Tout cela n’e?t ?t? rien, si Kohn avait pu se retenir d’inviter des amis ? entendre Christophe. Mais il avait besoin de faire montre de son musicien. – La premi?re fois que Christophe trouva chez Kohn trois ou quatre petits Juifs et la ma?tresse de Kohn, une grande fille enfarin?e, b?te comme un panier, qui r?p?tait des calembours ineptes et parlait de ce qu’elle avait mang?, mais qui se croyait musicienne, parce qu’elle ?talait ses cuisses, chaque soir, dans une Revue des Vari?t?s, – Christophe fit grise mine. La deuxi?me fois il d?clara tout net ? Sylvain Kohn qu’il ne jouerait plus chez lui. Sylvain Kohn jura ses grands dieux qu’il n’inviterait plus personne. Mais il continua en cachette, installant ses invit?s dans une pi?ce voisine. Naturellement, Christophe finit par s’en apercevoir; il s’en alla, furieux, et cette fois, ne revint plus.

Toutefois, il devait m?nager Kohn, qui le pr?sentait dans des familles cosmopolites et lui trouvait des le?ons.

*

De son c?t?, Th?ophile Goujart vint, quelques jours apr?s, chercher Christophe dans son taudis. Il ne se montra pas offusqu? de le trouver si mal log?. Au contraire: il fut charmant. Il lui dit:

– J’ai pens? que cela vous ferait plaisir d’entendre un peu de musique; et comme j’ai mes entr?es partout, je suis venu vous prendre.

Christophe fut ravi. Il trouva l’attention d?licate et remercia avec effusion. Goujart ?tait tout diff?rent de ce qu’il l’avait vu le premier soir. Seul ? seul avec lui, il ?tait sans morgue, bon enfant, timide, cherchant ? s’instruire. Ce n’?tait que lorsqu’il se trouvait avec d’autres qu’il reprenait instantan?ment son air sup?rieur et son ton cassant. D’ailleurs, son d?sir de s’instruire avait toujours un caract?re pratique. Il n’?tait pas curieux de ce qui n’?tait pas d’actualit?. Pour le moment, il voulait savoir ce que Christophe pensait d’une partition qu’il avait re?ue, et dont il e?t ?t? bien embarrass? pour rendre compte: car il lisait ? peine ses notes.

Ils all?rent ensemble ? un concert symphonique. L’entr?e en ?tait commune avec un music-hall. Par un boyau sinueux, on acc?dait ? une salle sans d?gagements: l’atmosph?re ?tait ?touffante; les si?ges, trop ?troits, entass?s; une partie du public se tenait debout, bloquant toutes les issues: – l’inconfortable fran?ais. Un homme, qui semblait rong? d’un incurable ennui, dirigeait au galop une symphonie de Beethoven, comme s’il avait h?te que ce f?t fini. Les flons-flons d’une danse du ventre venaient, du caf?-concert voisin, se m?ler ? la marche fun?bre de l’H?ro?que . Le public arrivait toujours, s’installait, se lorgnait. Quand il eut fini d’arriver, il commen?a de partir. Christophe tendait les forces de son cerveau pour suivre le fil de l’?uvre, ? travers cette foire; et, au prix d’efforts ?nergiques, il parvenait ? y avoir du plaisir, – (car l’orchestre ?tait habile, et Christophe ?tait sevr? depuis longtemps de musique symphonique), – quand Goujart le prit par le bras, et lui dit, au milieu du concert:

– Maintenant, nous partons. Nous allons ? un autre concert.

