La Schola avait t?ch? de renouveler l’air; elle avait ouvert les fen?tres sur le pass?. Sur le pass? seulement. C’?tait les ouvrir sur la cour, et non pas sur la rue. Cela ne servait pas ? grand’chose. ? peine la fen?tre ouverte, ils repoussaient le battant, comme de vieilles dames qui ont peur de s’enrhumer. Il entrait par l? quelques bouff?es du moyen age, de Bach, de Palestrina, de chansons populaires. Mais qu’?tait-ce que cela? La chambre n’en continuait pas moins de sentir le renferm?. Au fond, ils s’y trouvaient bien; ils se m?fiaient des grands courants modernes. Et s’ils connaissaient plus de choses que les autres, ils niaient aussi plus de choses. La musique prenait dans ce milieu un caract?re doctrinal; ce n’?tait pas un d?lassement: les concerts devenaient des le?ons d’histoire, ou des exemples, d’?dification. On acad?misait les pens?es avanc?es. Le grand Bach, torrentueux, ?tait re?u, assagi, dans le giron de l’?glise. Sa musique subissait dans le cerveau scholastique une transformation analogue ? celle de la Bible furibonde et sensuelle dans des cerveaux d’Anglais. La doctrine qu’on pr?nait ?tait un ?clectisme aristocratique, qui s’effor?ait d’unir les caract?res distinctifs de trois ou quatre grandes ?poques musicales, du VIe au XXe si?cle. S’il avait ?t? possible de la r?aliser, on e?t obtenu en musique l’?quivalent de ces constructions hybrides, ?lev?es par un vice-roi des Indes, au retour de ses voyages, avec des mat?riaux pr?cieux, ramass?s ? tous les coins du globe. Mais le bon sens fran?ais les sauvait des exc?s de cette barbarie ?rudite; ils se gardaient bien d’appliquer leurs th?ories; ils agissaient avec elles, comme Moli?re, avec ses m?decins: ils prenaient l’ordonnance, et ils ne la suivaient pas. Les plus forts allaient leur chemin. Le reste du troupeau s’en tenait dans la pratique ? des exercices savants de contre-point fort durs: on les nommait sonates, quatuors et symphonies… – «Sonate, que me veux-tu?» – Elle ne voulait rien du tout, qu’?tre une sonate. La pens?e en ?tait abstraite et anonyme, appliqu?e et sans joie. C’?tait un art de parfait notaire. Christophe, qui avait d’abord su gr? aux Fran?ais de ne pas aimer Brahms, se disait ? pr?sent qu’il y avait beaucoup de petits Brahms en France. Tous ces bons ouvriers, laborieux, consciencieux, ?taient pleins de vertus. Christophe sortit de leur compagnie, extr?mement ?difi?, mais p?n?tr? d’ennui. C’?tait tr?s bien, tr?s bien…

Qu’il faisait beau, dehors!

*

Il y avait pourtant ? Paris, parmi les musiciens quelques ind?pendants, d?gag?s de toute ?cole. C’?taient les seuls qui int?ressassent Christophe. Seuls, ils peuvent donner la mesure de la vitalit? d’un art. ?coles et c?nacles n’en expriment qu’une mode superficielle ou des th?ories fabriqu?es. Mais les ind?pendants, qui se retirent en eux-m?mes, ont plus de chance d’y trouver la pens?e v?ritable de leur temps et de leur race. Il est vrai que, par l?, ils sont pour un ?tranger plus difficiles encore ? comprendre que les autres. Ce fut ce qui advint, quand Christophe entendit pour la premi?re fois cette ?uvre fameuse, dont les Fran?ais disaient mille extravagances, et que certains proclamaient la plus grande r?volution musicale accomplie depuis dix si?cles. – (Les si?cles ne leur co?tent gu?re! ils sortent peu du leur)…

Th?ophile Goujart et Sylvain Kohn men?rent Christophe ? l’Op?ra-Comique, pour entendre Pell?as et M?lisande . Ils ?taient tout glorieux de lui montrer cette ?uvre: on e?t dit qu’ils l’avaient faite. Ils laissaient entendre ? Christophe qu’il allait trouver l? son chemin de Damas. Le spectacle ?tait commenc? qu’ils continuaient encore leurs commentaires. Christophe les fit taire, et ?couta de toutes ses oreilles. Apr?s le premier acte, il se pencha vers Sylvain Kohn, qui lui demandait, les yeux brillants:

– Eh bien, mon vieux lapin, qu’est-ce que vous en dites?

