*

Christophe rentra chez lui. La col?re avait fait place ? l’abattement. Il se sentait perdu. Le faible appui sur lequel il comptait s’?tait ?croul?. Il ne doutait pas qu’il ne se f?t fait un ennemi mortel, non seulement de Hecht, mais de Kohn qui l’avait pr?sent?. C’?tait la solitude absolue dans une ville ennemie. En dehors de Diener et de Kohn, il ne connaissait personne. Son amie Corinne, la belle actrice, avec qui il s’?tait li? en Allemagne, n’?tait pas ? Paris; elle faisait encore une tourn?e ? l’?tranger, en Am?rique, et cette fois pour son compte: car elle ?tait devenue c?l?bre; les journaux publiaient de bruyants ?chos de son voyage. Quant ? la petite institutrice fran?aise, qu’il avait, sans le vouloir, fait renvoyer de sa place, et dont la pens?e avait ?t? longtemps pour lui un remords, combien de fois s’?tait-il promis de la retrouver, quand il serait ? Paris! Mais maintenant qu’il ?tait ? Paris, il s’apercevait qu’il n’avait oubli? qu’une chose: son nom. Impossible de se le rappeler. Il ne se souvenait que du pr?nom: Antoinette. Au reste quand la m?moire lui serait revenue, le moyen de retrouver une pauvre petite institutrice, dans cette fourmili?re humaine!

Il fallait s’assurer au plus t?t de quoi vivre. Il restait ? Christophe cinq francs. Il prit sur lui, malgr? sa r?pugnance, de demander ? son h?te, le gros cabaretier, s’il ne conna?trait pas dans le quartier des gens ? qui il pourrait donner des le?ons de piano. L’homme tenait d?j? en m?diocre estime un locataire qui ne mangeait qu’une fois par jour, et qui parlait allemand; il perdit tout respect, quand il sut que ce n’?tait qu’un musicien. Il ?tait un Fran?ais de la vieille race pour qui la musique est un m?tier de feignant. Il se gaussa:

– Du piano!… Vous tapez de ?a? Compliments!… C’est-y curieux tout de m?me de faire ce m?tier-l? par go?t! Moi, toute musique me fait l’effet, comme s’il pleuvait… Apr?s ?a, vous pourriez peut-?tre m’apprendre. Qu’est-ce que vous en diriez, vous autres? cria-t-il en se tournant vers des ouvriers qui buvaient. Ils rirent bruyamment.

– C’est un joli m?tier, fit l’un. Pas salissant. Et puis, ?a pla?t aux dames.

Christophe comprenait mal le fran?ais, et plus mal la moquerie: il cherchait ses mots; il ne savait pas s’il devait se f?cher. La femme du patron eut piti? de lui:

– Allons, allons, Philippe, tu n’es pas s?rieux, dit-elle ? son mari. – Tout de m?me, continua-t-elle, en s’adressant ? Christophe, il y aurait peut-?tre bien quelqu’un qui ferait votre affaire.

– Qui donc? demanda le mari.

– La petite Grasset. Tu sais, on lui a achet? un piano.

– Ah! ces poseurs! C’est vrai.

On apprit ? Christophe qu’il s’agissait de la fille du boucher: ses parents voulaient en faire une demoiselle; ils consentiraient ? ce qu’elle pr?t des le?ons, quand ce ne serait que pour faire jaser. La femme de l’h?telier promit de s’en occuper.

Le lendemain, elle dit ? Christophe que la bouch?re voulait le voir. Il alla chez elle. Il la trouva ? son comptoir, au milieu des cadavres de b?tes. Cette belle femme au teint fleuri, au sourire doucereux, prit un air digne, quand elle sut pourquoi il venait. Tout de suite elle aborda la question de prix, se h?tant d’ajouter qu’elle ne voulait pas y mettre beaucoup, parce que le piano est une chose agr?able mais pas n?cessaire; elle lui offrit un franc l’heure. Apr?s quoi, elle demanda ? Christophe, d’un air m?fiant, si au moins il savait bien la musique. Elle parut se rassurer et devint plus aimable, quand il dit que non seulement il la savait, mais qu’il en ?crivait: son amour-propre en fut flatt?; elle se promit de r?pandre dans le quartier la nouvelle que sa fille prenait des le?ons avec un compositeur.