Christophe fron?a le sourcil; mais il ne r?pliqua point, et il suivit son guide. Ils travers?rent la moiti? de Paris. Ils arriv?rent dans une autre salle, qui sentait l’?curie, et o?, ? d’autres heures, on jouait des f?eries et des pi?ces populaires: – (la musique, ? Paris, est comme ces ouvriers pauvres qui se mettent ? deux pour louer un logement: lorsque l’un sort du lit, l’autre entre dans les draps chauds.) – Point d’air, naturellement: depuis le roi Louis XIV, les Fran?ais le jugent malsain; et l’hygi?ne des th??tres, comme autrefois celle de Versailles, est qu’on n’y respire point. Un noble vieillard, avec des gestes de dompteur, d?cha?nait un acte de Wagner: la malheureuse b?te – l’acte – ressemblait ? ces lions de m?nagerie, ahuris d’affronter les feux de la rampe, et qu’il faut cravacher pour les faire ressouvenir qu’ils sont pourtant des lions. De grosses pharisiennes et de petites b?casses assistaient ? cette exhibition, le sourire sur les l?vres. Apr?s que le lion eut fait le beau, que le dompteur eut salu?, et qu’ils eurent ?t? r?compens?s tous deux par le tapage du public, Goujart eut la pr?tention d’emmener encore Christophe ? un troisi?me concert. Mais, cette fois, Christophe fixa ses mains aux bras de son fauteuil, et il d?clara qu’il ne bougerait plus: il en avait assez de courir d’un concert ? l’autre, attrapant au passage, ici des miettes de symphonie, l? des bribes de concerto. En vain, Goujart essayait de lui expliquer que la critique musicale ? Paris ?tait un m?tier, o? il ?tait plus essentiel de voir que d’?couter. Christophe protesta que la musique n’?tait pas faite pour ?tre entendue en fiacre, et qu’elle voulait du recueillement. Ce m?lange de concerts lui tournait le c?ur: un seul lui suffisait, ? la fois.

Il ?tait bien surpris de cette incontinence musicale. Il croyait, comme la plupart des Allemands, que la musique tenait en France peu de place; et il s’attendait ? ce qu’on la lui serv?t par petites rations, mais tr?s soign?es. On lui offrit, pour commencer, quinze concerts en sept jours. Il y en avait pour tous les soirs de la semaine, et souvent deux ou trois par soir, ? la m?me heure, dans des quartiers diff?rents. Pour le dimanche, il y en avait quatre, ? la m?me heure, toujours. Christophe admirait cet app?tit de musique. Il n’?tait pas moins frapp? de l’abondance des programmes. Il pensait jusque-l? que ses compatriotes avaient la sp?cialit? de ces goinfreries de sons, qui lui avaient plus d’une fois r?pugn? en Allemagne. Il constata que les Parisiens leur eussent rendu des points ? table. On leur faisait bonne mesure: deux symphonies, un concerto, une ou deux ouvertures, un acte de drame lyrique. Et de toute provenance: allemand, russe, scandinave, fran?ais, – bi?re, champagne, orgeat et vin, – ils avalaient tout, sans broncher. Christophe s’?merveillait que les oiselles de Paris eussent un aussi vaste estomac. Cela ne les g?nait gu?re! Le tonneau des Dana?des… Il ne restait rien au fond.

Christophe ne tarda pas ? remarquer que cette quantit? de musique se r?duisait en somme ? fort peu de chose. Il trouvait ? tous les concerts les m?mes figures et les m?mes morceaux. Ces programmes copieux ne sortaient jamais du m?me cercle. Presque rien avant Beethoven. Presque rien apr?s Wagner. Et dans l’intervalle, que de lacunes! Il semblait que la musique se r?duis?t ? cinq ou six noms c?l?bres en Allemagne, ? trois ou quatre en France, et, depuis l’alliance franco-russe, ? une demi-douzaine de morceaux moscovites. – Rien des anciens Fran?ais. Rien des grands Italiens. Rien des colosses Allemands du XVIIe et du XVIIIe si?cles. Rien de la musique allemande contemporaine, ? l’exception du seul Richard Strauss, qui, plus avis? que les autres, venait lui-m?me chaque ann?e imposer ses ?uvres nouvelles au public parisien. Rien de la musique belge. Rien de la musique tch?que. Mais le plus ?tonnant: presque rien de la musique fran?aise contemporaine. – Cependant tout le monde en parlait, en termes myst?rieux, comme d’une chose qui r?volutionnait le monde. Christophe ?tait ? l’aff?t des occasions d’en entendre; il avait une large curiosit?, sans parti pris: il br?lait du d?sir de conna?tre du nouveau, d’admirer des ?uvres de g?nie. Mais malgr? tous ses efforts, il ne parvenait pas ? en entendre: car il ne comptait pas trois ou quatre petits morceaux, assez finement ?crits, mais froids et sagement compliqu?s, auxquels, il n’avait pas pr?t? grande attention.