Et il dit:

– Est-ce que c’est tout le temps, comme cela?

– Oui.

– Mais il n’y a rien.

Kohn se r?cria, et le traita de philistin.

– Rien du tout, continuait Christophe. Pas de musique. Pas de d?veloppement. Cela ne se suit pas. Cela ne se tient pas. Des harmonies tr?s fines. De petits effets d’orchestre tr?s bons, de tr?s bon go?t. Mais ce n’est rien, rien du tout…

Il se remit ? ?couter. Peu ? peu, la lanterne s’?clairait; il commen?ait ? apercevoir quelque chose dans le demi-jour. Oui, il comprenait bien qu’il y avait l? un parti pris de sobri?t? contre l’id?al wagn?rien, qui engloutissait le drame sous les flots de la musique; mais il se demandait, avec quelque ironie, si cet id?al de sacrifice ne venait pas de ce que l’on sacrifiait ce que l’on ne poss?dait pas. Il sentait dans l’?uvre la peur de la peine, la recherche de l’effet produit avec le minimum de fatigue, le renoncement par indolence au rude effort que r?clament les puissantes constructions wagn?riennes. Il n’?tait pas sans ?tre frapp? par la d?clamation unie, simple, modeste, att?nu?e, bien qu’elle lui par?t monotone et qu’en sa qualit? d’Allemand il ne la trouv?t pas vraie: – (il trouvait que plus elle cherchait ? ?tre vraie, plus elle faisait sentir combien la langue fran?aise convenait mal ? la musique, trop logique, trop dessin?e, de contours trop d?finis, un monde parfait en soi, mais herm?tiquement clos.) – N?anmoins l’essai ?tait curieux, et Christophe en approuvait l’esprit de r?action r?volutionnaire contre les violences emphatiques de l’art wagn?rien. Le musicien fran?ais semblait s’?tre appliqu?, avec une discr?tion ironique, ? ce que tous les sentiments passionn?s se murmurassent ? mi-voix. L’amour, la mort sans cris. Ce n’?tait que par un tressaillement imperceptible de la ligne m?lodique, un frisson de l’orchestre comme un pli au coin des l?vres, que l’on avait conscience du drame qui se jouait dans les ?mes. On e?t dit que l’artiste tremblait de se livrer. Il avait le g?nie du go?t, – sauf ? certains instants, o? le Massenet qui sommeille dans tous les c?urs fran?ais se r?veillait pour faire du lyrisme. Alors on retrouvait les cheveux trop blonds, les l?vres trop rouges, – la bourgeoise de la Troisi?me R?publique qui joue la grande amoureuse. Mais ces instants ?taient exceptionnels: c’?tait une d?tente ? la contrainte que l’auteur s’imposait; dans le reste de l’?uvre r?gnait une simplicit? raffin?e, une simplicit? qui n’?tait pas simple, qui ?tait le produit de la volont?, la fleur subtile d’une vieille soci?t?. Le jeune Barbare qu’?tait Christophe ne la go?tait qu’? demi. Surtout, l’ensemble du drame, le po?me l’aga?ait. Il croyait voir une Parisienne sur le retour, qui jouait l’enfant et se faisait raconter des contes de f?es. Ce n’?tait plus le gnangnan wagn?rien, sentimental et lourdaud, comme une grosse fille du Rhin. Mais le gnangnan franco-belge ne valait pas mieux, avec ses minauderies et ses b?tasseries de salon: – «les cheveux», «le petit p?re», «les colombes», – et tout ce myst?rieux ? l’usage des femmes du monde. Les ?mes parisiennes se miraient dans cette pi?ce, qui leur renvoyait, comme un tableau flatteur, l’image de leur fatalisme alangui, de leur nirv?na de boudoir, de leur moelleuse m?lancolie. De volont?, aucune trace. Nul ne savait ce qu’il voulait. Nul ne savait ce qu’il faisait.

– «Ce n’est pas ma faute! Ce n’est pas ma faute!…» g?missaient ces grands enfants. Tout le long des cinq actes, qui se d?roulaient dans un cr?puscule perp?tuel – for?ts, cavernes, souterrains, chambre mortuaire, – de petits oiseaux des ?les se d?battaient ? peine. Pauvres petits oiseaux! jolis, ti?des et fins… Quelle peur ils avaient de la lumi?re trop vive, de la brutalit? des gestes, des mots, des passions, de la vie!… La vie n’est pas raffin?e. La vie ne se prend pas avec des gants…

Christophe entendait venir le roulement des canons qui allaient broyer cette civilisation ?puis?e, cette petite Gr?ce expirante.