Quand Christophe se vit, le lendemain, assis pr?s du piano, – un horrible instrument, achet? d’occasion, et qui sonnait comme une guitare, – avec la petite bouch?re, dont les doigts courts et gros tr?buchaient sur les touches, – qui ?tait incapable de distinguer un son d’un autre, – qui se tortillait d’ennui, – qui lui b?illait au nez, d?s les premi?res minutes, – quand il eut ? subir la surveillance de la m?re et sa conversation, ses id?es sur la musique et sur l’?ducation musicale, – il se sentit si mis?rable, si mis?rablement humili? qu’il n’avait m?me plus la force de s’indigner. Il rentrait dans un ?tat d’accablement; certains soirs, il ne pouvait d?ner. S’il en ?tait tomb? l? au bout de quelques semaines, o? ne descendrait-il pas, par la suite? ? quoi lui avait-il servi de se r?volter contre l’offre de Hecht? Ce qu’il avait accept? ?tait plus d?gradant encore.

Un soir, dans sa chambre, les larmes le prirent; il se jeta d?sesp?r?ment ? genoux devant son lit, il pria… Qui priait-il? Qui pouvait-il prier? Il ne croyait pas en Dieu, il croyait qu’il n’y avait point de Dieu… Mais il fallait prier, il fallait se prier. Il n’y a que les m?diocres qui ne prient jamais. Ils ne savent pas la n?cessit? o? sont les ?mes fortes de faire retraite dans leur sanctuaire. Au sortir des humiliations de la journ?e, Christophe sentit, dans le silence bourdonnant de son c?ur, la pr?sence de son ?tre ?ternel. Les flots de la mis?rable vie s’agitaient au-dessus de Lui: qu’y avait-il de commun entre elle et Lui? Toutes les douleurs du monde, acharn?es ? d?truire, venaient se briser contre son roc. Christophe entendait battre ses art?res, comme une mer int?rieure; et une voix r?p?tait:

– ?ternel… Je suis… je suis…

Il la connaissait bien: si loin qu’il se souv?nt, il avait toujours entendu cette voix. Il lui arrivait de l’oublier; pendant des mois, il cessait d’avoir conscience de son rythme puissant et monotone; mais il savait qu’elle ?tait l?, qu’elle ne cessait jamais, pareille ? l’Oc?an qui gronde dans la nuit. Il retrouva dans cette musique le calme et l’?nergie qu’il y puisait chaque fois qu’il s’y retrempait. Il se releva, apais?. Non, la dure vie qu’il menait n’avait rien du moins dont il d?t avoir honte; il pouvait manger son pain sans rougir; ceux qui le lui faisaient acheter ? ce prix, c’?tait ? eux de rougir. Patience! Le temps viendrait…

Mais le lendemain, la patience recommen?ait ? lui manquer; et malgr? ses efforts, il finit par ?clater de rage, un jour pendant la le?on, contre la stupide p?core, impertinente par surcro?t, qui se moquait de son accent, et mettait une malice de singe ? faire le contraire de ce qu’il disait. Aux cris de col?re de Christophe r?pondirent les hurlements de la donzelle, effray?e et indign?e qu’un homme qu’elle payait os?t lui manquer de respect. Elle cria qu’il l’avait battue: – (Christophe lui avait secou? le bras assez rudement). La m?re se pr?cipita comme une furie, couvrit sa fille de baisers et Christophe d’invectives. Le boucher parut ? son tour, et d?clara qu’il n’admettait pas qu’un gueux de Prussien, se perm?t de toucher ? sa fille. Christophe, bl?me de col?re, honteux, incertain s’il n’?tranglerait pas l’homme, la femme, et la fille, se sauva sous l’averse. Ses h?tes, qui le virent rentrer, boulevers?, n’eurent pas de peine ? se faire raconter l’histoire; et leur malveillance pour les voisins en fut r?jouie. Mais le soir, tout le quartier r?p?tait que l’Allemand ?tait une brute, qui battait les enfants.