*

En attendant de se faire une opinion par lui-m?me, Christophe chercha ? se renseigner aupr?s de la critique musicale.

Ce n’?tait pas ais?. Elle ressemblait ? la cour du roi P?taud [3] . Non seulement les diff?rents feuilles musicales se contredisaient l’une l’autre ? c?ur-joie; mais chacune d’elles se contredisait elle-m?me, d’un article ? l’autre. Il y aurait eu de quoi en perdre la t?te, si l’on avait tout lu. Heureusement, chaque r?dacteur ne lisait que ses propres articles, et le public n’en lisait aucun. Mais Christophe, qui voulait se faire une id?e exacte des musiciens fran?ais, s’acharnait ? ne rien passer; et il admirait le calme guilleret de ce peuple, qui se mouvait dans la contradiction, comme un poisson dans l’eau.

Au milieu de ces divergences d’opinions, une chose le frappa: l’air doctoral des critiques. Qui donc avait pr?tendu que les Fran?ais ?taient d’aimables fantaisistes, qui ne croyaient ? rien? Ceux que voyait Christophe ?tait enharnach?s de plus de science musicale, – m?me quand ils ne savaient rien, – que toute la critique d’outre-Rhin.

En ce temps-l?, les critiques musicaux fran?ais s’?taient d?cid?s ? apprendre la musique. Il y en avait m?me quelques-uns qui la savaient: c’?taient des originaux; ils s’?taient donn? la peine de r?fl?chir sur leur art et de penser par eux-m?mes. Ceux-l?, naturellement, n’?taient pas tr?s connus: ils restaient cantonn?s dans leurs petites revues; ? une ou deux exceptions pr?s, les journaux n’?taient pas pour eux. Braves gens, intelligents, int?ressants, que leur isolement inclinait parfois au paradoxe, et l’habitude de causer tout seuls, ? l’intol?rance de jugement et au bavardage. – Les autres avaient appris h?tivement les rudiments de l’harmonie; et ils restaient ?bahis devant leur science r?cente. Ainsi que monsieur Jourdain, lorsqu’il vient d’apprendre les r?gles de la grammaire, ils ?taient dans l’?merveillement:

–  D, a, Da, F, a, Fa, R, a, Ra… Ah! que cela est beau!… Ah! la belle chose que de savoir quelque chose…

Ils ne parlaient plus que de sujet et de contre-sujet, d’harmoniques et de sons r?sultants, d’encha?nement de neuvi?mes et de successions de tierces majeures. Quand ils avaient nomm? les suites d’harmonie qui se d?roulaient dans une page, ils s’?pongeaient le front avec fiert?: ils croyaient avoir expliqu? le morceau; ils croyaient presque l’avoir ?crit. ? vrai dire, ils n’avaient fait que le r?p?ter, en termes d’?cole, comme un coll?gien, qui fait l’analyse grammaticale d’une page de Cic?ron. Mais il ?tait si difficile aux meilleurs de concevoir la musique comme une langue naturelle de l’?me que, lorsqu’ils n’en faisaient pas une succursale de la peinture, ils la logeaient dans les faubourgs de la science, et ils la r?duisaient ? des probl?mes de construction harmonique. Des gens aussi savants devaient naturellement en remontrer aux musiciens pass?s. Ils trouvaient des fautes dans Beethoven, donnaient de la f?rule ? Wagner. Pour Berlioz et pour Gluck, ils en faisaient des gorges chaudes. Rien n’existait pour eux, ? cette heure de la mode, que Jean-S?bastien Bach, et Claude Debussy. Encore le premier, dont on avait beaucoup abus? dans ces derni?res ann?es, commen?ait-il ? para?tre p?dant, perruque, et, pour tout dire, un peu coco. Les gens tr?s distingu?s pr?naient myst?rieusement Rameau, et Couperin dit le Grand.