*

?tait-ce ce sentiment de piti? orgueilleuse qui lui inspirait malgr? tout une sympathie pour cette ?uvre? Toujours est-il qu’elle l’int?ressait, plus qu’il n’en voulait convenir. Quoiqu’il persist?t ? r?pondre ? Sylvain Kohn, au sortir du th??tre, que «c’?tait tr?s fin, tr?s fin, mais que cela manquait de Schwung (d’?lan), et qu’il n’y avait pas l? assez de musique pour lui», il se gardait bien de confondre Pell?as avec les autres ?uvres musicales fran?aises. Il ?tait attir? par cette lampe qui br?lait au milieu du brouillard. Il apercevait encore d’autres lueurs, vives, fantasques, qui tremblotaient autour. Ces feux-follets l’intriguaient: il e?t voulu s’en approcher pour savoir comment ils brillaient; mais ils n’?taient pas faciles ? saisir. Ces libres musiciens que Christophe ne comprenait pas, et qu’il ?tait d’autant plus curieux d’observer, ?taient peu abordables. Ils semblaient manquer du grand besoin de sympathie qui poss?dait Christophe. ? part un ou deux, ils lisaient peu, connaissaient peu, d?siraient peu conna?tre. Presque tous vivaient ? l’?cart, isol?s, de fait et de volont?, enferm?s dans un cercle ?troit, – par orgueil, par sauvagerie, par d?go?t, par apathie. Si peu nombreux qu’ils fussent, ils ?taient divis?s en petits groupes rivaux, qui ne pouvaient vivre ensemble. Ils ?taient d’une susceptibilit? extr?me, et ne supportaient ni leurs ennemis, ni leurs rivaux, ni m?me leurs amis, quand ceux-ci osaient admirer un autre musicien, ou quand ils se permettaient de les admirer d’une fa?on ou trop froide, ou trop exalt?e, ou trop banale, ou trop excentrique. Il devenait excessivement difficile de les satisfaire. Chacun d’eux avait fini par accr?diter un critique, muni de sa patente, qui veillait jalousement au pied de la statue. Il n’y fallait point toucher. – Pour n’?tre compris que d’eux-m?mes, ils n’en ?taient pas mieux compris. Adul?s, d?form?s par l’opinion que leurs partisans avaient d’eux et qu’ils s’en faisaient eux-m?mes, ils perdaient pied dans la conscience qu’ils avaient de leur art et de leur g?nie. D’aimables fantaisistes se croyaient r?formateurs. Des artistes Alexandrins se posaient en rivaux de Wagner. Presque tous ?taient victimes de la surench?re. Il fallait qu’ils sautassent, chaque jour, plus haut qu’ils n’avaient saut?, la veille, et que leurs rivaux n’avaient saut?. Ces exercices de haute voltige ne leur r?ussissaient pas toujours; et cela n’avait d’attrait que pour quelques professionnels. Ils ne se souciaient pas du public; le public ne se souciait pas d’eux. Leur art ?tait un art sans peuple, une musique qui ne s’alimentait que dans la musique, dans le m?tier. Or Christophe avait l’impression, vraie ou fausse, qu’aucune musique, plus que celle de France, n’aurait eu besoin de chercher un appui en dehors d’elle. Cette plante souple et grimpante ne pouvait se passer d’?tai: elle ne pouvait se passer de litt?rature. Elle ne trouvait pas en elle assez de raisons de vivre. Elle avait le souffle court, peu de sang, pas de volont?. Elle ?tait comme une femme alanguie, qui attend un m?le qui la prenne. Mais cette imp?ratrice de Byzance, au corps fluet, exsangue, et charg? de pierreries, ?tait entour?e d’eunuques: snobs, esth?tes, et critiques. La nation n’?tait pas musicienne; et tout cet engouement, bruyamment proclam? depuis vingt ans, pour Wagner, Beethoven, ou Bach, ou Debussy, ne d?passait gu?re une caste. Cette multiplication de concerts, cette mar?e envahissante de musique ? tout prix, ne r?pondaient pas ? un d?veloppement r?el du go?t public. C’?tait un surmenage de la mode, qui ne touchait que l’?lite et qui la d?traquait. La musique n’?tait vraiment aim?e que d’une poign?e de gens; et ce n’?taient pas toujours ceux qui s’en occupaient le plus: compositeurs et critiques. Il y a si peu de musiciens en France, qui aiment vraiment la musique!