prose prolixe et contourn?e; les images cherch?es, qu’on y avait greff?es, sans aucun besoin du c?ur, produisaient sur tout ?tre sinc?re l’effet d’un mensonge. Christophe ne faisait pas plus de cas de ces drames po?tiques que des op?ras italiens hurleurs et doucereux, aux vocalises empanach?es. Les acteurs l’int?ressaient beaucoup plus que les pi?ces. Aussi bien, les acteurs s’appliquaient-ils ? les imiter. «On ne pouvait se flatter qu’une pi?ce serait jou?e avec quelque succ?s, si l’on n’avait eu l’attention de modeler ses caract?res sur les vices des com?diens .» La situation n’avait gu?re chang? depuis le temps o? Diderot ?crivait ces lignes. Les mimes ?taient devenus les mod?les de l’art. Aussit?t que l’un d’eux arrivait au succ?s, il avait son th??tre, ses auteurs, tailleurs complaisants et ses pi?ces faites sur mesure.