*

Christophe fit de nouvelles d?marches chez des marchands de musique: elles ne servirent ? rien. Il trouvait les Fran?ais peu accueillants; et leur agitation d?sordonn?e l’ahurissait. Il avait l’impression d’une soci?t? anarchique, dirig?e par une bureaucratie rogue et despotique.

Un soir qu’il errait sur les boulevards, d?courag? de l’inutilit? de ses efforts, il vit Sylvain Kohn qui venait en sens inverse. Convaincu qu’ils ?taient brouill?s, il d?tourna les yeux, et t?cha de passer inaper?u. Mais Kohn l’appela:

– Et qu’?tiez-vous devenu depuis ce fameux jour? demanda-t-il en riant. Je voulais aller chez vous; mais je n’ai plus votre adresse… Tudieu, mon cher, je ne vous connaissais pas. Vous avez ?t? ?pique.

Christophe le regarda surpris, et un peu honteux:

– Vous ne m’en voulez pas?

– Vous en vouloir? Quelle id?e?

Bien loin de lui en vouloir, il avait ?t? r?joui de la fa?on dont Christophe avait ?trill? Hecht: il avait pass? un bon moment. Il lui ?tait fort indiff?rent que Hecht ou que Christophe e?t raison; il n’envisageait les gens que d’apr?s le degr? d’amusement qu’ils pouvaient avoir pour lui; et il avait entrevu en Christophe une source de haut comique, dont il se promettait bien de profiter.

– Il fallait venir me voir, continua-t-il. Je vous attendais. Qu’est-ce que vous faites ce soir? Vous allez venir d?ner. Je ne vous l?che plus. Nous serons entre nous: quelques artistes, qui nous r?unissons, une fois par quinzaine. Il faut que vous connaissiez ce monde-l?. Venez. Je vous pr?senterai.

Christophe s’excusait en vain sur sa tenue. Sylvain Kohl l’emmena.

Ils entr?rent dans un restaurant des boulevards, et mont?rent au premier. Christophe se trouva au milieu d’une trentaine de jeunes gens, de vingt ? trente-cinq ans, qui discutaient avec animation. Kohn le pr?senta, comme venant de s’?chapper des prisons d’Allemagne. Ils ne firent aucune attention ? lui, et n’interrompirent m?me pas leur discussion passionn?e o? Kohn, ? peine arriv?, se jeta ? la nage.

Christophe, intimid? par cette soci?t? d’?lite, se taisait, et il ?tait tout oreilles. Il ne r?ussissait pas ? comprendre – ayant peine ? suivre la volubilit? de parole fran?aise – quels grands int?r?ts artistiques ?taient d?battus. Il avait beau ?couter, il ne distinguait que des mots comme «trust », «accaparement», «baisse des prix», «chiffres des recettes», m?l?s ? ceux de «dignit? de l’art» et de «droits de l’?crivain». Il finit par s’apercevoir qu’il s’agissait d’affaires commerciales. Un certain nombre d’auteurs, appartenant, semblait-il, ? une soci?t? financi?re, s’indignaient contre les tentatives qui ?taient faites pour constituer une soci?t? rivale, disputant ? la leur son monopole d’exploitation. La d?fection de quelques-uns de leurs associ?s, qui avaient trouv? avantageux de passer, armes et bagages, dans la maison rivale, les jetait dans des transports de fureur. Ils ne parlaient de gu?re moins que de couper des t?tes «… D?ch?ance… Trahison… Fl?trissure… Vendus…»